En août 1998, le Parlement sénégalais compte
46 députés opposés à la politique menée par
les socialistes : un record 11. Les différents
partis s'entendent rapidement entre eux pour former
10 "Les questions des députés", Le
Soleil, 13 août 1998.
11 Même si la chambre compte officiellement 47
députés non-socialiste, on exclut des opposants le
député PDSR.
des groupes parlementaires. Le PDS crée l'Alliance des
Forces de Changement pour l'Alternance (AFCA) en compagnie d'And Jëf, du
CDP et du PIT alors que l'Union pour le Renouveau Démocratique (URD),
crée par Djibo Kâ à la suite des législatives,
établit un Bloc Républicain pour le Changement (BRC) avec la
LD/MPT, le BCG et le RND.
La formation de plusieurs groupes parlementaires est capitale
pour l'opposition, puisque ces regroupements permettent de proposer plus
facilement des lois et d'obtenir des places au bureau de l'Assemblée
nationale ou dans les commissions. De ce fait, dans le nouveau bureau
dirigé par Cheikh Khadre Cissokho, confirmé dans ses fonctions de
président de l'Assemblée nationale, on compte Aminata Tall (PDS)
et Landing Savané (And Jëf). L'opposition joue ainsi un rôle
plus conséquent qu'autrefois dans "le terrain de jeu socialiste". La
chambre se transforme en un véritable lieu d'affrontement politique,
à l'instar des grandes démocraties occidentales.
L'érection de deux groupes parlementaires distincts
met en évidence la guerre de position que se livrent Wade et Ka en vue
des présidentielles, tous les deux désirant être reconnus
rapidement comme chef de l'opposition. Pour arriver à leur fin, ils ne
choisissent pas la même stratégie. Si Djibo Kâ se fait
élire président du groupe parlementaire BRC, Abdoulaye Wade...
démissionne de ses fonctions de député en juillet 1998
12 . Cette attitude est logique car depuis ses débuts en
politique, le fondateur du PDS ne s'est jamais caché d'un certain
désintérêt pour la vie parlementaire en multipliant les
absences et les "exils". Il croit en effet que toute lutte place Soweto est
vaine, étant donné l'omniprésence et l'omnipotence
socialiste dans les travées de l'Assemblée. Pour lui,
l'alternance n'est possible que via des soutiens politiques et des financements
extérieurs, ainsi que par une campagne "d'information" anti-Diouf
soutenue à l'étranger.
Si Djibo Kâ ne nie pas la nécessité de
telles démarches - il a d'ailleurs effectué une tournée
des capitales occidentales en 1998 - il croit fermement que l'opposition doit
faire vaciller le pouvoir en le harcelant à la base. En outre, le
leader de l'URD éprouve une certaine satisfaction à
revenir officiellement dans la vie politique sénégalaise, lui qui
en a été exclu pendant trois ans par son ancien parti, sans
aucune contrepartie 13.
C'est pourquoi le BRC dépose dès le mois
d'août 1998 une motion de censure contre le gouvernement Loum, alors que
celui-ci n'a pas encore fait son discours de politique générale.
Djibo Kâ justifie cette initiative par le fait que le PS ne
représente que 1/5 de l'électorat sénégalais et que
donc il n'a aucune légitimité à gouverner. Il
désire de surcroît des "réponses satisfaisantes aux
questions brûlantes ", notamment au sujet des opérations
militaires en Guinée-Bissau et des difficultés agricoles que
connaît le pays durant l'hivernage 1998 14 . Il s'agit par
conséquent d'un geste symbolique de défiance à
l'égard d'un Premier ministre sans base, ni soutien politique
affirmé.
