A sa sortie de prison, Abdoulaye Wade consolide ses nouveaux
liens avec Landing Savané. Les deux hommes fondent dès septembre
1994 une nouvelle alliance : "Bokk sopi Senegaal". Bien qu'ils s'en
défendent, cette union met fin à l'alliance
précédente avec le RND. Contrairement à la CFD, Bokk
sopi dispose d'une véritable structure. Les rôles sont
clairement définis. Abdoulaye Wade est le président et Landing
Savané le seconde. Ils se fixent des ambitions sur la longue
durée, l'organisation ne prévoyant pas d'être
renouvelée avant trois ans. En travaillant sur le long terme, ils
envisagent ensemble la conquête du pouvoir, avec à terme
l'instauration d'un régime parlementaire et la redéfinition des
rapports entre le Sénégal et les bailleurs de fonds.
36 "Michel Rocard : notre jugement a changé ",
Le Soleil, 10 avril 1994
37 Elimane Fall, "Par tous les moyens légaux",
Jeune Afrique, n° 1 740 18 mai 1994.
38 Géraldine Faes, "J'étais prêt
à signer mon testament", Jeune Afrique, n° 1740, 27 juillet
1994.
La rupture avec le RND parait incohérente,
étant donné que Madior Diop a manifesté pendant
l'incarcération de Wade un soutien sans faille. En outre, le CFD offrait
un cadre d'opposition unitaire et utile à quelques mois d'importantes
élections municipales. La création du Bokk sopi revient
donc à détruire le travail entrepris par le RND, et par
conséquent à rendre brouillonne la stratégie de
l'opposition. En effet, les fondateurs du Bokk sopi sont dès la
création de leur mouvement accusés de "haute trahison" par les
exclus de cette nouvelle alliance. Au cours d'un débat à trois en
septembre 1994, qui rassemble Iba der Thiam (CDP/Garab Gui), Ousmane Ngom (PDS)
et Bara Diouf (PS), le principal visé par les attaques du CDP/Garab-Gui
n'est pas le dirigeant socialiste, mais bel et bien le numéro deux du
PDS 39. L'opposition est au prise à une
véritable guerre interne.
Abdoulaye Wade a donc sacrifié la bonne entente au
sein de l'opposition au profit d'And Jëf, un parti qui s'est
crédibilisé depuis le début des années 1990 en
refusant toutes négociations avec les socialistes. Landing Savané
confirme cette position en réaffirmant à de multiples reprises
à la fin de l'année 1994 son refus d'entrer dans un gouvernement
PS. Pourtant, le PDS laisse entendre qu'il privilégie de son coté
"l'entrisme", c'est à dire la participation gouvernementale. Abdoulaye
Wade se pose en sauveur, "en homme qui ne doit pas laisser chavirer le
navire". Il affirme notamment avoir la possibilité d'amener de
l'argent au gouvernement grâce à ses multiples relations
40.
Contrairement à 1991, Wade fixe des conditions pour
revenir aux cotés d'Abdou Diouf. Il réclame un gouvernement
composé à 50% de non socialistes et la mise en place d'une
concertation nationale sur tous les grands problèmes du pays. On pense
que cette rigidité wadiste n'a pour seul but que de convaincre
Savané de rejoindre à terme l'équipe gouvernementale.
Quant au chef de l'Etat, il appelle implicitement les deux
hommes à le rejoindre au cours de son allocution de fin d'année
1994 :
"j'ai été démocratiquement
élu Président de la République (...) mais ce n 'est pas
une raison pour gouverner seul (...) soyons cependant clair (...) j'entends
rester le maître du jeu" 41.
Cette politique de la main tendue est appréciée
par le PDS. Le 4 janvier 1995, Abdoulaye Wade rencontre officiellement le chef
de l'Etat, ceci pour la première fois depuis son départ du
gouvernement le 19 octobre 1992. Abdou Diouf accepte durant cet entretien
qu'Abdoulaye Wade se charge de préparer une future concertation
nationale et consulte divers acteurs politiques, économiques et sociaux.
