Concentrant un quart de la population sénégalaise,
Dakar est la ville la plus convoitée des élections. Si la
cité a un prestige historique et démographique, elle dispose
également du plus
88 "Cheikh Tidiane Sy : les Moustarchidines ne sont plus
interdits", Le Soleil, 11 novembre 1996.
89 "Moustapha Sy : Pourquoi nous soutenons Abdou Diouf",
Le Soleil, 6 janvier 1997.
gros budget municipal, estimé à 10 milliards
FCFA 90. Toutefois, les deniers publics sont
généralement mal utilisés. Le Monde, dans son
édition du 24 novembre 1996, donne l'exemple de Rufisque, cité de
la région dakaroise. La ville dispose d'un budget de 450 millions FCFA
91 . Sur cette somme, 420 millions de FCFA servent... à payer les
salaires de 300 fonctionnaires. La mairie de Rufisque ne dispose donc plus que
de 30 millions FCFA - soit 300 000 francs français de l'époque -
pour construire, entretenir etc. Les projets de la ville sont donc
financés par les bailleurs de fonds, qui fixent les orientations
d'aménagement. De ce fait, le maire n'a qu'un rôle "secondaire"
dans la gestion et le développement de sa propre municipalité.
Nonobstant cette réalité, chaque candidat promet l'assainissement
des finances, la construction d'écoles et d'hôpitaux ou encore la
rénovation des quartiers délabrés.
Abdoulaye Wade désire, "comme Chirac en 1977 à
Paris", faire de la capitale son bastion pour soutenir sa marche vers le
palais présidentiel, alors que Mamadou Diop (PS) demande du temps
supplémentaire pour qu'il puisse parachever un programme
débuté... en 1984. En tout, on compte huit candidats à
Dakar. En plus des deux précédemment cités, il y a le
ministre LD/MPT Mamadou Ndoye, l'ancien ministre de l'Education Nationale Iba
der Thiam, Mohamed Seck (PDS-R), Bougouma Mbaye (And Jëf), Dialo Diop,
Maguette Blondin et enfin Jean-Paul Dias. Ce dernier attire l'attention des
journalistes, aussi bien sénégalais qu'internationaux. Il incarne
à merveille le mythe "du troisième homme", celui que personne
n'attend et qui finit par jouer les fauteurs de trouble dans les
médias.
Pourquoi un si grand intérêt à
l'égard de l'ancien ministre PDS ? Dans l'imaginaire collectif, la
victoire libérale à Dakar en 1993 n'est pas due à
Abdoulaye Wade mais à son bras droit, en l'occurrence Dias. Avec son
style entreprenant, peu respectueux des formes usuelles de politesse, Jean-Paul
Dias a une certaine popularité auprès de la jeunesse.
Poussé par les louanges des contemporains, l'ancien ministre rompt avec
son mentor à la suite des législatives de 1993, pensant que le
chef de l'opposition ne prend pas assez en compte son nouveau statut de
"vainqueur de Dakar". A la suite de son exclusion du PDS, Dias accorde un long
entretien au Soleil où il déclare : "il y a une
ère après- Wade qui va être une évidence au maximum
dans deux ans" 92.
L'affaiblissement d'Abdoulaye Wade n'arrivant pas, Jean-Paul
Dias fonde son propre parti, le Bloc des Centristes Gaïndé (BCG),
dans le but de disposer de structures pour les élections municipales.
Dans ses discours et ses interventions, l'homme n'attaque pas les socialistes
mais Abdoulaye Wade. Sur le thème de "c'est moi qui ai con quis
Dakar en 1993" 93, il multiplie les attaques sur
l'âge et le caractère de Wade ; revendique l'appui de la jeunesse
dakaroise ; clame son amour pour la capitale. Cependant, les médias se
rendent bien vite compte que Dias n'attire pas les foules : il ne
représente pas une alternative crédible à Wade. Toutefois,
dans l'optique d'affaiblir le fondateur du PDS, Le Soleil laisse
durant la campagne l'ancien ministre s'exprimer pleinement dans ses colonnes,
lui permettant même - chose rarissime pour un candidat de l'opposition -
de publier une publicité dans son édition du 19 novembre 1996.
