La visite d'Abdou Diouf à Paris doit
célébrer l'amitié franco-sénégalaise, mais
aussi permettre au Président d'obtenir un soutien implicite de
l'ancienne métropole pour sa candidature de 2000. Durant son
séjour, le Président de la République est invité
à se rendre à l'Assemblée nationale française pour
y prononcer un discours. Cet honneur est assez rare, puisque seuls Juan Carlos
Ier, Bill Clinton, Hassan II, Romano Prodi et Tony Blair ont eu droit avant lui
à cet honneur. Le président de l'Assemblée nationale,
Laurent Fabius, décrit Diouf comme étant un "chef d'Etat ami,
militant de la Francophonie, citoyen du premier des continents, l'Afrique"
27 . Le but de Diouf durant cette tournée
parisienne est de ras surer ses amis français et de confirmer ses
engagements en matière de démocratie. C'est ce qu'il fait
à l'occasion de son discours : "démocratie, respects de
droits de l'homme, des libertés individuelles et collectives,
stabilité politique, prévention des conflits et maintien de la
paix, le Sénégal construit sans relâche l'Etat de droit
à l'intérieur de ses frontières, aide à son
rétablissement là où il est détruit et à sa
consolidation là où il est fragilisé ". Cette
entreprise de séduction est néanmoins totalement annihilée
par la présence des opposants sénégalais au même
moment à Paris : ils monopolisent l'attention des médias
français.
Abdoulaye Wade, Djibo Kâ, Landing Savané et
Abdoulaye Bathily se présentent unis face aux journalistes
français et abordent les tares de la République
sénégalaise. Ils rappellent l'ascension au pouvoir
non-démocratique de Diouf, les récurrentes fraudes
électorales, la volonté dioufiste de conserver le pouvoir via les
récentes réformes constitutionnelles, l'opacité du
régime pour ce qui est de la guerre en Guinée-Bissau et en
Casamance, l'arrestation "arbitraire" de Mademba Sock etc.
L'opposition scande aussi devant les grilles du Palais
Bourbon "Abdou Diouf, dictateur" 28 et envoie à tous
les députés français, ainsi qu'à Jacques Chirac et
aux bailleurs de fonds, une lettre récapitulant tous les méfaits
du Président Diouf . Elle souligne dans celle-ci implicitement le risque
d'assister à une grave explosion de violence en cas de
réélection du candidat PS, confirmant ainsi les propos d'Amath
Dansokho tenus quelques jours avant son envol pour Paris : "je dis que le
temps de Diouf est terminé. Si le pouvoir PS continue à refuser
l'alternance par la voie du suffrage, il n'est pas exclu que des
Sénégalais explorent d'autres voies" 29.
Cette campagne d'information, dite "campagne de Paris", est
un réel succès pour les opposants, puisque les médias
français s'intéressent plus à leurs revendications
qu'à la visite "historique" d'Abdou Diouf, reléguée au
second plan de l'actualité, comme le montre l'article du Monde
du 21 octobre 1998 qui titre : "La visite d'Abdou Diouf à Paris
est perturbée par les problèmes intérieurs du
Sénégal". L'engouement que suscite auprès des
médias français les revendications de l'opposition traduit
paradoxalement le fort déclin de l'intérêt français
quant à la politique africaine. Peu de journalistes sont au fait de la
politique générale menée par Abdou Diouf . De
surcroît, le nom de ce dernier, contrairement à celui de son
prédécesseur, n'évoque pas grand chose pour une grande
majorité des habitants de l'ancienne métropole. Cette
méconnaissance reflète la séparation progressive de la
France d'avec son pré-carré africain. Elle profite ainsi à
l'opposition sénégalaise, qui peut peindre durant "la campagne de
Paris" un portrait sombre et inquiétant du Président en
l'assimilant à une caricature de
27 "Le Président sénégalais Abdou Diouf
reçu à l'Assemblée nationale", Le Monde, 23 octobre
1998.
28 "L 'AFCA et le BRC à Paris : nous suivrons Diouf
partout", Le Soleil 22 octobre 1998.
29 "L 'AFCA et le BRC à Thiès : les
ténors de l'opposition font bloc", Le Soleil, 12 octobre 1998.
dirigeant africain : corrompu, autocrate, violent etc.
30
Abdou Diouf n'a pas su anticiper les conséquences
d'une telle opération "de sabotage". Bien que prévenu avant son
départ des intentions wadistes, Diouf a privilégié la voie
de la modération en dénonçant simplement "les
motivations partisanes, électoralistes et éloignées des
intérêts du pays" de ce projet 31 . Il n'a pas
empêché cette campagne de dénigrement à son sujet,
confirmant par ce fait qu'il est bien éloigné du dictateur
dépeint par ses détracteurs. Il assiste donc impuissant à
ces manifestations, même si le PS essaie dans le même temps
d'organiser des contre-manifestations sur l'esplanade des Invalides, avec
déploiements de banderoles, slogans de soutien à l'attention du
chef de l'Etat etc. Ces initiatives sont des échecs. Elles sont à
peine évoquées par les médias français.
"La campagne de Paris" jette le doute dans l'opinion
française et craquèle un peu plus la vitrine démocratique
de Diouf. Désireux de profiter de cet affaiblissement
présidentiel, Wade propose alors à ses partenaires de l'AFCA et
du BRC de former un gouvernement d'union national de transition avec le PS pour
résoudre le conflit en Guinée-Bissau et en Casamance ainsi que
les problèmes d'insécurité qui prolifèrent dans le
pays : "le gouvernement aura pour tâche d'éteindre les foyers
d'incendies entretenus un peu partout par les politiques néfastes
d'Abdou Diouf"' 32 . Cette proposition de consensus, cette
fois-ci non pas au profit de Diouf mais de Wade, est un échec. Le PS la
juge inopportune et sans morale ; les formations d'opposition, telles que le
RND, la CDP ou And Jëf refusent une nouvelle fois l'entrisme. Le Pape du
sopi est de ce fait dans l'obligation de changer de stratégie.
Il décide pendant plus d'un an de s'effacer de la vie politique
sénégalaise, de manière à préparer
activement les prochaines présidentielles. C'est durant cette
période que s'érige un nouveau pôle de contestation
politique. Le 16 juin 1999, le populaire Moustapha Niasse rompt officiellement
avec le PS et noue dans la foulée une alliance tacite avec Abdoulaye
Wade.