Le Soleil du 28 octobre 1996 publie un article
intitulé "Wade crie à la fraude". Le ministre d'Etat
interpelle Abdou Diouf suite à la découverte d'un stock d'un
million de cartes d'électeur
95 "Sud FM scrute l'horizon des ondes", Le Soleil, 27
juin 1995.
96 En 1997, Sud FM, Dunyaa et Nostalgie ne
paient pas cette redevance, la jugeant injuste. Le ministère de la
Communication fait alors purement et simplement fermer la fréquence de
ces radios pour... trois mois. Les fréquences sont toutefois rapidement
réouvertes, après que les radios aient décidé de
payer. Voir Le Soleil du 10 et 17 août 1997.
97 "Quand les radios font campagne", Le Soleil, 14
novembre 1996.
et d'identité vierges. Le chef de l'opposition n'est
pas un néophyte de ce genre de déclaration, mais contrairement
aux fois précédentes, le pouvoir ne nie pas. En effet, Wade donne
le nom de la société espagnole incriminée et des
détails qui crédibilisent ses accusations 98 . Ces
dernières sont si fondées que le pouvoir est forcé
d'admettre qu'il existe bel et bien un stock de cartes vierges, dont
l'existence a été plus ou moins cachée. C'est
laborieusement que le gouvernement trouve une explication pour justifier ce
secret. Il doit toutefois, devant la pression des médias, faire
brûler... 555 216 documents la veille des élections, en
présence d'un observateur du PDS 99. Les
libéraux jubilent, même s'ils affirment qu'il existe encore un
autre stock de 300 000 documents "oubliés". Cette affaire porte un coup
terrible au PS, puisque c'est la première fois de façon
officielle que les socialistes reconnaissent la véracité d'une
accusation portée par le PDS.
La crédibilité du scrutin est
définitivement laminée le jour du vote étant donné
que l'on constate dans une centaine de bureaux dakarois l'absence d'isoloirs,
de bulletins de partis d'opposition ou même... d'urnes. Les votes sont
dans certains bureaux prolongés jusqu'à minuit tandis que pour 85
bureaux et 32 681 électeurs, on repousse la consultation... au mercredi
suivant. L'opposition crie au scandale. Le PDS, qui sait que les
premières estimations lui sont défavorables, demande l'annulation
pure et simple de l'élection. Au contraire, And Jëf, fort de ses
très bons résultats en Basse-Casamance, ne prône que des
annulations au cas par cas 100.
L'annonce des résultats confirme les premières
tendances. Le PS l'emporte très largement, reprend Dakar et
Thiès, dispose de la majorité dans 300 communautés rurales
sur 320, dans 56 communes sur 60 et dans la totalité des 10
régions sénégalaises. Le PDS ne l'emporte que dans
quelques mairies d'arrondissement dakaroises et dans des communes
casamançaises (Vélingara, Goudamp et Sédhiou) bien souvent
avec l'aide... de dissidents socialistes. Néanmoins, les libéraux
remportent une victoire symbolique à Dagana, seule ville "nordiste"
conquise et commune natale du Premier ministre Habib Thiam. Quant à And
Jëf, il obtient de très bons résultats. Il s'affirme comme
le troisième parti sénégalais, avec un score national
audessus de 11 %.
Alors qu'Ousmane Tanor Dieng parle "d'hégémonie
socialiste", l'opposition, d'une voix unique, dénonce "la pagaille,
l'anarchie et les irrégularités" 101.
Même s'ils n'ont pas gagné, les opposants ont souvent mis
à mal les socialistes : Abdoulaye Wade fait 3 6,09 % à Dakar ;
Landing Savané 34,85 % à Bignona ; Idrissa Seck 40,52% à
Thiès ; Ousmane Ngom 28,41% à Saint-Louis 102 . Si ces
résultats sont le plus souvent en deçà des scores
réalisés en 1993, ils permettent toutefois à l'opposition
d'intégrer en masse les conseils municipaux et régionaux.