Les 19 communes de Dakar (11 à Dakar, 6 à
Pikine et 2 à Guediawaye) sont ainsi largement convoitées. La
plupart des huit candidats à la mairie se présentent dans un
arrondissement et se placent en première position sur la liste
municipale et régionale de leur parti respectif. Ils multiplient par
conséquent leur chance d'être élu, le cumul des mandats
étant interdit. Pour
90 Ce qui est relativement peu, quand on sait que la population
de Dakar est estimée en 1996 à 2 millions de personnes. "Huit
prétendants pour la ville de Dakar", Le Soleil, 17 octobre 1996.
91 "Me Wade, l'éternel adversaire du président
Diouf, vise la mairie de Dakar", Le Monde, 24 novembre 1996.
92 "Après son exclusion du PDS, Dias contre-attaque",
Le Soleil, 14 octobre 1993.
93 Géraldine Faes, "Jean-Paul Dias : le prochain maire
de Dakar, c'est moi", Jeune Afrique, n° 1865, 8 octobre 1996.
soutenir leur effort, une intensive course à
l'affichage est lancée. A l'instar de 1993, tous les murs de la capitale
sont pris d'assaut par les colleurs d'affiches PS et PDS, les autres candidats
ayant peu de place pour "s'afficher". Wade soutient sur son affiche officielle
que "sopi jotna ak PDS" (il est temps de changer avec le PDS),
apparaissant souriant avec Dakar en guise de fond. Quant à Mamadou Diop,
il affirme simplement être "le meilleur choix pour Dakar"
94. Il souligne également sur son affiche
"Diop le maire, la tête de liste du Parti Socialiste" car
contrairement aux autres candidats PS, il a été investi par le
bureau politique. Outre le fait de lui fournir une crédibilité
supplémentaire, cette investiture a pour objectif d'écarter le
tanorien Abdoulaye Mahtar Diop, candidat à la présidence
régionale de Dakar, qui a laissé paraitre son envie de prendre en
main la municipalité.
N'étant pas candidat aux régionales, Mamadou
Diop concentre son action sur la ville de Dakar. Il visite les quartiers,
expose aux habitants ses projets, défend son bilan etc. Les grands
meetings, peu nombreux comparé à 1993, sont quant
à eux assurés par Ousmane Tanor Dieng, qui vient à la fois
soutenir son candidat local et s'affirmer auprès des militants. Les
autres personnalités en lice à Dakar ont plus de mal à
"occuper le terrain", en raison de leur manque de moyens financiers ou de leurs
obligations diverses. En effet, des chefs de parti tels que Abdoulaye Wade ou
Iba der Thiam doivent compenser le manque d'assise de leurs dirigeants dans
certaines régions sénégalaises par leur présence,
leur notoriété nationale assurant à elle seule la
réussite d'un rassemblement. Ils délaissent de ce fait quelque
peu le terrain de la capitale, ce qui a une influence néfaste sur leur
campagne.
Hors de Dakar, la compétition est également
acharnée. Le MSU, le PLP et le RND forment une coalition nationale - le
Boolo Suxali Rewni - pendant que le PDS et le PIT s'allient
à Thiès et Saint-Louis. Hormis le PAI, tous les grands partis
participent à ces élections, ainsi que leurs principaux
leader : Madior Diouf (RND) à Kaolack, Landing Savané
(And Jëf) à Bignona, Ousmane Ngom (PDS) à Saint-Louis,
Aminata Tall (PDS) à Diourbel.
A Thiès, on assiste même à une lutte
entre trois ministres : Ousmane Tanor Dieng (PS), Idrissa Seck (PDS) et Serigne
Diop (PDS-R). Comme à Dakar, ce sont les questions locales qui priment,
et non les conséquences d'une dévaluation dont la population
tarde à ressentir les premiers bienfaits. La situation
casamançaise est aussi laissée de coté durant les
élections. Même si chacun promet de résoudre
définitivement le conflit, personne n'est capable d'apporter des
propositions concrètes pour endiguer le climat de violence dans la
région. Toutefois, l'Etat pense que la décentralisation peut
être une solution politique en elle-même en encourageant le MFDC
à cesser ses actions séparatistes pour jouer pleinement la carte
démocratique et s'immiscer à terme dans le débat politique
pacifiste. Dans une logique d'apaisement, les parachutages en Basse Casamance
sont bannis et les partis tablent sur des casamançais d'origine pour
conduire leur liste : Landing Sané pour le PS, Marcel Bassène
pour le PDS, Landing Savané pour And-Jëf... ou le
général Tavarez de Souza - ancien Chef d'Etat Major des
Armées, mis un temps en prison pour conspiration contre l'Etat en 1989 -
pour le PDS-R.