Dans un esprit d'ouverture, le Président reçoit également
au palais tous les autres chefs de parti, dont Landing Savané, qui
réitère à cette occasion son refus de rentrer au
gouvernement 42. L'opération séduction
menée conjointement par le PS et le PDS à l'égard d'And
Jëf échoue donc.
Dans un premier temps, la mise en place de la concertation
nationale continue. En dépit de l'absence du PS, qui refuse toute
idée de table ronde, Abdoulaye Wade rassemble autour de son projet 44
acteurs de la vie économique et politique du Sénégal. Ils
sont invités à définir les qualités et les
faiblesses du régime.
Toutefois, alors que And Jëf conseille à son
allié d'attendre les conclusions de la concertation avant tout
"entrisme", le PDS préfère accéder le plus tôt
possible au gouvernement. La
39 "Débat à la télévision : le
public voulait autre chose", Le Soleil, 27 septembre 1994
40 "Abdoulaye Wade : personne n'a le droit de laisser
chavirer le navire", Le Soleil, 2 décembre 1994.
41 "La flamme de l'espérance", Le Soleil, 2
janvier 1995.
42 "Landing confirme son refus", Le Soleil, 20 janvier
1995.
concertation nationale n'est donc plus la priorité de
Wade. Il s'agit maintenant pour lui de négocier au mieux son
entrée, et celle de ses ministres, de manière à obtenir
certains moyens que le PDS n'a pas eu en 1991.
Abdoulaye Wade ménage cependant le Président en
ne formulant non pas des conditions d'entrée mais des recommandations,
que l'on peut résumer en quatre points 43 :
- Le nouveau gouvernement doit être marqué par
"un changement dans les hommes et méthodes"
- Le gouvernement ne doit pas dépasser 20 ministres
- Les postes attribuées aux différents partis
doivent "refléter leur importance relative"
- Les postes attribués au PDS doivent permettre "une
contribution réelle du parti"
Ces recommandations acceptées, le PDS revient au
gouvernement le 15 mars 1995. Cinq ministres libéraux rejoignent
l'équipe ministérielle. Comme en 1991, leurs fonctions sont
secondaires ou mal définies. Par conséquent, contrairement
à la "recommandation" du parti libéral, "les postes
attribués au PDS ne permettent pas une contribution réelle du
parti ".
Abdoulaye Wade retrouve son ministère d'Etat... sans
portefeuille ; Ousmane Ngom est nommé à la Santé et
à l'Action Sociale ; le numéro trois du PDS, le jeune Idrissa
Seck, est placé au Commerce, à l'Artisanat et à
l'Industrialisation ; la présidente des femmes libérales, Aminata
Tall, se voit confier l'Enseignement Technique et la Formation Professionnelle
; enfin, Massokhana Kane est mis à l'Intégration Economique
Africaine 44.
Bien que plus de la moitié des ministres soient du PS,
contrairement aux exigences wadistes de septembre 1994, on note la
présence de six ministres et quatre ministres
délégués non socialistes (5 PDS, 2 LD/MPT, 2 PIT, 1
PDS-R). Ceci indique une évolution de la conception politique au
Sénégal, puisque même si le PS conserve une "toute
puissance" de fait, le parti ayant entre ses mains tous les leviers du pouvoir,
l'opposition est à présent associée aux grandes
orientations politiques du pays.
L'entrée du PDS au gouvernement est une
nécessité pour Abdou Diouf. Si Jeune Afrique soutient
dans son édition du 18 janvier 1995 que le chef de l'Etat
sénégalais a toutes les cartes en main pour négocier avec
les libéraux, on peut légitimement... penser le contraire
45. En effet, il faut tout d'abord avoir à
l'esprit que le PDS est majoritaire dans la capitale sénégalaise.