Le PS vient à la rescousse du locataire de la
Primature et reprend ses attaques vis-à-vis du dissident Kâ, dont
la propagande socialiste assimile le nom aux heures sombres du parti unique au
Sénégal. Le climat s'envenime un peu plus quand le PDS et ses
alliés apportent leur soutien à l'URD. Face à la
constitution d'un véritable front de l'opposition, le porte-parole
socialiste Abdourahim Agne dénonce maladroitement les pillages
effectués par Kâ et les ministres PDS durant leur séjour au
pouvoir. Cette réflexion amène le secrétaire
général de l'URD à demander la constitution d'un jury
d'honneur, Wade une commission d'enquête et
12 "Me Wade quitte l'Assemblée nationale", Le
Soleil, 24 juillet 1998.
13 Avant la "jurisprudence Kâ", il était
habituellement de bon ton que le chef de l'Etat offre la direction d'une
entreprise publique à un homme politique important remercié,
comme cela a été le cas pour Habib Thiam en 1984 ou Abdul Aziz
Ndaw en 1993.
14 "Projet de censure du groupe démocratie et
liberté", Le Soleil, 10 août 1998.
Madior Diouf la réactivation de la loi contre
l'enrichissement illicite. Entraîné sur un terrain glissant et
dangereux, le PS fait machine arrière et se contente de faire
échouer la motion de censure, qui recueille toutefois 41 voix 15
. Les partis non-gouvernementaux donnent ainsi le ton et montrent qu'ils
n'accepteront aucun consensus avec le pouvoir.
Le bon sens politique voudrait que le PS se contente de
gérer les affaires courantes jusqu'aux présidentielles. Pourtant,
une semaine à peine après l'échec de la motion de censure,
Ousmane Tanor Dieng propose aux parlementaires son projet de suppression du
quart-bloquant et de fin de limitation des mandats présidentiels. Si la
raison de la première suppression peut s'expliquer - en mettant un terme
au quart bloquant, le PS offre une chance à Abdou Diouf d'être
élu au premier tour - la deuxième ne se justifie absolument pas,
étant donné que le chef de l'Etat à d'ores et
déjà annoncé qu'il concourait pour son dernier mandat. La
seule explication plausible d'une telle emprise est qu'elle permettrait
à Tanor Dieng en cas de succession "imprévue" à Diouf de
ne pas comptabiliser son premier semi-mandat à la tête de l'Etat
lors des élections de 2007.
Quoi qu'il en soit, le PS a bien du mal à
légitimer ces modifications du code électoral. Pour ce qui est de
la limitation des mandats, Tanor Dieng évoque le droit de tout homme
compétent - en l'occurrence Diouf - à se présenter autant
de fois qu'il le désire aux élections ; il cite l'exemple
français qui n'impose aucune restriction de ce type à ses
Présidents et parle d'injustice car des hommes comme Wade "ont le
droit de se présenter jusqu'à ne plus pouvoir marcher" 16
. Concernant la suppression du quart-bloquant, les
explications socialistes sont encore plus limitées. Le PS soutient qu'il
n'est pas normal qu'un homme ne puisse être élu au premier tour
par la faute d'abstentionnistes désintéressés de la vie
politique et de l'avenir du pays. Ces arguments, largement relayés par
Le Soleil, ne satisfont ni les opposants ni les observateurs
internationaux.
Le flou qui entoure les intentions socialistes ne fait que
crisper un peu plus les relations entre le PS et les opposants. Ces derniers
accusent maintenant la formation gouvernementale de vouloir à terme
instaurer une présidence à vie. Comme l'explique l'ancien
ministre senghorien, Assane Seck, "cet argument de l'opposition, une
maladresse des socialistes, appuyé par la critique de la
société civile et amplifiée par la presse, permet
facilement d'attribuer l'origine de toutes les difficultés que
traversent le pays à l'irresponsabilité dont faisait preuve le
parti au pouvoir. Cette mesure fut une erreur, qui allait coûter cher au
PS" 17.
Obnubilé par leur volonté de faire élire
Diouf au premier tour, les socialistes ne rendent pas compte de leur maladresse
et font adopter la loi sans aucune difficulté, bien aidés par un
Conseil constitutionnel qui n'étudie le recours de l'opposition que...
un mois et demi après le vote 18. En guise de
représailles, une très large partie de l'opposition ne participe
pas aux élections sénatoriales de janvier 1999.