Abdoulaye Wade n'a toujours pas digéré son
échec à l'élection présidentielle. Si en 1993, il
avait appelé à ce que les législatives soient un
véritable second tour, l'absence du Président de la
République avait pesé lourd dans la campagne du chef de
l'opposition, qui faute d'adversaire, n'avait pu mener une stratégie de
campagne cohérente.
En 1996, la donne change. Ousmane Tanor Dieng a pris en main
ouvertement le PS. Le fondateur du PDS peut donc concentrer ses attaques sur
une personnalité clairement définie. Le ministre d'Etat, qui
côtoie le premier secrétaire PS au gouvernement, a appris à
le connaître et... à ne pas l'apprécier. En multipliant les
diatribes à l'encontre de Tanor Dieng, Wade trouve également le
moyen de justifier son maintien au gouvernement. En effet, il montre à
travers ses discours que son action n'est pas dirigée contre Abdou Diouf
- qui depuis son retrait du PS est considéré par les non
socialistes comme un "arbitre au-dessus de la mêlée" - mais contre
les socialistes. Il ne cesse de répéter durant la
précampagne qu'il continue de bénéficier de toute la
confiance du chef de l'Etat, et qu'il n'a donc aucune raison de quitter son
ministère. La LD/MPT, elle aussi très vigoureuse dans ses
attaques contre le PS, tient le même discours pour justifier son maintien
gouvernemental.
79 "Noces d'octobre ", Le Soleil, 10 octobre 1996.
80 "Investitures consensuelles au PS", Le Soleil, 17
octobre 1996.
81 Abdoulaye Wade déclare en décembre 1994 que la
mairie de Dakar ne l'intéresse pas. "Abdoulaye Wade : Personne n 'a
le droit de laisser chavirer le navire ", Le Soleil, 2 décembre
1994.
En se déclarant adversaire du PS et non d'Abdou Diouf,
Wade se permet d'organiser, à peine un an après son entrée
au gouvernement, des meetings très virulents à
l'égard des socialistes, en présence notamment de
représentants du PIT et d'And Jëf. Le PDS établit même
avec le PIT des listes de coalition dans certaines villes. Wade expose dans ses
discours son programme de 1996, qu'il intitule "les dix commandements du PDS",
ciblés sur des questions locales et régionales. Il prône la
propreté des villes, la bonne gestion des budgets municipaux et
régionaux, la création de multiples emplois, l'aide aux femmes et
aux personnes âgées, la construction d'écoles, le
développement d'activités sportives et culturelles
etc.82 Comme tous les autres candidats opposés au PS, il
dénonce la mauvaise gestion des villes, "infestées par des
saletés et des microbes" 83.
Pour donner du crédit à son engagement dans ces
élections, Abdoulaye Wade ne se présente pas dans sa
région natale - contrairement à Tanor Dieng, qui s'aligne
à Thiès - mais dans la plus intéressante politiquement et
économiquement : Dakar. Il justifie sa non-candidature dans son fief
naturel, Kébémer, par ces propos : "ma dimension et mes
capacités doivent être consacrées à une grande ville
comme Dakar. A Kébémer, j'aurais réglé les
problèmes en huit jours" 84.
A l'arrogance wadiste se joint des projets ambitieux,
déjà avancés mais refusés par le gouvernement. Il
propose la création d'un nouvel aéroport à Keur Massar,
près de Dakar. L'objectif de ce grand chantier est de relancer
l'économie sénégalaise et créer de nombreux
emplois. Néanmoins, la crédibilité de son projet
s'essouffle lorsqu'il déclare vouloir reconvertir l'ancien
aéroport de Dakar, rebaptisé depuis quelques semaines
Léopold Sédar Senghor... en Champs Elysées
sénégalais et en centre financier.
Ces propositions font réagir Ousmane Tanor Dieng.
Alors qu'Abdou Diouf n'a jamais eu pour habitude de répondre aux propos
wadistes, 1988 excepté, le ministre-directeur de cabinet impose son
style et adopte un ton offensif, voire agressif, à l'égard du
ministre d'Etat. Il minimise notamment l'influence libérale à
Dakar, clamant que la victoire PDS de 1993 dans la capitale n'a
été le fruit que... de multiples fraudes : "ce sont les
fraudes par ordonnances de votes qui ont fait gagner au PDS les villes de Dakar
et Thiès" 85.
Raillant les alliances du PDS avec l'opposition -
"zéro plus zéro égale zéro (...) ils ont beau
se coaliser, cela ne nous inquiète pas, mais nous amuse plutôt"
86 - le premier secrétaire
général PS devient le seul "interlocuteur" de Wade durant la
campagne. Les discours sont virulents et les attaques quotidiennes. Ousmane
Tanor Dieng en vient à menacer le camp PDS de faire voter une motion de
censure contre le gouvernement pour faire partir les libéraux. En guise
de réponse, Wade accuse le directeur de cabinet du Président
d'autoritarisme et le menace... d'appuyer la motion pour l'amener à
commettre une erreur irréparable. Il résume l'attitude de son
adversaire par les propos suivants : "il tente de répercuter le
mimétisme qui l'a conduit au poste de premier secrétaire du PS :
coopter au sommet sans débats. Il veut une démocratie sans
débats. Le mieux qu 'il a à faire, c 'est de régler ses
problèmes de légitimité avec les militants de base de son
parti" 87 . Comme on le note à travers ces
propos, l'opposition insiste sur les difficultés que connaît Tanor
Dieng au sein de son propre parti. Les problèmes internes du PS sont
donc une arme dont se sert Wade pour décrédibiliser son
adversaire. Pour
82 "Wade énumère les dix commandements du
PDS", Le Soleil, 10 juin 1996.
83 "Wade promet un recours contre le découpage de
Dakar", Le Soleil, 19 septembre 1996.
84 Idem.
85 Le Soleil, 24 juin 1996.
86 "OTD dénonce les éléphants blancs et
le double jeu des alliés-adversaires au gouvernement", Le Soleil,
30 septembre 1996.
87 "Le PDS contre une démocratie sans débats",
Le Soleil, 1er octobre 1996.
renforcer la portée de ses attaques, il établit
une opposition entre la sagesse dioufiste et l'attitude belliqueuse
tanorienne.
Pour polir son image auprès de la population, le
premier secrétaire PS s'appuie sur les réseaux
clientélistes traditionnels dioufistes : comités de soutien,
petits ndiguel etc. En outre, il articule chacun de ses discours
autour de sa filiation avec Abdou Diouf, mais aussi innove, en
récupérant à son compte des éléments qui ont
fait la force d'Abdoulaye Wade depuis plus d'une décennie. A la
manière du chef de l'opposition, qui depuis très longtemps
accorde une place majeure aux femmes dans ses programmes, Ousmane Tanor Dieng
se veut être le candidat des femmes. Peu représentées
à la chambre - elles ne sont que 14 places Soweto - elles votent
pourtant d'avantage que leurs homologues masculins et constituent le plus gros
des effectifs des réunions politiques. Electoralement, le soutien des
Sénégalaises est donc vital. Le premier secrétaire
général PS en a bien conscience.
Durant la campagne, il multiplie les louanges à
l'égard de la gent féminine en s'appuyant sur une "étoile
montante" du PS, Mme Aminata Mbengue Ndiaye, présidente des femmes
socialistes. Celle-ci est d'ailleurs en juin 1996 la première femme
à diriger les travaux d'un comité central PS. Fort de ce soutien,
le ministre d'Etat promet 25 % des investitures aux femmes lors des prochaines
élections. Il place aussi de façon officieuse certaines
personnalités féminines, telles que Aminata Mbengue Ndiaye,
têtes de liste dans certaines municipalités. De cette
façon, Ousmane Tanor Dieng tente de rallier à lui la sympathie
des femmes. Il va ainsi dans le sens d'Abdou Diouf, qui accorde depuis le
début des années 1990 aux citoyennes une attention plus
marquée. Cette tentative de féminisation de la vie politique
correspond à la volonté dioufiste de faire entrer le
Sénégal dans le cercle fermé des démocraties
modernes.
Ousmane Tanor Dieng essaie aussi de briser le "monopole"
libéral auprès de la jeunesse. Pour réussir son
entreprise, il n'hésite pas à nouer des liens avec les
Moustarchidines, interdits depuis les événements du 16
février 1994. Ainsi, d'après Le Soleil, c'est sur une
demande personnelle d'Ousmane Tanor Dieng88 que l'association est
relégalisée... quelques jours seulement avant le scrutin
électoral. En guise de remerciement, les Moustarchidines se
déclarent à présent comme étant les plus
fervents... opposants aux libéraux. Moustapha Sy justifie de la
façon suivante ce renversement d'alliance : "le divorce avec les
libéraux remonte à leur emprisonnement (...) et Me Wade qui nous
doit 50 millions de francs sait, lui, de quoi je parle" 89.
Les socialistes se rapprochent de ce fait très
étroitement d'une des branches tidjanes les plus influentes et
populaires auprès de la population urbaine. Ousmane Tanor Dieng prive
ainsi Wade d'un des soutiens qui a favorisé son succès dakarois
de 1993 : le PS s'est donné les moyens de reconquérir la
capitale.
Comme on vient de le voir, l'opposition Tanor Dieng - Wade
polarise les attentions, en dépit de la participation d'une quinzaine de
ministres au cours de la campagne. Ils s'affrontent pour la plupart à
Dakar.