Un séisme se produit dans le paysage politique
sénégalais le 16 juin 1999. Dans un texte intitulé "Je
suis prêt", Moustapha Niasse annonce son intention ferme de quitter
le PS et de se présenter aux futures élections
présidentielles. Il dénonce dans sa déclaration la
corruption, l'absence de projet de société, les fraudes
électorales, la révision constitutionnelle d'août 1998 etc.
Sans dévoiler leur nom, deux personnes sont visées tout au long
du texte : Ousmane Tanor Dieng et Abdou Diouf. Outre leurs échecs
politiques et économiques, Niasse remet en cause leur
légitimité en critiquant l'instauration du dauphinat tanorien et
les conditions d'arrivée au pouvoir d'Abdou Diouf en 1981 :
"j'ai toujours refusé de m'inscrire dans la
dynamique d'un dauphinat, pour remplacer qui que ce soit, à la faveur de
mécanismes qui se situent toujours en dehors de la morale et de
l'éthique démocratique. Les peuples sont seuls habilités
à choisir leurs dirigeants conformément à la
volonté divine et au droit (...) J'ai toujours
considéré
30 On note cette volonté dans une déclaration
de Landing Savané faite en France : "nous sommes venu afin de
protester contre l'utilisation de cette invitation. C'est comme si on voulait
faire passer Abdou Diouf pour le candidat de la France aux élections
présidentielles de l'an 2000. Le Sénégal n'est pas du tout
la vitrine de la démocratie en Afrique, comme on veut le faire croire
aux français".
31 "Campagne de dénigrement de l'opposition : le
gouvernement dénonce la diversion", Le Soleil, 7 octobre 1998.
32 "La proposition de Wade rejeté par la classe
politique", Le Soleil, 26 octobre 1998.
que toute forme de succession à la tête de
l'Etat, qui exclurait, directement ou indirectement. Les procédures du
suffrage universel, est totalement condamnable. Le jour où les
Sénégalais et leurs dirigeants auront, ensemble, des destins
croisés, le pays sera sauvé."
Contrairement à Djibo Kâ, Niasse choisit donc
immédiatement de rompre avec le chef de l'Etat en ne le dissociant pas
des procédés tanoriens. Il ne se reconnaît plus en Diouf et
ne demande pas son arbitrage, le sachant partisan. Il faut dire qu'Abdou Diouf
n'a jamais réellement soutenu son ancien ministre d'Etat. En 1981, Habib
Thiam est nommé à la surprise générale à la
Primature, en lieu et place de Niasse. En 1983, Niasse devient Premier
ministre, non pas pour diriger le gouvernement mais... pour supprimer la
fonction. Puis l'ancien directeur de cabinet du Président Senghor
connaît une longue traversée du désert, suite à un
coup de poing asséné à Djibo Kâ en pleine
réunion du bureau politique PS. Durant presque une décennie, de
1984 à 1993, Niasse disparaît des médias d'Etat et du monde
politique sénégalais. L'homme change, prend position pour une
rénovation des procédés socialistes 33 et
surtout acquiert un nouveau statut économique grâce à la
réussite de ses affaires. A son retour au premier plan, ses discours se
veulent plus modérés, portés sur la déontologie, la
démocratie ou la religion. Il se distingue des autres dirigeants
socialistes en encourageant une participation plus marquée de
l'opposition dans la vie politique. Il en vient à s'opposer à
Tanor Dieng, dont il critique les choix et les méthodes.
Niasse a les moyens de cultiver sa différence au sein
du parti. C'est un homme riche, influent, lié par le sang à
l'influente famille niassène de Kaolack et qui a noué des
relations très étroites avec les milieux d'affaires et politiques
français, saoudiens et américains. Fort de ces soutiens, il
décide en 1996 de présenter sa candidature à la succession
de Boutros Boutros-Ghali à la tête de l'ONU. Or, Abdou Diouf
refuse de le soutenir, arguant du fait que les candidats africains sont
déjà trop nombreux. Cette position présidentielle
contraint le ministre des Affaires Etrangères à renoncer à
ce poste pour le moins prestigieux 34. Le chef de l'Etat
sénégalais vient une nouvelle fois entraver la marche en avant de
l'ancien protégé de Senghor.
Niasse est humilié, d'autant plus qu'il supporte de
plus en plus mal la prédominance au sein du gouvernement de Tanor Dieng,
ce dernier prenant souvent en charge des dossiers normalement attribués
au chef de la diplomatie sénégalaise35.
Excédé, Niasse lance à l'approche des législatives
une grande offensive à l'encontre de Tanor Dieng en accordant le
même jour des interviews aux trois plus grands quotidiens
sénégalais de l'époque : Le Soleil, Wal Fadjri et
Sud quotidien 36 . Il polémique à cette
occasion sur son investiture comme tête de liste PS dans son fief de
Nioro. Il critique le fait que ce soit les dirigeants socialistes qui l'aient
investi et non la base, de surcroît sans l'en avertir. Il remet donc en
cause les habitudes dioufistes et tanoriennes de cooptation et non de
consultation. Il clame à travers ces articles sa liberté au sein
du PS, sa non-appartenance à un camp et son désir de voir un PS
pluriel. Il accorde ainsi un soutien implicite à la cause de Djibo
Kâ, qui vient quelques semaines auparavant de rompre officiellement avec
le PS. Pour exprimer sa pensée, il emploie des mots
33 Il déclare en 1990 : "si l'on n 'a pas pu changer
le parti de l'intérieur depuis dix ans, il faut envisager
sérieusement de créer un nouveau parti qui intégrerait
l'expérience et les acquis historiques du PS et qui s 'adapterait mieux
au contexte actuel et aux mutations indispensables de la société
sénégalaise ". MomarCoumba Diop et Mamadou Diouf, Le
Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et société,
pp.384, Dakar, Codesria, Paris, Karthala, 1990.
34 "Le Sénégal ne déposera pas la
candidature de Niasse", Le Soleil, 11 décembre 1996.
35 C'est notamment le cas au sujet des relations
sénégalo-bissau-guinéenne. "Dieng coiffe Niasse",
Lettre du continent, 15 février 1996.
36 Abdou Latif Coulibaly, Le Sénégal à
l'épreuve de la démocratie ou L 'histoire du PS de la naissance
à nos jours, pp.161, Paris Montréal, L'Harmattan, 1999.
relativement durs à l'encontre des hauts dirigeants
socialistes : "un parti ne peut pas être une
armée, où les généraux doivent
commander et les hommes de troupe doivent se mettre au garde à vous,
agir avant de réfléchir" 37.
On comprend mieux pourquoi Niasse quitte le gouvernement lorsque
Tanor Dieng obtient
pratiquement les pleins pouvoirs après la nomination de
Lamine Loum à la Primature. Comme il l'a fait avec Djibo Kâ, Abdou
Diouf a donc pertinemment sacrifié l'un des hommes
les plus populaires du PS pour renforcer la position de son
"dauphin", au risque de voir une nouvelle scission s'opérer au sein de
sa formation. Il n'a pas conscience du danger que
représente Niasse, d'autant plus que durant les premiers
mois suivants son départ du gouvernemental, l'ancien Premier ministre se
fait relativement discret, conduisant des
missions pour l'Organisation Internationale de la Francophonie au
Togo et pour l'ONU dans la région des Grands Lacs. Cependant, en
coulisse, Moustapha Niasse tâte le terrain, attend des
signaux favorables.
Jeune Afrique démontre une nouvelle fois son
influence sur la politique sénégalaise suite à un
entretien accordé par Mgr Hyacinthe Thiandoum à l'hebdomadaire.
Même si les catholiques
représentent à peine 5 % de la population du pays,
leurs oeuvres caritatives et la bonne entente du clergé catholique avec
les confréries mourides et tidjanes offrent à l'archevêque
de Dakar
un poids moral et politique assez conséquent. Sa
parole est respectée et très attentivement écoutée.
D'autant plus que lors de l'entretien, il se présente comme un ami de
Diouf et du régime PS 38. Son avis sur la lutte
Tanor Dieng-Kâ-Niasse intéresse donc obligatoirement "les
belligérants". Mgr Hyacinthe Thiandoum estime ainsi que
Djibo Kâ a eu tort de se couper du
parti tandis qu'il déclare simplement au sujet du premier
secrétaire PS : "je ne le connais pas ". Cette
déclaration affaiblie l'homme de confiance du Président, puisque
cet aveu reflète son
absence de légitimité. Au contraire,
l'archevêque dresse un portrait élogieux de Moustapha Niasse et
regrette son effacement politique depuis son départ du ministère
des Affaires
Etrangères :
"moi, j'attendais comme successeur Moustapha Niasse.
Jusqu'à maintenant, il a gardé le silence, et il a eu raison.
Mais le moment va venir où il faudra qu'on sache où il se situe
sur l'échiquier politique. Il lui faut se positionner dès
à présent pour l'avenir, quand Diouf va se retirer. S'il ne
m'appelle pas, c'est moi qui vais lui téléphoner, pour le sonder.
Pour moi, c 'est le candidat idéal : intelligent, formé par
Senghor. Il connaît le pays, il est l'ami des Arabes et affiche une
grande ouverture d'esprit à l'égard du christianisme."
39.
Cet article représente un véritable "appel du
pied". Il est pris comme tel par Moustapha Niasse. Après mars 1999, il
prépare méticuleusement une entrée en scène qui n'a
pour seul but
que de conquérir le palais présidentiel. Il
l'indique clairement dans son message du 16 juin 1999 : "des ruptures sont
parfois nécessaires quand vient le temps du destin. Je suis prêt.
Je
les accepte. Pour toutes ces raisons, la voie dans
laquelle j 'ai décidé de m 'engager dans les semaines à
venir s 'inscrit dans la durée et se situe au niveau le plus
élevé du sacrifice pour
l'intérêt de tout un peuple pour les
échéances immédiates et les échéances
à venir".
Son objectif est donc de renverser le Président Diouf
pour mettre en place une nouvelle politique démocratique,
économique et sociale. Il esquisse les grandes lignes de son
programme dans son discours de rupture, qui s'articule autour de
la limitation des mandats
37 "Moustapha Niasse : ce sont les populations de Nioro qui
m'ont investi", Le Soleil, 26 mars 1998.
38 Ce soutien est explicite : à la question "en
tant que simple électeur, voteriez-vous Wade ou Diouf ? ", il
répond "mon coeur n'a pas la moindre hésitation : Abdou
Diouf". Valérie Thorin, "Les vérités d'un
cardinal", Jeune Afrique, 9 mars 1999.
39 Valérie Thorin, "Les vérités d'un
cardinal", Jeune Afrique, 9 mars 1999.
présidentiels (deux de cinq ans) 40,
la lutte contre la corruption, la revalorisation de l'environnement
scolaire et universitaire, l'allégement de la fiscalité et la
relance du secteur agricole et privé. Il désire aussi mettre fin
à la dépendance du Sénégal vis-à-vis des
aides extérieures - "l'aide ne fait pas le développement.
Nulle part au monde, aucun pays ne s'est développé sur la base de
l'aide" - tare qui est l'une des principales critiques des observateurs
internationaux à l'égard de la politique économique
dioufiste. A 61 ans, Moustapha Niasse s'engage selon ses propres termes
à combattre la mafia socialiste. Sa réputation d'homme moral,
rassurant, vertueux et incorruptible apporte de la crédibilité
à son message 41.
Bien évidemment, suite à cet "appel du 16
juin", Moustapha Niasse est instantanément exclu du PS, même si
semble-t-il de "vives discussions" ont lieu quant à la
légitimité des propos de l'ancien ministre d'Etat
42. Ce retour au premier plan de Niasse n'arrange pas
Djibo Kâ, puisqu'ils lorgnent vers le même électorat, se
réclamant tous deux de l'héritage senghorien. Mais contrairement
au secrétaire général de l'URD, Niasse a condamné
très clairement les pratiques socialistes dès le milieu des
années 1980. Sa rébellion vis-à-vis de ses anciens
partenaires politiques apparaît donc plus sincère et moins
intéressée que celle de Kâ, qui ne doit sa repentance
qu'à son éviction du sommet de l'Etat. De plus, les moyens
financiers de Niasse sont nettement plus importants que ceux dont dispose
l'URD. Quand Niasse fonde le 18 juillet 1999 l'Alliance des Forces du
Progrès (AFP) - reconnue par le pouvoir le 23 août 1999 - il
occupe immédiatement le terrain et le champ médiatique
sénégalais. Cette faculté fait de lui un président
potentiel.
Cette candidature change considérablement les rapports
de force entre le PS et l'opposition. En effet, Niasse jure dans une
conférence de presse datée du 23 août 1999 qu'il y aura un
second tour et que lors de celui-ci, il appuiera quoiqu'il arrive le candidat
le mieux placé pour vaincre Abdou Diouf. Malgré les tentatives
françaises de réconcilier Diouf et Niasse au détriment de
Tanor Dieng, rien n'y fait : le fondateur de l'AFP s'est définitivement
installé dans le camp anti-dioufiste. Abdoulaye Wade trouve ainsi un
allié de poids mais aussi un concurrent dangereux, capable de profiter
des faiblesses du camp libéral, fragilisé par son
semi-échec aux législatives de 1998. C'est principalement de
France que le chantre du sopi tente de rebâtir son parti et de
préparer au mieux la campagne de 2000.