Le monocolorisme socialiste est bel et bien enterré,
comme par exemple au conseil régional de Dakar :
- PS : 47 conseillers régionaux
- PDS : 11 conseillers régionaux
- And Jëf : 2 conseillers régionaux
- LD/MPT : 1 conseiller régional
- CDP/Garab-Gui : 1 conseiller régional
98 "Cartes électorales vierges : Wade apporte des
précisions", Le Soleil, 19 novembre 1996.
99 "555 216 documents brûlés aux Mamelles",
Le Soleil, 24 novembre 1996.
100 Le Soleil, 26 novembre 1996.
101 "Résultats contestés", Le Soleil, 1er
décembre 1996. 102 "Le PS rafle la mise", Le Soleil, 1er
décembre 1996.
Ce pluralisme est plus net si on dénombre l'ensemble des
conseillers municipaux élus dans la région dakaroise :
- PS : 419 conseillers municipaux
- PDS : 78 conseillers municipaux
- And Jëf : 14 conseillers municipaux
- LD/MPT : 7 conseillers municipaux
- CDP/Garab-Gui : 2 conseillers municipaux
- BCG : 1 conseiller municipal
- BSR : 1 conseiller municipal
Quand bien même les opposants ne représentent
que 20 % des conseillers municipaux dakarois, ils participent à
présent aux débats et à la vie politique locale, ce qui
n'était plus le cas depuis le premier boycott de 1984. La
majorité des grands leaders politiques qui se sont
présentés ont été élus conseillers
municipaux ou régionaux (c'est le cas d'Iba der Thiam, Jean-Paul Dias,
Amath Dansokho, Idrissa Seck). Toutefois, la plupart refusent de siéger,
comme Abdoulaye Wade au conseil régional de Dakar.
Le "deuxième tour" de ces élections a lieu lors
de l'installation des maires. On assiste dans certaines localités
à de farouches empoignades. On lit dans Le Soleil du 1er
janvier 1997 que l'intronisation du maire de Thiadiaye tourne à
l'émeute, suite à l'élection d'Abdoulaye Niakar Niane face
au candidat socialiste initialement prévu, Souleymane Diène. Le
journaliste écrit que "les partisans de ce dernier (...) ce sont mis
en colère en renversant les tables et les chaises et en s'attaquant
à la mission officielle (...) le préfet a échappé
au lynchage". Cet exemple n'est pas un cas isolé, loin s'en faut.
L'anarchie prédomine, le PS étant incapable d'imposer ses propres
candidats. Les enjeux financiers sont considérables et chaque
prétendant socialiste est prêt à tout pour obtenir la
magistrature, quitte à s'allier avec des libéraux. Ainsi,
l'ancien ministre socialiste Balla Moussa Daffé passe en pleine
élection dans le camp libéral et fait gagner le PDS à
Sédhiou, la même chose arrivant dans la mairie d'arrondissement
des Parcelles Assainies à Dakar avec Tété Diédhiou.
Ces transhumances sont exploitées par Abdoulaye Wade. Il n'hésite
pas à s'afficher avec les deux frondeurs en conférence de presse
quelques jours après le scrutin 103.
L'attitude wadiste crispe les socialistes, d'autant plus
qu'Ousmane Ngom multiplie les diatribes à l'égard de
l'organisation des élections. Il résume en quelques points les
principaux problèmes constatés lors du scrutin : rétention
de cartes de l'opposition ; ouverture tardive des bureaux de vote ;
insuffisance de bulletins de l'opposition ; distribution par les socialistes de
certificats de conformité vierges ; présence de présidents
de bureaux de vote imposés par les socialistes ; acheminement de
procès verbaux par la gouvernance à la commission de recensements
des votes etc.104 Le témoignage de Ngom est corroboré
par le rapport d'une organisation non gouvernementale, la RADDHO, qui dresse un
portrait peu élogieux du scrutin de 1996.
