Suite au 24 novembre 1996, l'opposition forme le "collectif
des 19", qui compte dans ses rangs le PDS, la LD/MPT et And Jëf. Le
collectif réclame la mise en place d'une CENI, faute de quoi, il promet
de faire une campagne internationale pour demander l'arrêt des aides
économiques au gouvernement socialiste.
En position de force après les élections de
novembre 1996, le PS n'est pas prêt à négocier. En
106 "Les cadres du PDS demandent le départ des
libéraux", Le Soleil, 1er janvier 1997
107 André Payenne, "Les douze travaux d'Abdou Diouf
", Jeune Afrique, 15 juin 1999. 108 "Le défi de la
démocratie locale est lancé", Le Soleil, 2 janvier 1997.
effet, les enjeux sont importants. L'acceptation d'une CENI
reviendrait à mettre hors-jeu l'administration lors des
élections. Or, le PS ne tient pas à se priver d'un des rouages
essentiels de sa "machine électorale". C'est pourquoi les socialistes
tiennent un discours particulièrement
virulent à l'encontre de la commission, affirmant
notamment "que la CENI est une source de calamité pire que le SIDA"
109.
La situation est bloquée entre un PS "conservateur" et
une opposition prête à tout pour que la CENI voie le jour. "Le
collectif des 19" fait alors appel au chef de l'Etat pour qu'il intervienne
personnellement dans ce dossier. Les opposants envoient une lettre au
Président le 16 janvier 1997, dans laquelle ils réclament
l'instauration "d'élections libres, transparentes et
démocratiques ". En guise de réponse, Abdou Diouf s'engage
à faire le nécessaire pour réunir autour d'une même
table socialistes et opposants. Le chef de l'Etat crée ainsi une
commission cellulaire de concertation chargée de mener la
concertation. Celle-ci est composée d'experts et dirigée par
Ibou Diaité, doyen de la faculté de science-juridique de Dakar.
Deux objectifs principaux sont définis par le décret
présidentiel instituant la commission :
- "Procéder à l'évaluation objective du
déroulement des élections du 24 novembre 1996, de l'inscription
sur les listes électorales à la proclamation des résultats
définitifs"
- "Situer les insuffisances ou manquements
constatés dans l'organisation du scrutin et proposer, sur la base du
code électoral et de tout autre texte pertinent dans le cadre des
institutions de la République, toutes les mesures de sauvegarde de
contrôle et de corrections nécessaires". 110
Le Président va donc à l'encontre de son propre
parti, puisqu'il remet en cause implicitement la bonne tenue du dernier scrutin
et exprime la nécessité de négocier avec l'opposition. En
se démarquant de la position socialiste, Abdou Diouf s'assure de ne pas
subir de critiques en cas d'échec de la conciliation. Les multiples
réactions qui suivent sa décision confirment qu'il a fait le bon
choix, comme le montrent les propos d'Abdoulaye Wade :
"Abdou Diouf est un homme intelligent. J'aurais
souhaité avoir des gens intelligents en face de moi, c'est à dire
comme on dit en wolof, des gens qui comprennent des choses qu 'on ne leur dit
pas, qui sachent jusqu 'où ne pas aller trop loin, qui sachent que je
fais des sacrifices et qui ne cherchent pas à me marcher sur les pieds.
Tant qu 'on le fera, j 'accepterai bien d'autres sacrifices qui surprendraient
beaucoup de personnes. Heureusement que Diouf le sait" 111.
