Après les élections de 1996, les contemporains
pensent que Tanor Dieng à la possibilité de s'imposer
définitivement à la tête du parti. En effet, il n'est plus
une personne parachutée par Abdou Diouf mais l'homme qui a su par sa
stratégie reconquérir Dakar et les grands centres urbains. Sur la
lancée de ses déclarations de campagne, le premier
secrétaire général socialiste continue à être
au centre des polémiques en proposant la fin du quart-bloquant - qui
empêche un candidat à la présidentielle de gagner au
premier tour s'il n'a pas le quart des voix des inscrits - la suppression de la
limitation des mandats présidentiels et le retour à la
parité scrutin majoritaire -scrutin proportionnel pour les
élections législatives de 1998 121 . Les propositions tanoriennes
remettent donc en cause certains principes du code électoral
117 "La lettre du Président aux partis", Le
Soleil, 12 août 1997.
118 "ONEL : les 19 divisés", Le Soleil, 18
août 1997.
119 "101 députés pour, 3 contre (AJ et PIT) :
l'ONEL est adoptée", Le Soleil, 29 août 1997.
120 "And Jëf quitte le collectif des 19", Le
Soleil, 4 septembre 1997.
121 "Front de l'alternance : Me Wade appelle au respect des
textes", Le Soleil, 24 novembre 1997.
consensuel de 1992. Si le ministre d'Etat prend le risque de
grandement heurter l'opposition, c'est certainement qu'il s'estime être
suffisamment soutenu par son parti et le chef de l'Etat.
En effet, "un vent d'unité" souffle sur le PS
d'après la propagande gouvernementale 122 . Toute la machine socialiste
est derrière le premier secrétaire général,
notamment lors de son
opposition à la création d'une CENI. Fort de cet
appui, Ousmane Tanor Dieng multiplie les discours et les interviews
à la gloire de son parti et de Diouf, qu'il considère comme
"son
maître, son père spirituel". En 1997, il
estime que lui et le chef de l'Etat forment les deux faces d'une même
médaille 123.
Rassuré par le consensus trouvé par Diouf autour
de l'ONEL, Tanor Dieng pense connaître une période faste lorsque
le dissident Balla Moussa Daffé, maire de Sédhiou, revient dans
le
giron socialiste en octobre 1997. Néanmoins, l'agitation
rénovatrice, palpable depuis 1993, vient briser ce tableau idyllique.
Dans un premier temps, Le Soleil ne relate pas les
agissements des rénovateurs. C'est de façon
contournée que le quotidien évoque pour la
première fois un affaiblissement du PS. Il publie le 19 octobre 1997 un
article intitulé : "Ousmane Tanor Dieng appelle à la
cohésion" :
"si notre parti tire sa vitalité et sa force de la
permanence du débat en son sein, la démocratie interne, comme
toute démocratie, a des règles auxquelles elle doit obéir.
Amis, les orientations sanctionnées majoritairement par les militants
deviennent les orientations pour tous. Chacun doit s'estimer tenu par cette
obligation fondamentale, car ce devoir élémentaire de
clarté et de cohésion est la clé de notre cohésion.
Et puis, nous devons savoir que tous ce qui affaiblit le parti, affaiblit le
Président du parti, qui en est le socle, l'âme, l'inspirateur.
Nous devons aussi savoir que le Président le sait".
Le 19 octobre 1997, le PS reconnaît donc officiellement
l'existence d'un problème en son sein.
Le jour de parution de l'article n'est pas un hasard, puisque
c'est à partir de cette date que débute ouvertement l'opposition
entre conservateurs et rénovateurs. Dès le 24 octobre 1997,
Le Soleil identifie clairement les têtes
pensantes de la Rénovation. Trois personnalités se
dégagent : Mbaye Diouf, vice-président à
l'Assemblée nationale, Abdourahmane Touré,
ancien ministre et surtout Djibo Kâ, dont le nom
apparaît pour la première fois dans les colonnes du Soleil
depuis son évincement du gouvernement en 1995.
Pourquoi Le Soleil traite-t-il subitement une
information qu'il a cherchée à étouffer pendant
plusieurs mois, voire plusieurs années ? Il semble que le
journal ne fasse que répondre aux exigences des conservateurs qui
désirent "dévoiler" l'ennemi pour lui mener à partir
d'octobre
1997 une véritable guerre ouverte.
