Le Sénégal et son voisin bissau-guinéen
entretiennent des rapports étroits depuis le début des
années 1990 pour lutter ensemble contre les rebelles casamançais.
En effet, le MFDC a trouvé dans l'ancienne colonie portugaise une
base-arrière idéale pour lancer ses attaques contre les
militaires sénégalais, la région comprenant de nombreux
diolas solidaires de l'action menée par les séparatistes. Abdou
Diouf a vivement encouragé le Président Joao Bernardo Vieira
à collaborer avec lui pour faciliter la traque des rebelles. Les deux
hommes ont donc signé des accords de défense, facilitant
l'accès du territoire bissau-guinéen aux militaires
sénégalais.
Pour le remercier de son soutien, Abdou Diouf appuie
l'entrée en mai 1997 de la GuinéeBissau dans la zone CFA.
L'économie du pays, l'une des plus faible du continent africain, est
gravement minée à l'époque par la faiblesse du Peso, qui
connaît une dévaluation annuelle de 50% 22 . Le Franc
CFA, monnaie stable et "forte", représente une bouffée d'air pour
le régime de Vieira. Toutefois, la population subit les contrecoups de
ce changement monétaire. En l'espace d'un an, le gouvernement
mène des réformes pour assainir les finances, augmente la
pression fiscale et douanière, privatise les entreprises publiques,
licencie un tiers des 12 000 fonctionnaires du pays (la Guinée-Bissau
compte 1,1 millions d'habitant en 1998), tandis que l'inflation explose, les
prix étant multipliés par... 5.
Le Président Vieira doit contenir le
mécontentement populaire naissant tout en continuant de répondre
favorablement aux requêtes de son allié sénégalais
sur la question casamançaise. C'est pourquoi le 6 juin 1998, Joao
Bernardo Vieira limoge le général Ansumane Mané,
suspecté d'avoir fermé les yeux concernant un trafic d'armes
entre son pays et le MFDC. La réaction de l'armée
bissau-guinéenne ne se fait pas attendre, puisque le lendemain, elle se
mutine et prend le contrôle des points stratégiques de la capitale
Bissau.
Se souvenant de la réussite totale de l'intervention
militaire en Gambie, Abdou Diouf envoie son armée pour venir au secours
de son allié, avec l'aide de la Guinée. Outre l'intention de
maintenir Joao Bernardo Vieira au pouvoir, cette opération a pour
objectif de déloger le MFDC du pays et le ramener sur le seul espace
casamançais. Ainsi, 1 000 soldats sénégalais prennent la
route de Bissau, assistés de 440 militaires guinéens 23
. "L 'opération Gabou" est lancée.
Comme en 1982, le Sénégal prévoit de mener "une guerre
éclaire" en asphyxiant dès les premières heures les
putschistes. Les premières informations transmises par Le Soleil
sont rassurantes. Le journal gouvernemental annonce que une à une,
les bases des fidèles de Ansumane Mané tombent. Il publie
même le 15 juin un télégramme de l'ambassadeur Omar Ben
Khatah Sokhna Amb particulièrement optimiste : "le moral est
très bon, la principale garnison Bra est tombée. Mutins
s'étant repliés à l'aéroport. Avec l'aide de Dieu,
situation pourrait prendre fin aujourd'hui" 24.
L'actualité étant monopolisée en juin
1998 par la Coupe du monde de football en France, Le Soleil n'a aucun
mal à annoncer les jours qui suivent des nouvelles similaires : le 17,
il titre "Les mutins ne tiendront pas longtemps" ; le 19 "Les
mutins aux abois" ; le 21 "Le PS salue l'intervention de
l'armée à Bissau" etc. Pourtant, le conflit sur le terrain
s'enlise. En effet, l'état major sénégalais n'a pas pris
en compte avant le lancement des opérations l'impopularité
grandissante du régime de Vieira. La population, lasse d'un pouvoir
d'achat qui ne cesse de chuter depuis le passage au Franc CFA, en vient parfois
à soutenir les rebelles. Cette réalité
22 "Guinée-Bissau : la greffe du franc CFA a bien
pris", Le Soleil, 30 avril 1998.