La position dioufiste dans cette affaire est la
conséquence de la nouvelle orientation que le Président a
donnée à sa fonction depuis la réinstauration de la
Primature en 1991. Le Président de la République ne centralise
plus tous les dossiers comme au temps des années 1980. De plus, sa
fonction n'est plus assimilée à un parti ou à un camp. Le
chef de l'Etat n'intervient plus dans la vie politique partisane et ne fait que
s'occuper des questions extérieures, de la défense nationale, des
grands dossiers économiques etc. En prenant une certaine distance, en
étant "au-dessus de la mêlée", Abdou Diouf se
considère, et est considéré, comme le garant des
intérêts communs. C'est pourquoi le chef de l'Etat fait figure
pour l'opposition d'interlocuteur fiable. C'est en ce sens qu'il faut
comprendre la déclaration du "collectif des 19" du mois de mars 1997
:
"le Président de la République, en tant qu
'institution, est interpellé par l'histoire (...) il dépend de
lui et de lui seul que cette question (de la CENI) aboutisse et nous
évite des violences préjudiciables à la libre expression
de la souveraineté populaire, à la stabilité sociale,
à la paix civile, à l'autorité et à la
crédibilité des institutions de
109 "Les socialistes font la paix", Le Soleil, 3
août 1997.
110 "La longue marche de la concertation", Le Soleil,
12 août 1997. 111 "L'opposition renonce au voyage", Le Soleil,
11 février 1997.
la République" 112.
En dépit de la médiation présidentielle,
l'opposition et le PS ont bien du mal à parvenir à un accord.
Abdoulaye Wade et ses alliés demandent que soit inscrit dans la
Constitution que "la Commission Electorale Nationale Indépendante
ait l'autorité exclusive chargée de la préparation, de
l'organisation, de la supervision et du contrôle de toute élection
et de tout référendum" 113 . Ils souhaitent aussi que la
CENI soit administrée par des gens reconnus pour leur
intégrité morale et qu'en soit exclue toute personne
suspectée d'avoir un lien plus ou moins proche avec le pouvoir. Pour
s'as surer de leur honorabilité, "le collectif de 19" exige enfin que
chaque membre de la CENI prête serment devant le Conseil
constitutionnel.
Le PS n'écoute aucun des arguments de l'opposition. Il
refuse de négocier, en dépit du nombre de partis favorables
à l'instauration de la CENI sous cette forme (23 partis sur 25 partis
reconnus par le pouvoir sénégalais). La rupture est
inévitable, et l'opposition, exigeant "la CENI sinon rien", quitte
définitivement la table des négociations le 9 mai 1997. Devant le
risque d'une campagne d'information du "collectif des 19" à
l'étranger, le chef de l'Etat décide de dénouer
lui-même la crise.
Il reçoit en audience les différents acteurs de
ce conflit politique. L'opposition, via son porteparole Iba der Thiam, se
reconnaît dans la démarche du "gardien de la Constitution"
et déclare avoir "les mêmes valeurs de la
République, de la démocratie, de la promotion des droits de
l'homme et de la transparence des élections dans une administration
neutre et impartiale" que le Président 114 . Ousmane Tanor Dieng,
reçu lui aussi officiellement au palais, affirme devant Diouf que la
CENI est à ses yeux "anti-démocratique car elle
prétend regrouper les pouvoirs, tous les pouvoirs de l'Etat en excluant
l'Etat" 115.
Il apparaît assez clairement que la position
présidentielle est plus proche de celle... de l'opposition que de celle
de son propre parti. Toutefois, le chef de l'Etat ne peut se permettre
d'infliger à Tanor Dieng l'humiliation de créer une institution
que le PS combat depuis plus d'un an. "L'arbitre au-dessus de la
mêlée" doit ainsi satisfaire les uns (l'opposition) sans
profondément vexer les autres (les socialistes). Adepte du consensus, il
propose le 11 août 1997 non pas une CENI mais un Observatoire National
des Elections (ONEL). Il a de ce fait écouté la revendication
socialiste, en n'excluant du processus électoral ni l'administration,
chargée d'organiser l'élection, ni la Cour d'appel,
chargée de prononcer la régularité du scrutin. L'ONEL a
donc un pouvoir de supervision et de contrôle du "processus
électoral dans toutes ses phases", mais ne dispose d'aucun moyen de
sanctionner. Le communiqué présidentiel insiste sur le fait que
les membres qui composent l'ONEL seront tous "des défenseurs des
droits de l'homme" 116.