Dans une région concentrant un tiers de la population, le
Président de la République ne peut pas se passer d'un homme aussi
populaire que Abdoulaye Wade, sous peine d'aggraver la tension sociale. En
outre, la post-dévaluation se passe relativement mal au
Sénégal. Au contraire de ses voisins, l'économie
sénégalaise ne repart pas, les réformes et la
libéralisation tardant à venir. L'arrivée des
libéraux doit ainsi permettre aux socialistes de faire passer des
mesures difficiles auprès d'une population urbaine de plus en plus
défiante vis-à-vis d'un parti au pouvoir depuis quarante ans,
jugé unique responsable de la paupérisation du pays. Enfin, Abdou
Diouf a besoin d'Abdoulaye Wade à ses cotés car il ne peut plus
totalement se reposer sur son parti pour gouverner le pays, le PS étant
déchiré depuis 1993 entre les pro et les anti-Ousmane Tanor
Dieng.
Ce conflit a des répercussions sur la composition du
nouveau gouvernement. Djibo Kâ, fidèle parmi les fidèles
d'Abdou Diouf, qui a oeuvré pour son accession au pouvoir,
présent sans discontinuité au gouvernement depuis 1978, n'est pas
reconduit dans ses fonctions de ministre de l'Intérieur. La crise de
février 1994 ne plaide pas pour son bilan, puisqu'il n'a pas su
43 Le Soleil, 13 mars 1995.
44 "L 'opposition sénégalaise entre au
gouvernement", Le Monde, 17 mars 1995. 45 Elimane Fall, "La paix des
braves", Jeune Afrique, n° 1775, 18 janvier 1995.
contrecarrer la déferlante moustarchidine et
empêcher les manifestants d'atteindre les grillages
du palais présidentiel. On pense néanmoins que si
Abdou Diouf avait désiré le sanctionner, il l'aurait
démissionné immédiatement, comme il l'avait fait avec
Ibrahima Wone lors de la
grève policière en 1987.
On croit que ce limogeage n'est justifié que par la
défiance marquée de Djibo Kâ à l'égard du
"protégé" d'Abdou Diouf, Ousmane Tanor Dieng 46 . Il
n'est pas un hasard si l'ancien "enfant
terrible" du PS est démis de ses fonctions une quinzaine
de jours après avoir fait la une de
Jeune Afrique. Dans un
article de quatre pages qui lui est consacré, "la longue marche de
monsieur Kâ" 47, le ministre relate ses
années au gouvernement, sa fidélité à
Léopold Sédar
Senghor et Abdou Diouf, puis s'exprime plus ou moins
explicitement sur la position d'Ousmane Tanor Dieng au PS. Francis
Kpatindé retranscrit ses propos de la façon suivante :
"Parallèlement à ses activités
ministérielles, Djibo Kâ a été, vingt années
durant, de tous les combats pour la transformation du PS, parti unique à
ses débuts, en une formation démocratique. Non seulement, la
résolution de "Rénovation" du parti a été
rédigée à son domicile (avec la participation d'Ousmane
Tanor Dieng) en mars 1989, mais il dirige, depuis six ans, 'le Club Nation et
Développement", une structure plus souple que le PS (elle est ouverte
à tous) crée en 1969. Il n 'empêche, depuis les
élections de 1993, certains, au sein même de son parti, sem blent
déterminés à freiner son irrésistible ascension.
Les amis de Djibo Kâ estiment que le Sénégal a
changé et le PS avec lui, et qu'on ne peut plus gérer ce parti
comme on le faisait en 1960. Ils réclament l'élection au suffrage
universel direct de tous les dirigeants du parti, de la base au sommet. En
face, leurs adversaires, les fameux "refondateurs", préfèrent les
vieilles recettes du centralisme démocratique : élection à
la base, cooptation au sommet".
Djibo Kâ, le Rénovateur, souligne dans cet
extrait deux tares d'Ousmane Tanor Dieng : son
illégitimité et son conservatisme. Il
dévoile ainsi au grand jour une stratégie qui fait son
succès auprès de la base socialiste depuis 1993, qui lui a permis
d'attirer les historiques PS
mais aussi les déçus de la rénovation
avortée de 1990. En ratissant large, il se donne une nouvelle image,
bien éloignée du Djibo Kâ des années 1980 prêt
à tout pour justifier
l'omnipotence socialiste.