"Les faux pas, la désorganisation, voire le chaos
qui ont marqué cette échéance électorale laissent
un goût amer à celles et à ceux qui rêvent de
démocratie. La pagaille a particulièrement régné
à Dakar : mauvaise distribution des cartes électorales,
démarrage tardif ou carrément non-fonctionnement de nombreux
bureaux de vote, non-respect de la loi électorale etc." 105
Les contestations sont nombreuses : 115 requêtes sont
déposées auprès de la Cour d'appel. Le
103 "Me Wade : pas de contentieux global", Le Soleil, 5
décembre 1996.
104 "St-Louis : l'opposition se ligue pour contester les
résultats officiels", Le Soleil, 27 novembre 1996. 105 Collectif
"Survie", "France-Sénégal : une vitrine craquelée",
Paris Montréal, l'Harmattan, 1997.
PDS est à l'origine de 43 requêtes d'annulation
partielle des élections et le PS de 29. Seules... 10 sont entendues. Les
partis d'opposition jugent alors que ni la justice, ni l'administration n'ont
pour ambition de mettre fin aux blocages récurrents initiés par
les socialistes.
Le PDS et la LD/MPT décident donc d'appuyer fortement
la requête d'And Jëf, du RND et du CDP/Garab-Gui, qui militent
depuis plusieurs mois pour l'instauration d'une Commission Electorale Nationale
Indépendante (CENI). Celle-ci permettrait d'écarter
l'administration des procédures électorales. Ce revirement des
partis gouvernementaux favorise l'élaboration d'un nouveau front de
l'opposition. Rassurés durant la campagne par les prises de position de
Wade et Bathily, And Jëf, le RND et la CDP ne voient plus la participation
gouvernementale comme un obstacle à une entente.
Même si une partie de la base libérale
réclame le départ des ministres PDS du
gouvernement106, Abdoulaye Wade sait qu'il peut à
présent jouer ouvertement un double jeu. Sa popularité oblige
Diouf à composer avec lui et les autres partis d'opposition ont besoin
de sa personne pour faire plier le PS au sujet de la CENI. Le rapport de force
commence donc à s'inverser après 1997. Lentement, Wade
bâtit un front du refus uni alors que le PS s'enfonce peu à peu
dans une crise irréversible, bien mal dissimulée par ce
succès électoral.
Nonobstant les problèmes post-électoraux, ces
élections régionales et municipales ont montré des signes
d'amélioration du débat et de la vie démocratique dans le
pays. La grande dose de proportionnelle a favorisé une "multicoloration"
des conseils municipaux et régionaux ; les problèmes locaux ont
été mis sur le devant de la scène durant la campagne ; la
presse et la radio ont joué leur rôle de contrepouvoir etc. De
plus, en dépit du taux de participation extrêmement faible de ces
élections - à peine plus de 35% de participation à Dakar -
la vie politique locale est redevenue un enjeu grâce à la
décentralisation : on considère donc qu'il s'agit là d'un
succès politique. Il n'en va pas de même sur le plan
économique car les moyens financiers mis à la disposition des
élus se révèlent rapidement très insuffisants : les
régions sont incapables de faire face aux compétences qui leur
ont été transférées. Ainsi, l'Etat conserve touj
ours de fait après 1996 la quasi-totalité des compétences
qu'il était censé léguer aux régions
107.
Par conséquent, la décentralisation est un
semi-échec pour Abdou Diouf. Le chef de l'Etat est de surcroît
confronté après les élections au mécontent de
l'opposition. En jugeant le 31 décembre 1996 "regrettables certaines
défaillances dans l'organisation du scrutin" 108 , le
Président entame un processus qui l'amène rapidement à se
démarquer du PS et à débuter des discussions avec "le
collectif des 19" quant à la possibilité d'instaurer une CENI.
Abdou Diouf prend alors la posture d'un Président consensuel.