L'ONEL peut apparaître à première vue
comme une sous-CENI. Cependant, l'observatoire est doté d'importants
relais départementaux et régionaux, ce qui lui assure une
présence sur l'ensemble du territoire. En outre, on a constaté
avec l'affaire des cartes espagnoles révélées par
Abdoulaye Wade que la dénonciation seule est un moyen assez efficace
pour faire plier le gouvernement.
En laissant certaines prérogatives à
l'administration et en ne donnant pas de moyens trop importants à
l'ONEL, Abdou Diouf souhaite s'assurer le ralliement sans condition du PS
tout
112 "Les 19 : il dépend du Président... ",
Le Soleil, 4 mars 1997.
113 "Le collectif des 19 présente son projet de
CENI", Le Soleil, 23 avril 1997.
114 "Concertation "les 19" plus optimistes après
l'audience du chef de l'Etat", Le Soleil, 17 juin 1997.
115 "Le PS rej ette sans nuance la CENI : la position
socialiste réaffirmer devant le Président de la
République", Le Soleil, 18 juin 1997.
116 "Un Observatoire Nationale des Elections", Le
Soleil, 12 août 1997.
en ne décevant pas l'opposition. Ceci apparaît
dans la lettre qu'il adresse à l'ensemble des partis : "je suis
convaincu que ces différentes initiatives prises dans le seul
intérêt de la démocratie de notre pays emporteront
l'adhésion des partis" 117.
Le ton modéré et l'attitude consensuelle du
chef de l'Etat emportent bel et bien l'adhésion de la totalité
des formations, PIT et And Jëf exceptés. Abdoulaye Wade se
déclare notamment satisfait, "sous réserves de quelques
insuffisances à corriger" 118.
C'est donc sans réelles difficultés que l'ONEL
est adoptée par l'Assemblée nationale, après 7 heures de
débats : 101 députés votent pour et seulement 3 contre
(les députés du PIT et d'And Jëf). Si le jour du vote,
Landing Savané parle de "compromis boiteux", Abdoulaye Wade
utilise la métaphore suivante pour définir la nouvelle
institution : "l'ONEL est le frère jumeau de la CENI, comme Adam
l'était à Eve" 119 . Un général à la
retraite, Mamadou Niang, est nommé quelques jours plus tard à sa
tête. Ce choix ravit l'ensemble de la classe politique, l'armée
sénégalaise ayant pour réputation d'être
composée de gens intègres et républicains.
Le fondateur du PDS tente après la création de
l'ONEL de maintenir en vie le cadre du "collectif des 19". Il veut donner comme
nouvel objectif au rassemblement la lutte pour la conquête du pouvoir.
Pour séduire les partis d'opposition indécis, le ministre d'Etat
promet dans son programme d'union l'instauration après l'alternance
politique "d'un contrat politique et social et une nouvelle gouvernance ",
plus équilibrée et centrée sur la vie parlementaire.
"Le front pour l'alternance" est alors crée mais mis à part le
PDS, le nouveau cadre n'attire que des formations mineures telles que le CDS,
le RND, l'UDF/M ou l'ADS. And Jëf refuse de l'intégrer, Landing
Savané doutant de la fiabilité wadiste depuis l'échec du
Bokk Sopi en 1995. Au demeurant, le parti marxiste reste sur un
excellent score national aux élections de 1996. Il s'estime donc assez
représentatif pour partir seul aux prochaines législatives. C'est
pourquoi And Jëf reprend une attitude de défiance à
l'égard de son "ami-adversaire" libéral, recondamnant en
septembre 1997 l'entrisme et "la mendicité démocratique"
120.
Par la voie consensuelle, Abdou Diouf a une fois de plus
réussi à désorganiser l'opposition et à faire voler
en éclats l'alliance PDS-And Jëf. Toutefois, le succès
dioufiste est vite occulté par les difficultés que rencontre le
PS. Bien que se déclarant au-dessus des partis, le chef de l'Etat est
appelé à arbitrer la lutte fratricide qui oppose Ousmane Tanor
Dieng à Djibo Kâ.