Le pays vit au rythme des élections durant trois
semaines. Outre les journaux indépendants et les médias d'Etat,
une campagne électorale est pour la première fois au
Sénégal suivie par des "radios libres". Depuis 1994, les radios
privées sont autorisées à émettre et concurrencent
de ce fait la RTS, la radio gouvernementale. En l'espace d'un an, on
en compte déjà six : Dakar FM, Africa n° 1, Dunyaa FM,
RFI, Radio Nostalgie et surtout Sud FM. Cette station de radio
appartient au groupe Sud, qui dirige notamment Sud quotidien,
devenu en une dizaine
94 "Bataille des affiches à Dakar", Le Soleil, 6
novembre 1996.
d'années le journal apolitique de
référence au Sénégal. Sud FM conserve le
même ton que le quotidien est devient rapidement la chaîne de radio
numéro un du pays, loin devant la RTS, au grand dam de l'Etat.
Doté de moyens importants - le groupe Sud fait un chiffre d'affaire
annuel de 200 millions FCFA 95 - Sud FM est bien
implanté à Dakar et bénéficie de multiples relais
à l'intérieur du pays grâce à ses antennes
régionales.
Les émissions thématiques et les débats
de société sont prisés par la population, qui y voit
là un espace de liberté sans aucune limite. Les hommes politiques
interviennent librement, l'actualité est traitée
intégralement etc. Pour toucher l'ensemble de la population, les
émissions radiophoniques sont faites en français, en wolof mais
aussi dans les autres langues sénégalaises suivant les
régions. La vie et l'esprit démocratique entrent ainsi dans
chaque foyer du pays. Car si la presse est libre et non cadenassée
depuis des décennies, elle constitue un luxe dans un pays où plus
de la moitié de la population est analphabète.
En ayant favorisé l'émergence de ces radios,
Abdou Diouf améliore un peu plus la démocratie qu'il
façonne depuis une quinzaine d'années. Toutefois, certaines
contradictions au Sénégal demeurent. Par exemple, la redevance
annuelle payée par les radios privées n'est pas reversée
à l'Etat mais directement à... la RTS 96.
En dépit de cette absurdité, les radios ont une
marge de manoeuvre assez large pour traiter la campagne électorale de
1996. Sud FM accorde une grande attention aux scrutins. La radio suit
les meetings, va à la rencontre des hommes politiques, organise
des débats et met en place une soirée spéciale le jour du
vote, le 24 novembre 1996. Pour récupérer des auditeurs, la
RTS doit être à la hauteur et abandonner quelque peu son
ton pro-gouvernemental. Elle élabore ainsi des programmes similaires
à ceux de Sud FM.
Les autres radios sont plus distantes, sans totalement
ignorer la campagne régionale et municipale. Radio Nostalgie,
à l'instar de la maison mère française, est avant
tout spécialisée dans la musique : elle ne propose donc que des
communiqués laconiques et n'offre le 24 novembre que la divulgation des
résultats heure par heure. Enfin, Dunyaa FM vend des plages
horaires aux partis pour que les meetings soient retransmis en direct.
Seul le PS répond à l'offre, le PDS boycottant ce
procédé mercantile. Excepté "cet effort", Dunyaa
ne suit que très modérément les élections
97.
Les radios nouvellement crées pimentent ainsi la
campagne et démocratisent la vie et les débats politiques. Les
chaînes les plus investies, notamment Sud FM, déploient
de nombreux journalistes le jour des élections. Ils communiquent
à leur rédaction en temps réel les résultats des
bureaux de vote dès que ces derniers tombent, rendant de ce fait toute
manipulation électorale périlleuse. En 1996, né
véritablement au Sénégal le pouvoir des médias, ce
dont Abdoulaye Wade se sert pour contester la validité des
élections... avant même le lancement de la campagne officielle.