Le Général Lamine Cissé, autrefois
salué par l'opposition pour ses vertus démocratiques, est
à la veille du scrutin de 2000 l'un des hommes les plus contestés
du gouvernement Lamine
Loum. Ses distances à l'égard de l'ONEL sont mal
perçues et on le soupçonne de plus en plus d'être le plus
principal instigateur des manigances socialistes. Le FRTE lui reproche
notamment d'avoir encouragé après les
législatives de 1998 la destruction des procès-verbaux et une
refonte du fichier électoral à l'avantage des socialistes 62
. Cette défiance vis-à-vis de
Cissé est renforcée le 5 janvier 2000 après
les accusations portées par Moustapha Niasse. Ce dernier soutient que le
ministre de l'Intérieur a fait fabriquer deux types de cartes
d'électeur :
un sur le sol sénégalais, l'autre sur le sol
israélien, dans le but d'assurer au PS "une victoire
électronique" 63 . A l'instar des
révélations wadistes sur l'existence des "cartes espagnoles"
en
octobre 1996, le pouvoir se trouve rapidement dans l'obligation
d'avouer sa faute.
Les justifications de Lamine Cissé n'apparaissent pas
très claires, ni très cohérentes. Il nie en effet
l'existence de deux stocks de cartes mais reconnaît dans le même
temps... qu'il existe bel
et bien un stock de cartes au Sénégal et un autre
en Israël 64 . Pour se sortir de cette impasse dialectique, il
affirme : "nous avons dû faire fabriquer de nouvelles cartes
infalsifiables à
l 'étranger, parce que celles livrées par l
'imprimeur sénégalais étaient facilement imitables ".
Plus que le coût et l'inutilité de fabriquer un
deuxième lot de cartes, c'est la non-prévention de
cette opération à l'ONEL qui est reprochée
à l'ancien chef d'état-major général des
Armées sénégalaises. On le soupçonne d'avoir voulu
en changeant les cartes électorales, à l'abri des
regards indiscrets, trafiquer massivement le fichier
électoral. Pour se justifier, le ministre parle de "défense
de la sécurité publique" et déclare avoir
caché l'existence des cartes israéliennes
pour pouvoir vérifier dans un premier temps
l'infalsifiabilité des cartes. Niasse refute cette version et indique
qu'en Israël, le pouvoir a mis en place ce que l'on peut appeler une
véritable
"industrialisation de la fraude".
"Le fichier a été transféré en
Israël et des inform aticiens ont travaillé dessus pendant quatre
semaines. Ils en ont exclu des centaines de milliers d'électeurs, tous
opposants à Diouf, et y ont introduit plusieurs autres centaines
61 Francis Kpatindé, "Qui peut battre Diouf ? ",
Jeune Afrique, 17 août 1999.
62 Francis Kpatindé, "Diouf, seul contre tous",
Jeune Afrique, 30 mars 1999.
63 Valentin Hodonou, "L'opposition à l'assaut de la
forteresse ", Afrique Expresse, n° 125, février 2000.
64 "Général Cissé : le souci de la
transparence", Le Soleil, 7 janvier 2000.
de milliers d'autres, supposés favorables au
président sortant. Nous avons les preuves de ce que nous avan
çons. Et le ministre de l'Intérieur, le général
Lamine Cissé, sait que je suis en possession de documents qui
établissent la réalité de la manipulation."
65.
Les autres membres du FRTE se rallient à la position
de l'AFP et crient au scandale. L'affaire des cartes israéliennes pollue
de ce fait toute la précampagne électorale. Ainsi, l'URD propose
le vote d'une nouvelle motion de censure, à peine plus d'un an
après la première 66 tandis que les rapports entre le
PS et le FRTE s'enveniment, les discussions au sujet de légères
modifications du code électoral sombrant dans l'impasse à la
suite de l'affaire. L'ONEL se joint quant à lui à la
colère des opposants. En effet, bien qu'il confirme la validité
des cartes d'électeurs israéliennes et leur meilleure
qualité comparée à celles produites au
Sénégal, l'observatoire condamne fermement la démarche
entreprise par le général Cissé, en déclarant
"qu 'il (l'ONEL) n 'a pas été mis dans les conditions lui
permettant d'assurer sa mission" 67. Cette nouvelle
polémique montre en tout cas, selon l'un des membres de l'ONEL, El Hadj
Mbodj, que certains hauts dirigeants socialistes sont encore très
éloignés de certaines vertus fondamentales du jeu
électoral, "telles que le respect de la loi, la tolérance, la
transparence, l'ouverture etc." 68
Devant l'ampleur de l'affaire - même Abdou Diouf
condamne à demi-mot le comportement de son ministre 69 - le
général Lamine Cissé endosse l'entière
responsabilité de son acte, sans mêler à aucun moment
d'autres acteurs du PS. Pourtant, comment croire qu'à quelques semaines
seulement d'un scrutin crucial, le ministre de l'Intérieur ait pu agir
seul et dans une totale confidentialité ? Cette invraisemblance dessert
Ousmane Tanor Dieng, Moustapha Niasse faisant le rapprochement entre les
manigances du ministre de l'Intérieur et celles du ministre d'Etat : il
parle de duo "Cissé-Tanor" 70.
