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L'alternance politique au Sénégal : 1980-2000

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par Adrien THOUVENEL-AVENAS
Université Sorbonne Paris IV - Master 2 2007
  

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4. Abdou Diouf : un Président consensuel ? :

4.1. "La CENI sinon rien" :

Suite au 24 novembre 1996, l'opposition forme le "collectif des 19", qui compte dans ses rangs le PDS, la LD/MPT et And Jëf. Le collectif réclame la mise en place d'une CENI, faute de quoi, il promet de faire une campagne internationale pour demander l'arrêt des aides économiques au gouvernement socialiste.

En position de force après les élections de novembre 1996, le PS n'est pas prêt à négocier. En

106 "Les cadres du PDS demandent le départ des libéraux", Le Soleil, 1er janvier 1997

107 André Payenne, "Les douze travaux d'Abdou Diouf ", Jeune Afrique, 15 juin 1999. 108 "Le défi de la démocratie locale est lancé", Le Soleil, 2 janvier 1997.

effet, les enjeux sont importants. L'acceptation d'une CENI reviendrait à mettre hors-jeu l'administration lors des élections. Or, le PS ne tient pas à se priver d'un des rouages essentiels de sa "machine électorale". C'est pourquoi les socialistes tiennent un discours particulièrement

virulent à l'encontre de la commission, affirmant notamment "que la CENI est une source de calamité pire que le SIDA" 109.

La situation est bloquée entre un PS "conservateur" et une opposition prête à tout pour que la CENI voie le jour. "Le collectif des 19" fait alors appel au chef de l'Etat pour qu'il intervienne personnellement dans ce dossier. Les opposants envoient une lettre au Président le 16 janvier 1997, dans laquelle ils réclament l'instauration "d'élections libres, transparentes et démocratiques ". En guise de réponse, Abdou Diouf s'engage à faire le nécessaire pour réunir autour d'une même table socialistes et opposants. Le chef de l'Etat crée ainsi une commission cellulaire de concertation chargée de mener la concertation. Celle-ci est composée d'experts et dirigée par Ibou Diaité, doyen de la faculté de science-juridique de Dakar. Deux objectifs principaux sont définis par le décret présidentiel instituant la commission :

- "Procéder à l'évaluation objective du déroulement des élections du 24 novembre 1996, de l'inscription sur les listes électorales à la proclamation des résultats définitifs"

- "Situer les insuffisances ou manquements constatés dans l'organisation du scrutin et proposer, sur la base du code électoral et de tout autre texte pertinent dans le cadre des institutions de la République, toutes les mesures de sauvegarde de contrôle et de corrections nécessaires". 110

Le Président va donc à l'encontre de son propre parti, puisqu'il remet en cause implicitement la bonne tenue du dernier scrutin et exprime la nécessité de négocier avec l'opposition. En se démarquant de la position socialiste, Abdou Diouf s'assure de ne pas subir de critiques en cas d'échec de la conciliation. Les multiples réactions qui suivent sa décision confirment qu'il a fait le bon choix, comme le montrent les propos d'Abdoulaye Wade :

"Abdou Diouf est un homme intelligent. J'aurais souhaité avoir des gens intelligents en face de moi, c'est à dire comme on dit en wolof, des gens qui comprennent des choses qu 'on ne leur dit pas, qui sachent jusqu 'où ne pas aller trop loin, qui sachent que je fais des sacrifices et qui ne cherchent pas à me marcher sur les pieds. Tant qu 'on le fera, j 'accepterai bien d'autres sacrifices qui surprendraient beaucoup de personnes. Heureusement que Diouf le sait" 111.