23 "Le Sénégal et la Guinée
interviennent pour mater la mutinerie en Guinée-Bissau", Le Monde,
12 juin 1998. 24 "Message à Habib Thiam ", Le Soleil, 15 juin
1998.
rend difficile l'avancée des Sénégalais,
incapables par exemple de reprendre l'aéroport de Bissau à
l'ennemi.
L'intervention, qui devait être au départ
rapide, se transforme en bourbier. Bissau est déserté (on parle
d'un exode de 300 000 personnes) pendant que des séparatistes
casamançais prennent les armes pour aider les putschistes. Ils
acquièrent ainsi une expérience de combat et des nouvelles armes
qu'ils ne possédaient pas auparavant. Par conséquent,
l'intervention sénégalaise ne fait que renforcer la position du
MFDC dans la région, puisqu'il tisse des liens encore plus
étroits avec sa base-arrière. Bien qu'un cessez-le-feu soit
finalement trouvé entre le général Mané et Vieira
à la fin du mois d'août 1998 grâce à une
médiation de la communauté lusitophone, Abdou Diouf maintient son
armée dans le pays pour effectuer des opérations de "nettoyage"
à la frontière.
Ce choix déplait fortement à l'opposition. Il
faut dire que contrairement à la plupart des décisions de
politique étrangère prises par Abdou Diouf depuis son
arrivée au palais présidentiel, "l'opération Gabou" ne
suscite que les critiques des formations nongouvernementales. Le PDS
déplore le coût financier et humain de l'opération, jugeant
de plus que "l'intervention sénégalaise a été
décidée de façon solitaire et dans la précipitation
par le Président Abdou Diouf" 25 . Pour Abdoulaye Wade,
le chef de l'Etat a misé sur la mauvaise personne, car à la fin
de l'année 1998, 90 % de l'armée régulière est dans
le camp du général Ansumane Mané. L'intervention, en plus
d'être inutile, va donc selon le chef de l'opposition à l'encontre
de la souveraineté bissau-guinéenne.
Sans soutien intérieur, Abdou Diouf n'arrive pas
à imposer sa vision des choses en GuinéeBissau. Alors qu'un
gouvernement d'union national est envisagé, le conflit reprend à
partir d'octobre 1998 pour aboutir finalement au reversement du
Président Vieira le 7 mai 1999. Dans cette opération, le
Sénégal perd un allié fidèle et
récupère en échange un homme peu sûr, dont
l'accession au pouvoir a été favorisée par le soutien
explicite du MFDC. Abdou Diouf n'a donc plus d'interlocuteur fiable : les
différents membres du MFDC se déchirent, l'autorité de
Diamacoune sur les séparatistes étant fictive ; le
Président Mané se montre moins coopérant que son
prédécesseur ; le Président gambien Yahya Jammeh tente de
jouer un rôle dans la résolution de la crise sans avoir les moyens
de ses ambitions. La Casamance reste de ce fait incontrôlable,
gangrenée par les trafics d'armes et de drogues. On assiste
également à "l'émergence de féodalités
militaires" 26 , Dakar étant dans l'incapacité de
contrôler des chefs militaires qui ont tout intérêt à
faire durer le conflit. Logiquement, les violences casamançaises
s'intensifient durant l'hivernage 1999.
L'opinion internationale est perplexe quant à la
manière dont Abdou Diouf a géré cette crise. En outre,
l'image dioufiste pâtit de l'agitation sociale qui touche le
Sénégal. De nombreuses actions syndicales sont en effet
menées pour empêcher la privatisation des grandes entreprises
publiques, telles que la SONELEC. Les syndicats n'hésitent pas à
multiplier les opérations de sabotage. Par exemple, les grandes villes
sont plus d'une fois privées d'électricité pendant une
dizaine d'heures. Face à la dangerosité de ces actions, le meneur
syndical Mademba Sock est arrêté puis condamné à un
an de prison. Cet emprisonnement est utilisé par les opposants pour
signaler aux observateurs étrangers le durcissement du régime
dioufiste. Ils le font notamment à Paris lors de la visite officielle
d'Abdou Diouf en France en octobre 1998.
25 "Guinée-Bissau : échec selon le PDS",
Le Soleil, 27 juillet 1998.
26 Thomas Sotinel, "Dakar doit de nouveau faire face
à des combats en Casamance ", Le Monde, 15 juin 1999.