Pour s'assurer de la bonne organisation des élections
de 1998, Abdou Diouf nomme à la surprise générale un
nouveau ministre de l'Intérieur, le général Lamine
Cissé. Chef d'Etat Major des Armées jusqu'au 5 janvier 1998, il
est réputé pour être apolitique et ne pas avoir de liens
trop étroits avec le PS. Cette "militarisation" du gouvernement ne
provoque pas de gêne pour l'opposition. Elle s'en satisfait même,
car selon les dires de Djibo Kâ, le nouveau ministre a "les mains
propres" 135 . Il bénéficie de la bonne réputation de
l'armée sénégalaise - "la grande muette" - qui n'est
jamais intervenue depuis l'indépendance dans la vie politique
133 Le Soleil, 20 et 22 mars 1998.
134 Le Soleil, 6 avril 1998.
135 "Djibo Kâ en tournée", Le Soleil, 26
janvier 1998.
intérieure.
Le général Lamine Cissé a pour mission
de réconcilier l'administration et l'opposition en prenant des mesures
allant dans le sens de la transparence. Il doit ainsi collaborer avec un autre
général à la retraite, le général Mamadou
Niang, directeur de l'ONEL. Les deux hommes se connaissent bien, le
général Niang ayant été autrefois le bras droit du
ministre de l'Intérieur.
En instaurant ce binôme, Abdou Diouf souhaite faciliter
le travail de supervision de l'ONEL, gênée par quelques "blocages"
administratifs. Car contrairement aux craintes émises par And Jëf
lors de sa création, l'ONEL n'est pas sous la coupe du pouvoir et
mène une véritable guerre à la fraude électorale.
Implantée partout sur le territoire grâce à ses relais
départementaux - les Observateurs Départementaux des Elections
(ODEL) - l'organisation se heurte rapidement aux mauvaises volontés...
du ministère de l'Intérieur. L'ONEL se plaint notamment de ne pas
avoir accès au véritable fichier électoral : "on ne
peut pas se mettre dans un petit coin et faire des manipulations sur le
fichier" 136.
En effet, elle constate de grandes différences entre
le fichier électoral qui lui a été remis et le fichier
officiel détenu par le ministère de l'Intérieur. Ce
dernier comporte de nombreuses anomalies : des électeurs ont
été rayés sans raison valable ; des personnes
décédées sont touj ours présentes dans le fichier ;
des Sénégalais ayant le même prénom, le même
nom et la même date de naissance sont inscrits dans de mêmes
bureaux de vote etc. L'ONEL note également des problèmes
récurrents concernant la distribution des cartes d'électeur :
nonprésence de partis d'opposition lors de la distribution ;
présidents de commission tentés de donner des cartes sur
présentation de cartes d'identité périmées etc.
Bien que n'ayant pas le pouvoir de sanctionner les fraudeurs, l'ONEL les
dénonce et obtient pour certains d'entre eux leur mise à
l'écart du processus électoral et même leur
déferrement devant la justice 137.
L'observatoire pousse les autres garde-fous mis en place par
Diouf au cours des années 1990 à être plus pointilleux et
moins passifs qu'auparavant. Tel est le cas du Haut Conseil de la
Radio-Télévision (HCRT), qui condamne à présent
avec plus de vigueur les campagnes déguisées, les ndiguel
prononcés etc. Il sort même de son cadre de compétence
pour épingler des articles du Soleil, de Wal Fadjri ou
du Matin 138.
Le HCRT veille aussi à ce que les temps de parole
à la radio et à la télévision soient
respectés. Pour ces élections, le PS est très nettement
avantagé, officiellement en raison de sa
"représentativité" à l'Assemblée nationale. Pendant
les trois semaines de campagne, les socialistes ont quotidiennement 10 minutes
et 5 secondes d'antenne ; les libéraux 5 minutes et 5 secondes ; les
autres partis représentés à l'Assemblée nationale 3
minutes et 5 secondes ; les partis non-représentés au Parlement 3
minutes 139.
Cette organisation rigoureuse du temps de parole est
nécessaire, puisque pour ces législatives... 18 formations se
présentent. En 1998, on compte une trentaine de partis officiels au
Sénégal. La prolifération des organisations politiques
à partir du milieu des années 1990 s'explique notamment par : le
code électoral de 1992, qui autorise les partis à se regrouper et
à se coaliser ; l'ambition de certaines personnalités mis au ban
des "grandes" formations de revenir sur le devant de la scène politique
(Djibo Kâ, Iba der Thiam, Jean-Paul Dias etc.) ;
136 "Fichier électoral : réclamations de
l'ONEL ", Le Soleil, 15 avril 1998.
137 "Distributions de cartes d'électeur : les
mises en garde de l'ONEL", Le Soleil, 20 avril 1998 et "Disparition de
210 cartes à Koussanar : le président de la commission et ses
complices déférés au parlement", Le Soleil, 12 mai
1998.
138 "Le HCRT épingle les quotidiens", Le Soleil,
21 avril 1998.
139 Le Soleil, 21 avril 1998.
l'affaiblissement doctrinal des partis marxistes, tels que And
Jëf, le PIT et la LD/MPT -
reconvertis après la chute de l'URSS en parti de masse -
qui amènent les militants désorientés à
créer des formations plus ancrées à gauche ;
l'arrivée d'une nouvelle génération d'hommes
politiques, bloquée dans son ascension par les caciques
des différents partis en place, aspirant à jouer un rôle de
premier plan (Talla Sylla avec Alliance Jëf-Jël).
On répartit les formations en lice en deux
catégories. La première rassemble les partis dits
"historiques", fondés soit dans le cadre du
quadripartisme senghorien, soit dans le cadre du multipartisme intégral
dioufiste. La deuxième réunit les formations politiques qui
ont
bénéficié des possibilités offertes
par le code électoral consensuel de 1992. Cette ligne de
démarcation est relativement bien visible quand on se penche sur les
dates de création des
formations ou coalitions engagées pour ces
législatives.
- Le Parti Socialiste (PS) : 6 septembre 1959
- Le Parti Démocratique Sénégalais (PDS) :
14 août 1974
- Le Mouvement Républicain Sénégalais (MRS)
: 7 février 1979
- Le Rassemblement National Démocratique (RND) : 18 juin
1981
- Le Mouvement pour le Socialisme et l'Unité (MSU) : 6
juillet 1981
- And Jëf : 6 juillet 1981
- La Ligue Démocratique/MPT (LD/MPT) : 9 juillet 1981
- Le Parti de l'Indépendance et du Travail (PIT) : 9
juillet 1981
- Le Parti Africain de l'Indépendance des Masses (PAIM) :
30 juillet 1982
- Le Parti Démocratique Sénégalais -
Rénovation (PDS-R) : 2 juillet 1987
- La Convention des Démocrates et des Patriotes/
Garab-Gui (CDP) : 13 juillet 1992
- L'Union pour la Démocratie et le
Fédéralisme / Mbooloo-Mi (UDF) : 7 juin 1994
- Le Rassemblement Patriotique Sénégalais (RPS) :
19 septembre 1995
- Le Bloc des Centristes Gaïndé (BCG) : 15 mars
1996
- Le Rassemblement pour le Progrès, la Justice et le
Socialisme (RPJS) : 18 mars 1996
- Le Front pour le Socialisme et la Démocratie (FSD) : 9
avril 1996
- L'Action pour le Développement National (ADN) : 2 juin
1996
- L'Alliance Jëf-Jêl - USD (regroupe le Renouveau,
l'Alliance Jëf-Jël et l'Union pour le Socialisme et la
Démocratie) : 1998
Les moyens financiers et les implantations territoriales
différent selon les partis. C'est pourquoi seuls le PS, le PDS, la
coalition Jëf-Jël / Renouveau, le CDP, la LD/MPT, And Jëf et
le PDS/R sont présents dans tous les départements
mis en jeux. Alors que le Sénégal compte 31 départements,
le MRS ne présente que 7 listes départementales, l'UDF 4 et l'ADN
3.
D'autres formations ne s'alignent que dans certaines
circonscriptions (FSD, MSU) ou que sur le scrutin national, comme le PAIM et le
RPJS 140.
Les petits partis privilégient donc leurs zones
d'influence ou les grands centres urbains. La
répartition des députés par
régions offre une vision du poids politique - mais aussi
démographique, historique et économique - de chaque région
et les enjeux électoraux quelle représente 141 :
- Dakar : 12 députés (Dakar 5, Pikine 5, Rufisque
2)
- Thiès : 9 députés
- Saint-Louis et Kaolack : 8 députés
- Kolda : 7 députés
- Louga et Diourbel : 6 députés
140 "Campagne tous azimuts", Le Soleil, 3 mai 1998.
141 "Répartition des députés par
départements", Le Soleil, 17 mars 1998.
- Fatick et Ziguinchor : 5 députés
- Tambacounda : 4 députés
Après ses bons résultats aux régionales
et municipales, le PS entame la campagne législative confiant. Le parti
gouvernemental communique principalement sur le retour de la croissance
économique pour séduire, et rassurer, l'électorat
sénégalais. De ce fait, il occulte durant trois semaines le
problème casamançais, la paupérisation continuelle de la
population et ses mauvais rapports avec l'opposition. Une opposition qui compte
dorénavant dans ses rangs Djibo Kâ.