Les tanoriens ne font finalement que répondre aux
rénovateurs qui ont déjà employé
"l'artillerie médiatique" en publiant dans le journal
sénégalais Wal Fadjri un article intitulé
"Contribution sur l'ONEL et l'unité du parti" le 27 août
1997. Rédigé par Mbaye Diouf, le
Renouveau menace de présenter une liste aux
législatives si le courant n'est pas pris en compte, les personnes
ralliées à Djibo Kâ étant "des gens d'honneur qu
'il faut retenir à temps car ne sachant pas reculer" 124 . Si ces
derniers menacent de se scinder du PS tanorien, ils
"sont prêts à se mettre en réserve du PS
tout en restant attachés au Président Abdou Diouf".
Cet attachement au Président de la République est
réitéré dans un second article, touj ours publié
dans Wal Fadjri, daté du 13 octobre 1997.
C'est donc cette pression médiatique ascendante qui
pousse le PS à sortir de sa réserve. Dès le
122 "Vent d'unité socialiste à Saint-Louis",
Le Soleil, 21 juillet 1997.
123 "Démonstration PS à Saint-Louis : la force
sereine", Le Soleil, 1er décembre 1997. 124 "Rencontre avec le
Renouveau", Le Soleil, 24 octobre 1997.
26 octobre 1997, un premier pamphlet est publié dans
Le Soleil à l'encontre du Renouveau. Défini comme un
"groupe réduit et assez insignifiant dont la plupart sont loin de
correspondre avec le profil qu'ils cherchent à se donner", le
courant rénovateur est résumé par les attaques socialistes
à la seule personne de Djibo Kâ, assimilée "aux
années sombres" du parti gouvernemental : "les
Sénégalais ont la mémoire longue. Ils savent que plusieurs
parmi ces personnages ont incarné dans le passé, et jusqu'au
dernier congrès du PS, tout ce que les citoyens de notre pays
stigmatisaient et rej etaient au niveau de la formation socialiste"
La propagande gouvernementale oppose Ousmane Tanor Dieng,
l'homme de l'unité et de la démocratie, à Djibo Kâ,
le frondeur et l'homme du passé. Elle récupère de ce fait
les propres arguments des rénovateurs pour les retourner contre "le
courant de la rancoeur". Il s'agit donc bien, comme le reconnaît
d'ailleurs l'article du 26 octobre 1997, d'une lutte de clan et non d'une lutte
idéologique, puisque les deux leaders s'affilient au même
parti (le PS), aux mêmes personnes (Abdou Diouf et Léopold
Sédar Senghor) et revendiquent le même poste (premier
secrétaire général du PS). Ousmane Tanor Dieng, refuse
ainsi de reconnaître les rénovateurs, de tenir un nouveau
congrès socialiste extraordinaire et d'accorder des places au sein du
bureau politique aux frondeurs.
La situation étant bloquée, Djibo Kâ
appelle "le fédérateur des divergences", Abdou Diouf,
à venir régler la question, avec certainement le secret espoir
que le chef de l'Etat va agir comme il l'avait fait avec Jean Collin en 1990.
Kâ omet néanmoins un facteur important : contrairement à
Collin, c'est Abdou Diouf lui-même qui a favorisé l'ascension
d'Ousmane Tanor Dieng au détriment... de Djibo Kâ. Le destituer
reviendrait donc pour Diouf à se désavouer.
Jugeant mal l'ampleur de la fronde, et poursuivant une
logique menée depuis le limogeage de Kâ en 1995, le
Président apporte un soutien appuyé à Tanor Dieng. Il
affirme alors : "il n'est pas question d'accepter ou de constater un
courant, c'est le plus sûr moyen de faire éclater le parti" 125
. Cette désapprobation sonne le glas des ambitions de Kâ au
PS. Sans l'appui d'Abdou Diouf, l'ancien ministre n'a qu'une alternative
à un retour au mutisme : la scission avec le parti gouvernemental. C'est
ce à quoi Abdoulaye Wade l'encourage, lui qui se rappelle avec une
certaine aigreur le rôle joué par les socialistes dans l'agitation
que connu son parti au milieu des années 1980. Le fondateur du PDS pense
que la formation d'une liste dissidente PS affaiblirait considérablement
le parti au pouvoir et pourrait être la base d'une possible alternance
politique soit en 1998, soit en 2000.