La position dioufiste dans cette affaire est la conséquence de la nouvelle orientation que le Président a donnée à sa fonction depuis la réinstauration de la Primature en 1991. Le Président de la République ne centralise plus tous les dossiers comme au temps des années 1980. De plus, sa fonction n'est plus assimilée à un parti ou à un camp. Le chef de l'Etat n'intervient plus dans la vie politique partisane et ne fait que s'occuper des questions extérieures, de la défense nationale, des grands dossiers économiques etc. En prenant une certaine distance, en étant "au-dessus de la mêlée", Abdou Diouf se considère, et est considéré, comme le garant des intérêts communs. C'est pourquoi le chef de l'Etat fait figure pour l'opposition d'interlocuteur fiable. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la déclaration du "collectif des 19" du mois de mars 1997 :

"le Président de la République, en tant qu 'institution, est interpellé par l'histoire (...) il dépend de lui et de lui seul que cette question (de la CENI) aboutisse et nous évite des violences préjudiciables à la libre expression de la souveraineté populaire, à la stabilité sociale, à la paix civile, à l'autorité et à la crédibilité des institutions de

109 "Les socialistes font la paix", Le Soleil, 3 août 1997.

110 "La longue marche de la concertation", Le Soleil, 12 août 1997. 111 "L'opposition renonce au voyage", Le Soleil, 11 février 1997.

la République" 112.

En dépit de la médiation présidentielle, l'opposition et le PS ont bien du mal à parvenir à un accord. Abdoulaye Wade et ses alliés demandent que soit inscrit dans la Constitution que "la Commission Electorale Nationale Indépendante ait l'autorité exclusive chargée de la préparation, de l'organisation, de la supervision et du contrôle de toute élection et de tout référendum" 113 . Ils souhaitent aussi que la CENI soit administrée par des gens reconnus pour leur intégrité morale et qu'en soit exclue toute personne suspectée d'avoir un lien plus ou moins proche avec le pouvoir. Pour s'as surer de leur honorabilité, "le collectif de 19" exige enfin que chaque membre de la CENI prête serment devant le Conseil constitutionnel.

Le PS n'écoute aucun des arguments de l'opposition. Il refuse de négocier, en dépit du nombre de partis favorables à l'instauration de la CENI sous cette forme (23 partis sur 25 partis reconnus par le pouvoir sénégalais). La rupture est inévitable, et l'opposition, exigeant "la CENI sinon rien", quitte définitivement la table des négociations le 9 mai 1997. Devant le risque d'une campagne d'information du "collectif des 19" à l'étranger, le chef de l'Etat décide de dénouer lui-même la crise.

Il reçoit en audience les différents acteurs de ce conflit politique. L'opposition, via son porteparole Iba der Thiam, se reconnaît dans la démarche du "gardien de la Constitution" et déclare avoir "les mêmes valeurs de la République, de la démocratie, de la promotion des droits de l'homme et de la transparence des élections dans une administration neutre et impartiale" que le Président 114 . Ousmane Tanor Dieng, reçu lui aussi officiellement au palais, affirme devant Diouf que la CENI est à ses yeux "anti-démocratique car elle prétend regrouper les pouvoirs, tous les pouvoirs de l'Etat en excluant l'Etat" 115.

Il apparaît assez clairement que la position présidentielle est plus proche de celle... de l'opposition que de celle de son propre parti. Toutefois, le chef de l'Etat ne peut se permettre d'infliger à Tanor Dieng l'humiliation de créer une institution que le PS combat depuis plus d'un an. "L'arbitre au-dessus de la mêlée" doit ainsi satisfaire les uns (l'opposition) sans profondément vexer les autres (les socialistes). Adepte du consensus, il propose le 11 août 1997 non pas une CENI mais un Observatoire National des Elections (ONEL). Il a de ce fait écouté la revendication socialiste, en n'excluant du processus électoral ni l'administration, chargée d'organiser l'élection, ni la Cour d'appel, chargée de prononcer la régularité du scrutin. L'ONEL a donc un pouvoir de supervision et de contrôle du "processus électoral dans toutes ses phases", mais ne dispose d'aucun moyen de sanctionner. Le communiqué présidentiel insiste sur le fait que les membres qui composent l'ONEL seront tous "des défenseurs des droits de l'homme" 116.