Même si le pouvoir soutient que les cartes
électorales sont régulières et que le fichier est
transparent et facilement consultable sur Internet 71 ,
rien n'y fait, l'affaire des cartes israéliennes enfonce un peu plus le
pouvoir socialiste dans la crise. Les candidats de l'opposition en profitent
pour organiser le 2 février 2000 des manifestations à Dakar et
dans d'autres grandes villes : elles rassemblent des dizaines de milliers de
personnes. Après avoir réclamé tout au long de leur marche
la démission du ministre de l'Intérieur, certains opposants
(Niasse, Kâ, Savané) sont reçus à la fin de cette
journée par... le général Cissé. Un retour au
dialogue est alors amorcé.
65 Assou Massou, "Moustapha Niasse : Diouf sera battu",
Jeune Afrique, 22 janvier 2000.
66 Le Soleil, 7 janvier 2000.
67 "Les commandes sont conformes à la loi", Le
Soleil, 28 janvier 2000.
68 Le Soleil, 19 janvier 2000.
69 "Pour me résumer, je dirai que dans cette
affaire, le ministre de l'Intérieur a respecté la loi, même
si je pense qu 'il aurait dû, dans le cadre des relations de confiance et
de travail existant entre les différents organismes chargés
d'assurer le contrôle et la supervision des élections, informer le
président de l'ONEL. Cela dit, d'un point de vue strictement juridique,
on ne peut rien lui reprocher". Francis Kpatindé, "Abdou Diouf
: Ma dernière bataille", Jeune Afrique, 8 janvier 2000.
70 Hamad Jean Stanislas N'diaye, "La communication
politique dans les élections au Sénégal : l'exemple du PS
(Parti Socialiste) et de l'AFP(Alliance des Forces de Progrès) en l'an
2000", Université Gaston Berger de Saint-Louis
(Sénégal).
71 L'utilisation du réseau Internet à
des fins politiques - mais aussi démocratiques - n'est pas anodine.
Internet s'est relativement bien développé au
Sénégal à la fin des années 1990, grâce
notamment aux grandes libertés octroyées par le régime
dioufiste en ce qui concerne l'information. On estime en 1999 qu'au sud du
Sahara, le Sénégal est le deuxième pays le plus
connecté à Internet après l'Afrique du Sud. Voir
Mamadou Bah, "Cher téléphone", Jeune Afrique, 15 juin
1999.
Après le 2 février, le pouvoir et le FRTE
engagent un audit du fichier électoral dans le but de
"corriger" les incohérences constatées. Du 11
février au 26 février, c'est à dire jusqu'à la
veille du premier tour, le FRTE, le ministère de l'intérieur,
l'ONEL mais également le Front
d'Action de la Société Civile (FASC) s'attellent
à constituer un fichier électoral unique et transparent.
L'affaire dite des cartes israéliennes renforce donc un
peu plus l'opposition. Nonobstant
l'existence de deux stocks de cartes et de deux fichiers
électoraux à quelques semaines du scrutin, elle ne renonce jamais
à se présenter devant les électeurs 72.
Les enjeux sont trop
importants et de plus, le contexte extérieur est
favorable à une alternance politique. En effet, le putsch militaire
ivoirien du 24 décembre 1999 pousse les autorités socialistes
à une plus
grande prudence en matière de fraudes, d'autant plus que
l'armée sénégalaise, réputée pour sa
discrétion et sa fidélité à la République,
donne des signes inquiétants de lassitude et
d'énervement. Abdoulaye Wade profite de ce climat pesant
pour menacer à demi-mot Abdou Diouf de connaître la même
mésaventure que son homologue Henri Konan Bédié, à
savoir
d'être chassé du pouvoir par les militaires.