Le ministre d'Etat se satisfait donc de voir durant les trois
derniers mois de l'année 1997 les rapports entre Kâ et le PS se
dégrader considérablement. En novembre, 11 membres reconnus comme
appartenant à la Rénovation sont suspendus de leur fonction au
sein du parti. Djibo Kâ, alors banni des réunions du comité
central, émet le souhait de rencontrer des hauts dirigeants socialistes
français pour leur expliquer sa situation et obtenir d'eux un appui
explicite. Sentant le danger d'une telle démarche, le pouvoir
décide de réagir. Djibo Kâ est convoqué non pas par
le PS mais par... le ministère de l'intérieur, sous
prétexte que les actions rénovatrices sont des causes de
perturbation de l'ordre public. On lui interdit alors un temps toute sortie du
territoire 126.
Etant victime de "la machine à répression
de l'Etat", le courant rénovateur accroît sa
popularité auprès de la base socialiste et de l'opposition,
celle-ci dénonçant les procédés anti-
125 "Renouveau : Abdou Diouf désapprouve et
condamne", Le Soleil, 9 novembre 1997.
126 Le Soleil, 4 décembre 1997.
démocratiques et anti-républicains des
socialistes. Cette affaire discrédite par conséquent Ousmane
Tanor Dieng qui se présentait jusqu'alors comme un homme de dialogue et
d'unité. Djibo Kâ profite de l'affaiblissement de son rival pour
se démarquer des pratiques socialistes et faire son mea culpa : "nul
n'est parfait et maintenant, je sais que l'homme est le remède
de
l'homme (...) Je m'excuse d'avoir brisé des vies ou
des carrières politiques quand j'étais au Parti Socialiste"
127.
L'ancien ministre se lave ainsi de son passé et peut
dorénavant représenter une véritable alternative au PS
pour les législatives de 1998. La rupture avec Abdou Diouf est
également consommée lorsqu'au conseil national socialiste de mars
1998, le chef de l'Etat emploie le terme "d'adversaires" pour désigner
les rénovateurs :
"nos adversaires voudraient faire de moi un
Président désincarné, introuvable, perdu dans les cieux
(...) qu 'ils se détrompent. L'instrument de ma réélection
à la tête du pays, c'est le Parti Socialiste, mon parti. Mon
meilleur soutient, c 'est le PS. Ma famille politique, c 'est le PS. Que l'on
ne compte pas sur moi pour scier la branche sur laquelle je suis assis (...)
Ils se réclament du PS et de son Président. S'ils veulent m
'obéir, me faire plaisir, je leur demande de réintégrer
nos instances et de venir travailler en leur sein (...) Après avoir dit
cela, j'ai la conviction maintenant que toute les ambiguïtés ont
été levées" 128.
Appelé à arbitrer le conflit Tanor Dieng -
Kâ, Abdou Diouf a clairement choisi son camp. Adepte de la "main tendue"
et du consensus avec l'opposition, le Président confirme qu'en ce qui
concerne la direction du PS, il est beaucoup moins enclin au dialogue et
à la négociation. Comme en 1984 ou 1990, il n'a pas
hésité à trancher seul pour ramener la quiétude au
sein de la formation gouvernementale. Mais contrairement aux "barons" ou
à Jean Collin, Djibo Kâ a une ambition politique personnelle.
Négligeant cet aspect de la personnalité de son ancien ministre,
Abdou Diouf croit certainement qu'en confirmant Ousmane Tanor Dieng à la
tête du PS, le courant rénovateur va de lui-même rentrer
tôt ou tard dans le rang, sans imaginer que Kâ et ses compagnons
puissent se rapprocher de la sphère d'influence wadiste.
Pourtant, en avril 1998, Djibo Kâ démissionne du
PS, s'allie à des formations d'extrême gauche - le Mouvement de la
Gauche Démocratique de Samba Diouldé Thiam, l'Union pour le
Socialisme et la Démocratie de Doudou Sarr et l'Alliance pour le
Progrès et la Justice de Talla Sylla - et se présente aux
élections législatives.
Scindé, le PS aborde cette échéance
électorale dans une position délicate, d'autant plus que les
désaccords avec le PDS se multiplient. C'est donc en toute logique que
le début de l'année 1998 voit le départ des ministres
libéraux du gouvernement.