L'ONEL peut apparaître à première vue comme une sous-CENI. Cependant, l'observatoire est doté d'importants relais départementaux et régionaux, ce qui lui assure une présence sur l'ensemble du territoire. En outre, on a constaté avec l'affaire des cartes espagnoles révélées par Abdoulaye Wade que la dénonciation seule est un moyen assez efficace pour faire plier le gouvernement.

En laissant certaines prérogatives à l'administration et en ne donnant pas de moyens trop importants à l'ONEL, Abdou Diouf souhaite s'assurer le ralliement sans condition du PS tout

112 "Les 19 : il dépend du Président... ", Le Soleil, 4 mars 1997.

113 "Le collectif des 19 présente son projet de CENI", Le Soleil, 23 avril 1997.

114 "Concertation "les 19" plus optimistes après l'audience du chef de l'Etat", Le Soleil, 17 juin 1997.

115 "Le PS rej ette sans nuance la CENI : la position socialiste réaffirmer devant le Président de la République", Le Soleil, 18 juin 1997.

116 "Un Observatoire Nationale des Elections", Le Soleil, 12 août 1997.

en ne décevant pas l'opposition. Ceci apparaît dans la lettre qu'il adresse à l'ensemble des partis : "je suis convaincu que ces différentes initiatives prises dans le seul intérêt de la démocratie de notre pays emporteront l'adhésion des partis" 117.

Le ton modéré et l'attitude consensuelle du chef de l'Etat emportent bel et bien l'adhésion de la totalité des formations, PIT et And Jëf exceptés. Abdoulaye Wade se déclare notamment satisfait, "sous réserves de quelques insuffisances à corriger" 118.

C'est donc sans réelles difficultés que l'ONEL est adoptée par l'Assemblée nationale, après 7 heures de débats : 101 députés votent pour et seulement 3 contre (les députés du PIT et d'And Jëf). Si le jour du vote, Landing Savané parle de "compromis boiteux", Abdoulaye Wade utilise la métaphore suivante pour définir la nouvelle institution : "l'ONEL est le frère jumeau de la CENI, comme Adam l'était à Eve" 119 . Un général à la retraite, Mamadou Niang, est nommé quelques jours plus tard à sa tête. Ce choix ravit l'ensemble de la classe politique, l'armée sénégalaise ayant pour réputation d'être composée de gens intègres et républicains.

Le fondateur du PDS tente après la création de l'ONEL de maintenir en vie le cadre du "collectif des 19". Il veut donner comme nouvel objectif au rassemblement la lutte pour la conquête du pouvoir. Pour séduire les partis d'opposition indécis, le ministre d'Etat promet dans son programme d'union l'instauration après l'alternance politique "d'un contrat politique et social et une nouvelle gouvernance ", plus équilibrée et centrée sur la vie parlementaire. "Le front pour l'alternance" est alors crée mais mis à part le PDS, le nouveau cadre n'attire que des formations mineures telles que le CDS, le RND, l'UDF/M ou l'ADS. And Jëf refuse de l'intégrer, Landing Savané doutant de la fiabilité wadiste depuis l'échec du Bokk Sopi en 1995. Au demeurant, le parti marxiste reste sur un excellent score national aux élections de 1996. Il s'estime donc assez représentatif pour partir seul aux prochaines législatives. C'est pourquoi And Jëf reprend une attitude de défiance à l'égard de son "ami-adversaire" libéral, recondamnant en septembre 1997 l'entrisme et "la mendicité démocratique" 120.

Par la voie consensuelle, Abdou Diouf a une fois de plus réussi à désorganiser l'opposition et à faire voler en éclats l'alliance PDS-And Jëf. Toutefois, le succès dioufiste est vite occulté par les difficultés que rencontre le PS. Bien que se déclarant au-dessus des partis, le chef de l'Etat est appelé à arbitrer la lutte fratricide qui oppose Ousmane Tanor Dieng à Djibo Kâ.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote