La tanorisation du PS s'effectue à un moment où
le secrétaire général en place, Abdou Diouf, souhaite
suite à la dévaluation "apparaître comme un chef d'Etat
au-dessus de la mêlé" 64. Il propose,
dès 1994, d'être déchargé de sa fonction de
secrétaire général du PS et de prendre le titre de
président du Parti socialiste sénégalais. La propagande
officielle insiste bien sur le fait qu'Abdou Diouf reste le seul maître
du PS. Ce dernier le confirme dans un discours de trois heures en juillet 1994
: "je ne serai pas un président qui inaugure les
chrysanthèmes, mais un président actif" 65.
Il parait pourtant évident que le prochain
secrétaire national PS devra non pas seconder Abdou Diouf mais
administrer et diriger le parti. Le titre de président du PS n'est donc
qu'un leurre pour dissimuler les changements effectués en coulisse,
comme Diouf le reconnaît en 2005 au cours de son entretien avec Philippe
Sainteny :
"j'ai voulu apparaître comme un chef d'Etat et non
plus chef de parti. J'ai commencé par demander à mes camarades de
me décharger de mes fonctions de secrétaire général
du parti pour que je me consacre à l'Etat comme cela se fait dans les
grandes républiques (...) et mes camarades ont refusé. A ce
moment là, j'ai essayé de trouver une solution pour arriver
à mes fins sans les désavouer. J'ai fait adopter une
réforme où j 'étais président du parti avec un
premier secrétaire qui gérer le parti au quotidien parce que je
voulais me préoccuper de la gestion de l'Etat" 66.
Cette décision bouscule le quotidien auquel les
dirigeants socialistes sont habitués depuis 1981. Une guerre de
succession s'ouvre, car en dépit des réfutations d'Abdou Diouf,
le dauphinat à la tête de l'Etat est en jeu. Le poste de
secrétaire général est convoité car il permet
d'avoir un soutien sans faille des médias d'Etat et de la machine
électorale PS. Trois candidats se démarquent assez rapidement :
Ousmane Tanor Dieng, qui a le soutien officieux d'Abdou Diouf ; Djibo Kâ,
présent à l'UPS/PS depuis la fin des années 1960 ;
Moustapha Niasse, considéré comme un "vieux" militant socialiste,
qui jouit d'une grande aura dans les milieux occidentaux et saoudiens. Si les
contemporains parlent à l'époque de luttes de tendances,
motivés par des différences idéologiques, il semble plus
approprié de parler de lutte de clans et d'intérêts
personnels, l'idéologie n'étant qu'un alibi tâchant de
rendre noble une guerre fratricide 67.
64 Abdou Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny,
Emission livre d'or, RFI, 2005.
65 "Abdou Diouf : je serai un président actif du
parti", Le Soleil, 18 juillet 1994.
66 Abdou Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny,
Emission livre d'or, RFI, 2005.
67 Le terme fratricide est approprié car Moustapha Niasse
a formé Djibo Kâ et Djibo Kâ a formé... Ousmane Tanor
Dieng.
Le bal des prétendants s'intensifie après la
maladie d'Abdou Diouf, comme le souligne Habib Thiam dans ses mémoires
68 . En effet, comme dans tout régime politique,
l'affaiblissement physique du chef de l'Etat, soit-il
éphémère, entraîne une aggravation de la course au
palais. Or, le Président de la République ressent à partir
de 1995 de violentes douleurs à la colonne vertébrale. Peu de
personnes sont mises dans la confidence avant qu'Abdou Diouf ne soit
obligé durant l'hivernage 1995 de se faire opérer à Paris
et d'observer de longues semaines de repos. En dépit des nouvelles
rassurantes de la presse gouvernementale, qui parle d'un simple
dysfonctionnement de la région lombaire, l'état de santé
du chef de l'Etat parait assez inquiétant selon les dires d'Habib Thiam
69.
Néanmoins, l'opération et la convalescence de
Diouf se passent bien. Il reprend finalement ses fonctions
présidentielles dès le mois de septembre 1995. Mais, à
partir de cette date, le chef de l'Etat n'incarne plus l'avenir pour bon nombre
de socialistes. Ousmane Tanor Dieng, qui a vu en mars 1995 son principal rival
et opposant Djibo Kâ être écarté des cercles du
pouvoir par Abdou Diouf lui-même, dispose d'une voie royale pour
s'affirmer comme le nouvel homme fort du PS.
La discrétion tanorienne louée par les
médias d'Etat au début des années 1990 laisse place
à... une "hyper-occupation" du champ médiatique. Celle-ci est
nécessaire puisque dans le même temps, l'ascension du ministre
d'Etat est retardée par les heurts violents qui rythment les
renouvellements de la base socialiste 70. Il faut en
effet attendre... deux ans pour que soient élus l'ensemble des
coordinateurs régionaux du parti. Cette situation traduit la profondeur
de mal qui ronge le PS, scindé entre les pro et les anti Tanor Dieng.
On s'aperçoit qu'au début de cette crise, qui
débute après la réélection dioufiste en 1993, la
propagande socialiste désigne les pro-Tanor Dieng sous le terme de
"rénovateurs" 71 . Ceci semble logique, puisque la
rénovation a touj ours été l'alibi parfait dans l'histoire
du socialisme sénégalais pour justifier un changement
d'équipe dirigeante. La rénovation a ainsi eu lieu en 1976, pour
installer Abdou Diouf ; en 1984, pour démettre les "barons" et en 1989
pour mettre en place les membres du GER. Toutefois, les tanoriens changent leur
appellation au bout de quelques mois. Ils ne font plus appeler les
"rénovateurs" mais les... "conservateurs" ou "refondateurs" 72
. Si elle peut paraître surprenante, cette volte-face s'explique
facilement.
Comme on l'a dit précédemment, depuis 1988, le
PS mesure son impopularité auprès des urbains. Il sait aussi que
l'époque senghorienne est assimilée par la jeunesse
sénégalaise à une période heureuse et faste
économiquement. C'est pourquoi notamment Abdou Diouf a multiplié
lors de son second quinquennat les allusions à Senghor et a
rappelé au sein des instances dirigeantes PS les "barons" reconvertis en
"sages". Par conséquent, le camp de Tanor Dieng n'a aucun
intérêt à revendiquer "la rénovation", puisque cela
reviendrait à renier le passé senghorien mais aussi les "sages",
fidèles au parti et seul ciment entre des hauts
dirigeants en perpétuel conflit.
C'est ainsi que durant le congrès de mars 1996, qui doit
enfin matérialiser les réformes annoncées par Diouf deux
ans auparavant, les conservateurs (pro Tanor Dieng) se confrontent
68 "Les dauphins, plus ou moins auto proclamés,
s'agitent à leur tour et cherchent à se mettre à leur
avantage. Ce fut le cas d'Ousmane Tanor Dieng, de Djibo Laity Kâ (...) de
Niasse". Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.182, Paris,
Rocher, 2001.
69 Il semble que l'opération ait été assez
risquée, ce qui fait dire au Premier ministre que Diouf lui a
"collé une des plus grandes trouilles de sa vie ". Habib Thiam,
Par devoir et amitié, pp.1 82, Paris, Rocher, 2001.
70 On parle de dizaines de morts lors de ces renouvellements.
Elimane Fall, "Menace sur le PS", Jeune Afrique, n° 1831, 13
février 1996.
71 "En attendant le PS nouveau", Le Soleil, 16
août 1995.
72 Moussa Sidi Ba, "Rénovateurs contre refondateurs
", Jeune Afrique, n° 1844, 14 mai 1996.
aux rénovateurs (anti Tanor Dieng). Ces derniers
apparaissent en 1996 comme une nébuleuse sans véritable chef de
file, même si le nom de Djibo Kâ est quelques fois
évoqué. Néanmoins, tout est joué d'avance, comme le
reconnaît Le Soleil, qui écrit dans ses colonnes le 26
mars 1996 : "si le choix se porte sur Ousmane Tanor Dieng, il serait plus
que mérité ". Le ministre d'Etat n'a donc aucun mal à
s'imposer durant ce congrès, puisqu'il est directement choisi et
nommé par Abdou Diouf 73. Sans débats - le
congrès PS de 1996 est d'ailleurs connu sous le nom de "congrès
sans débats" - Ousmane Tanor Dieng se voit confier les pleins pouvoirs
du parti, et tous les attributs qui les accompagnent. Etonnant, pour un homme
qui n'a rejoint le bureau politique PS qu'en 1988.
Si Habib Thiam parle dans ses mémoires de confiscation
tanorienne du parti, on pense plutôt à une donation dioufiste. En
effet, Abdou Diouf est pleinement "responsable" de la mise en place de
l'omnipotence tanorienne. Depuis son intronisation au gouvernement en 1990, et
surtout sa nomination à la tête du directoire de campagne en 1992,
les mérites d'Ousmane Tanor Dieng sont très
régulièrement loués par le chef de l'Etat. Il n'est donc
étonnant que le nouveau président du Parti socialiste fasse les
louanges de son protégé lors du congrès de mars 1996. Il
dit notamment à cette occasion : "vous m 'avez comblé en m
'étant à mes cotés un garçon remarquable"
74. Ainsi né officiellement en mars 1996 le
binôme Diouf-Tanor, qui ressemblent étrangement à l'ancien
duo Diouf-Collin des années 1980. Mais des différences de taille
séparent Collin de Tanor Dieng :
- La couleur de la peau : Collin n'étant pas
sénégalais d'origine, il n'a jamais pu espérer avoir un
destin présidentiel. Il a donc toujours été
présenté non pas comme un potentiel dauphin mais comme une
éminence grise. Du fait de ses racines, Tanor Dieng peut quant à
lui prétendre succéder un jour à Abdou Diouf. Cet
élément rend ses rapports nettement plus délicats aussi
bien avec l'opposition qu'avec son propre parti.
- L 'influence : Il est incontestable que Jean
Collin avait nettement plus d'influence que Tanor Dieng, de par ses
réseaux, son statut "d'homme de l'indépendance" et ses relations
étroites avec la France. Ousmane Tanor Dieng n'est lui qu'une
"création de Diouf". Il n'a par conséquent pas les mêmes
relations ni les mêmes moyens financiers que son
"prédécesseur". Pis, Paris le boude, lui préférant
nettement Moustapha Niasse.
- Le rapport avec Abdou Diouf : Jean Collin a fait
Abdou Diouf, en lui assurant notamment en 1978 et 1980 la présidence de
la République. Comme l'a reconnu le chef de l'Etat, il doit tout
à Jean Collin. Mais que doit Abdou Diouf à Tanor Dieng ? Peu de
choses, sinon rien. Néanmoins, au cours des années 1980, dans
l'ombre médiatique, le ministre d'Etat a su gagner la confiance du chef
de l'Etat et peu à peu devenir son interlocuteur principal. Devant les
premiers signes de vacillement du PS, et les risques d'implosion qui en
découlent, Ousmane Tanor Dieng représente la voie de la
modération et surtout de la fidélité pour le
Président de la République.
C'est pourquoi on a du mal à parler de "syndrome Jean
Collin" pour évoquer la position d' Ousmane Tanor Dieng. Au demeurant,
Jean Collin a été jusqu'à sa nomination au poste de
ministre de l'Intérieur intérimaire en 1987 relativement "sage"
médiatiquement, se prononçant que très rarement sur
l'actualité politique sénégalaise. A l'inverse, le
ministre-directeur de cabinet s'affirme dès 1992 sur l'échiquier
politique. Il accorde des interviews à Jeune Afrique
ou au Soleil (ce que Collin n'a jamais fait) ; accepte le
directoire de campagne des élections de 1993 ; devient la tête de
liste socialiste officieuse lors des législatives de la même
année etc. La théorie de l'homme secret sorti de l'ombre sous les
coups de l'opposition, à l'instar de Jean Collin, n'est donc pas
crédible pour définir l'ascension tanorienne. Ousmane Tanor Dieng
n'est pas un homme qui a été piégé, qui s'est
engagé malgré lui dans un chemin sans retour. Ce
73 Sans s'en rendre compte, Abdou Diouf avoue explicitement
cet état de fait en déclarant : "j'ai mis M.Ousmane Tanor
Dieng (puis il se rattrape) j'ai proposé M. Ousmane Tanor Dieng
comme premier secrétaire pour gérer le parti au quotidien". Abdou
Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny, Emission livre d'or, RFI,
2005.
74 "Un PS sur mesure ", Le Soleil, 1 er avril 1996.
chemin est le sien, car il est selon lui
"prédestiné", comme il le déclare en décembre 1996
75.
Cette prédestination le pousse à bâtir un
bureau politique qui lui est totalement dévoué. On
dénombre 30 "conservateurs" sur les 35 membres du nouveau bureau
politique de 1996. Par conséquent, Djibo Kâ et André Sonko,
deux piliers de l'ancien PS, sont écartés, tout comme Moustapha
Niasse, qui s'est vu refusé de surcroît par Abdou Diouf l'union
régionale de Kaolack. Les dix secrétaires généraux
de régions sont donc également plus ou moins des proches
d'Ousmane Tanor Dieng 76 :
- Union Régionale de Dakar : Mamadou Diop
- Union Régionale de Diourbel : Jacques Baudin
- Union Régionale de Fatick : Mamadou Faye
- Union Régionale de Kaolack : Abdoulaye Diack
- Union Régionale de Kolda : Amath Cissé
- Union Régionale de Louga : Daouda Sow
- Union Régionale de Saint-Louis : Abdourahim Agne
- Union Régionale de Tamba : Cheikh Abdul Khadre
Cissokho
- Union Régionale de Thiès : Ousmane Tanor
Dieng
- Union Régionale de Ziguinchor : Landing Sané
On constate parmi cette liste le retour au premier plan de
Daouda Sow. Il n'est pas anodin. En effet, l'ancien président de
l'Assemblée nationale s'avère être... l'oncle de Djibo
Kâ. En réimplantant Sow à Louga, qui est le fief
électoral de son neveu, Ousmane Tanor Dieng espère sûrement
créer la confusion dans l'esprit des soutiens de Kâ et reprendre
en main le parti dans la région.
Le nouveau secrétaire national a donc pris le
contrôle du PS, en verrouillant les postes clefs et en s'assurant une
confiance sans faille du chef de l'Etat. Pour apaiser toutes ses craintes, le
ministre d'Etat le propose candidat à l'élection
présidentielle de 2000... quatre ans avant l'échéance
électorale 77.
L'investiture de Tanor Dieng ne ramène pourtant pas le
calme au sein du PS. De nombreux échos rapportent
qu'énormément de militants pas sent dans le camp libéral,
que le premier secrétaire général n'est pas
apprécié, qu'il s'entend mal avec tout l'entourage dioufiste etc.
Le PS a donc besoin, avant des élections régionales et
municipales capitales, de se retrouver et de faire la paix, aussi brève
soit-elle.
Le quatre-vingt dixième anniversaire de Léopold
Sédar Senghor tombe ainsi à point nommé. Les
numéros d'octobre 1996 du Soleil retracent "la grande oeuvre"
de l'ancien Président : la conquête de l'indépendance ; la
création du BDS ; l'ouverture démocratique ; le soutien
accordé à Abdou Diouf, "le fils spirituel de Senghor" etc. Pour
la propagande gouvernementale, le chef de l'Etat prolonge l'oeuvre
senghorienne, oeuvre que Diouf n'a jamais renié selon le quotidien.
Les temps ont ainsi changé. Dix ans auparavant, pour
les quatre-vingt ans de l'ancien Président, Le Soleil du 10
octobre 1986... n'avait fait aucune allusion à l'anniversaire de Senghor
78. A l'époque, il semble que l'héritage
senghorien n'était pas aussi bien assumé qu'en
75 "Ousmane Tanor Dieng : j'ai un destin que les hommes ne
pourront pas changer", Jeune Afrique, n° 1877, 31 décembre
1996.
76 Le Soleil, 27 octobre 1998.
77 Habib Thiam affirme que pour Ousmane Tanor Dieng, "c
'est un moyen de se dédouaner, à très bon compte, tout en
essayant de consolider ses propres positions". Habib Thiam, Par devoir
et amitié, pp.185, Paris, Rocher, 2001.
78 Le Soleil, 10 octobre 1986.
1996...
Les diverses manifestations faites autour de cet anniversaire
permettent à Ousmane Tanor Dieng de se faire voir, et de rappeler toute
l'admiration qu'il a aussi bien pour Senghor que pour Abdou Diouf. Il
revendique dans ses discours l'héritage du BDS et proclame que son
devoir de premier secrétaire l'oblige à perpétuer et
à s'abreuver de la source senghorienne. En l'absence du principal
concerné - son âge ne lui permet plus de se déplacer hors
de France - cette commémoration s'apparente plus à un meeting
de campagne qu'à un véritable hommage. Après avoir
frôlé l'amnésie durant près d'une dizaine
année, le pouvoir socialiste retrouve subitement la mémoire. En
1996, tout est bon pour rappeler la filiation du régime à
Senghor. Ainsi, le même jour, l'aéroport, le stade et l'avenue
principale de Dakar sont rebaptisés du nom de l'ancien Président
79.
Une fois les festivités terminées,
l'unité socialiste affichée prend fin. Les rivalités entre
clans réapparaissent à quelques semaines des élections.
Pour y mettre un terme, Ousmane Tanor Dieng proclame la tenue d'investitures
consensuelles. En lieu et place des têtes de liste traditionnelles, le
premier secrétaire PS établit des listes de candidats, sans ordre
précis. La commission nationale de conciliation, crée à
l'occasion du congrès de mars 1996, veille à une
répartition équitable des tendances sur les listes
régionales et municipales pour éviter tout sentiment d'injustice.
Une formule est trouvée par le parti pour définir cette
volonté de transparence et d'unité : "gagner tous ensembles
ou perdre tous ensembles" 80.
Par cette initiative novatrice, le ministre d'Etat souhaite
faire taire les dissensions internes afin de donner les moyens au PS de
reconquérir les centres urbains qui, Saint-Louis excepté, ont
tous voté majoritairement pour les libéraux lors des
précédentes élections. De son coté, Wade revient
sur ses premières déclarations et se lance lui-aussi dans la
campagne des régionales et municipales 81 . Rapidement, il
s'oppose à Ousmane Tanor Dieng.