S'il se dit fidèle au chef de l'Etat dans cet entretien,
il n'empêche que Kâ remet en cause le
mode de fonctionnement dioufiste lorsqu'il dénonce
"les vieilles recettes du centralisme démocratique". On sait
que Abdou Diouf est l'instigateur de la cooptation au sommet et que
ses réélections à la tête du PS se
font toujours... par acclamation. Djibo Kâ a pris le risque de se
démarquer de la ligne officielle. Il en paie donc rapidement le prix.
Lors de son éviction, Le Soleil rapporte
uniquement que Djibo Kâ ne souhaite faire aucun commentaire. Le quotidien
n'approfondit pas une question pourtant traitée par tous les
médias
étrangers 48 . Le désormais ancien
ministre quitte le gouvernement par la petite porte. Il se retrouve
aussitôt banni des hautes instances officielles... et des médias
d'Etat. A partir du 15 mars 1995, Djibo Kâ entame une longue
traversée du désert politique et médiatique.
Hormis ce départ, le Président Diouf
n'évince aucune autre tête d'affiche socialiste. On est ainsi bien
loin du compte quant à la "recommandation" libérale d'avoir un
gouvernement
limité à une vingtaine de membres. On recense
en effet... 33 ministres. Le chef de l'Etat contente donc tout le monde en
accordant des places à l'opposition tout en n'en enlevant pas
à
son parti. Il privilégie de ce fait la "paix
politique" à l'efficacité, puisque certains ministères
apparais sent comme de véritables sinécures, ce que ne manque de
souligner Landing Savané
46 On sait dès 1994 que Djibo Kâ et Ousmane Tanor
Dieng ne s'adressent plus la parole. "Abdou Diouf aux EtatsUnis ",
Lettre du continent, 19 mai 1994.
47 Francis Kpatindé, "La longue marche de Monsieur
Kâ ", Jeune Afrique, n° 1781, 1 er mars 1995.
48 "Le ballet des ministrables", Le Soleil, 16 mars 1995
; "L'opposition sénégalaise entre au gouvernement", Le Monde,
17 mars 1995 ; "Pourquoi Djibo Kâ est tombé ? ",
Jeune Afrique, n° 1785, 29 mars 1995.
et Iba der Thiam, devenus presque malgré eux les chefs
de l'opposition 49. Voici le gouvernement du 15 mars 1995 :
- Premier Ministre : Habib Thiam
- Ministre d'Etat auprès du Président de la
République : Abdoulaye Wade (PDS)
- Ministre d'Etat, Ministre des Affaires Etrangères et
des Sénégalais de l'Extérieur : Moustapha Niasse
- Ministre d'Etat, Ministre de l'Agriculture : Robert Sagna
- Ministre d'Etat, Ministre des Services et des Affaires
Présidentiels : Ousmane Tanor Dieng
- Ministre de la Justice, Garde des Sceaux : Jacques Baudin
- Ministre de l'Intérieur : Abdourahmane Sow
- Ministre des Forces Armées : Cheikh Amidou Kane
- Ministre de l'Economie, des Finances et du Plan : Ousmane
Sakho
- Ministre de l'Environnement et de la Protection de la Nature :
Abdoulaye Bathily (LD/MPT)
- Ministre de l'Urbanisme et de l'Habitat : Amath Dansokho
(PIT)
- Ministre de la Santé Publique et de l'Action Sociale :
Ousmane Ngom (PDS)
- Ministre de l'Education Nationale : André Sonko
- Ministre de l'Energie, des Mines et de l'Industrie : Magued
Diouf
- Ministre de la Modernisation de l'Etat : Babacar
Néné Mbaye
- Ministre de la Culture : Abdoulaye Elimane Kane
- Ministre de la Communication : Serigne Diop (PDS-R)
- Ministre du Travail et de l'Emploi : Assane Diop
- Ministre des Femmes, des Enfants et de la Famille : Mme
Aminata Mbengue Ndiaye
- Ministre de l'Equipement et des Transports Terrestres :
Landing Sané
- Ministre du Commerce, de l'Artisanat et de l'Industrialisation
: Idrissa Seck (PDS)
- Ministre de la Jeunesse et des Sports : Ousmane Paye
- Ministre de la Pêche et des Transports Maritimes : Alas
sane Dialy Ndiaye
- Ministre du Tourisme et des Transports Aériens :
Tidiane Sylla
- Ministre de l'Hydraulique : Mamadou Faye
- Ministre de la Ville : Daour Cissé
- Ministre de la Recherche Scientifique et des Technologies :
Mme Marie-Louise Correa (PDS)
- Ministre délégué auprès du Premier
Ministre, chargé des Relations avec les Assemblées : Khalifa
Sall
- Ministre délégué auprès du Premier
Ministre, chargé de l'Intégration Africaine : Massokhna Kane
(PDS)
- Ministre délégué auprès du
Ministre de l'Intérieur, chargé de la Décentralisation :
Souty Touré
- Ministre délégué auprès du
Ministre de l'Economie, des Finances et du Plan, chargé du Budget :
Lamine Loum
- Ministre délégué auprès du
Ministre de l'Economie, des Finances et du Plan, chargé de la
Planification : Magatte Thiam (PIT)
- Ministre délégué auprès du
Ministre de l'Education Nationale, chargé de l'Education de Base et des
Langues Nationales : Mamadou Ndoye (LD/MPT)
- Ministre délégué auprès du
Ministre de l'Education Nationale, chargé de l'Enseignement Technique et
de la Formation Professionnelle : Mme Aminata Tall (PDS)
La rentrée du PDS au gouvernement marque la fin d'une
époque pour les opposants, la
constitution d'un pôle d'opposition étant
inenvisageable sans le parti libéral. Le RND tente néanmoins de
fédérer autour de lui les partis mécontents, en proposant
une CFD 2, qui
inclurait And Jëf et le CDP/Garab-Gui. Mais le parti de
Landing Savané refuse de réincorporer une coalition, certainement
échaudé par son expérience ratée avec le PDS. En
outre, And Jëf s'est aperçu avec ses
résultats électoraux de 1993 qu'il peut largement concourir seul
et que sa stratégie de refus permanent lui est bénéfique.
Landing Savané se
pose par conséquent après mars 1995 comme le
véritable opposant au régime dioufiste.
49 Le Soleil, 17 mars 1995.
Pour ne pas céder le terrain de la contestation
à son ancien allié, le PDS adopte une stratégie
singulièrement différente à celle de 1991. En effet, la
formation libérale se rend compte assez rapidement de
l'impopularité de sa décision de revenir au gouvernement, comme
l'atteste l'échec total de la concertation nationale, une à une
les organisations prévues pour ces états généraux
ayant boudé "le traître" Abdoulaye Wade, en dépit du
soutien... d'And Jëf, désireux de voir aboutir le projet de table
ronde 50. Convaincu depuis 1993 qu'il a besoin de toute
l'opposition derrière lui pour vaincre Abdou Diouf, Abdoulaye Wade est
beaucoup plus mesuré dans ses soutiens à la politique
appliquée par le PS lors de son deuxième passage au
gouvernement.
D'ailleurs, le titre gouvernemental de Wade indique que ce
dernier ne doit pas rendre de compte au PS, mais seulement au Président
de la République. Dès les premiers mois de la cohabitation, on
observe dans ses prises de position une liberté de parole qu'il n'avait
pas quatre ans auparavant. Ainsi, il n'hésite pas à
décrier en juin 1995 un des projets majeurs du septennat : la
décentralisation 51 . Il évoque les risques de
sécession, notamment en Casamance, et soumet... un découpage
économique et non administratif des régions. Il propose la
création d'un poste de vice-gouverneur régional chargé des
questions économiques qui travaillerait en collaboration avec le
gouverneur "administratif". Les assemblées régionales, trop
coûteuses et inutiles pour Abdoulaye Wade, sont remplacées dans le
projet wadiste par une chambre représentative des différentes
corporations économiques et sociales de la région (paysans,
artisans, hommes d'affaires).
Cette liberté de ton décomplexe les deux
formations marxistes du gouvernement. La LD/MPT et le PIT ont pourtant
été avant 1995 des alliés fidèles au PS, notamment
lors de la dévaluation, se ralliant sans broncher aux positions
gouvernementales et allant même jusqu'à prôner...
l'intérêt de celle-ci : un comble pour des partis d'extrême
gauche 52 . Mais avec l'arrivée des libéraux, la
solidarité affichée depuis 1993 vole en éclats.
Les marxistes laissent à présent entendre,
à la manière de Wade, qu'ils ne doivent rendre de compte
qu'à Abdou Diouf et nullement au PS. Or, le Président de la
République s'absente durant l'hivernage 1995 pour subir une intervention
chirurgicale en France. Seuls face aux socialistes, les partis "entristes"
s'activent et les langues se délient.
Tandis que le PDS engage un recours devant le Conseil
constitutionnel contre une loi prorogeant d'un an les mandats des conseils
municipaux et ruraux, le comité central du PIT critique ouvertement le
27 août 1995 la "mal gouvernance" PS, chose que le parti d'Amath Dansokho
n'a jamais fait depuis... 1989. Le lendemain, alors qu'on s'attend à une
position plus mesurée du secrétaire général du PIT,
Dansokho appuie la démarche de sa base, insistant sur le fait que les
critiques ne sont pas adressés à Abdou Diouf mais à
certains socialistes. Il déclare alors que "si les attitudes
négatives dénoncées par le PIT sont
considérées comme une fronde contre le gouvernement, qu 'il en
soit ainsi" 53.
La situation s'envenime. Le bureau politique socialiste
rétorque via Le Soleil que le PIT est dans le gouvernement
"malgré une envergure nationale fort modeste et un poids politique
fort négligeable" 54 et qu'il manque à tous ses
devoirs en ne respectant pas la solidarité gouvernementale. Abdou Diouf,
en convalescence en France, est averti par Habib Thiam de la situation. Il
l'invite à précipiter son retour au Sénégal pour
venir arbitrer le conflit au plus vite, d'autant plus que les différents
organes socialistes demandent le limogeage pur et simple des
50 "La concertation nationale s'accorde une dernière
chance", Le Soleil, 23 avril 1995.
51 "Projet de décentralisation : les réserves
du PDS", Le Soleil, 9 juin 1995.
52 "Il n'y a pas d'autres alternatives", Le soleil, 23
août 1993 ; "Déclaration de la LD/MPT", Le Soleil, 24
septembre 1993 et "La LD/MPT appelle à la concertation ", Le
Soleil, 4 février 1994.
53 "Amath Dansokho à Thiès : fidèle
à l'esprit de la déclaration du PIT", Le Soleil, 29
août 1995. 54 Le Soleil, 31 août 1995.
ministres PIT... et PDS 55. En effet,
les cadres du PDS - alter ego libéral du GER - dénoncent
eux-aussi la mal gouvernance socialiste. Cependant, contrairement à
Dansokho, Abdoulaye Wade ne soutient aucunement cette initiative 56
. On note ainsi que des dirigeants socialistes et libéraux
militent dès l'hivernage 1995 pour la cessation de la cohabitation. De
ce fait, le duo Diouf-Wade ne tient que par la volonté des deux hommes,
et non par la volonté des instances PS et PDS.
La rupture entre le gouvernement et le PIT n'est pas
envisagée dans un premier temps par Abdou Diouf. Il revient de France le
9 septembre 1995 et rappelle dès son arrivée à
l'aéroport de Dakar le besoin de solidarité gouvernementale. En
jouant l'apaisement, Diouf tient certainement à offrir une porte de
sortie convenable à cette crise et éviter une rupture
définitive avec un allié "fidèle" depuis le début
des années 1990. Cependant, le PIT surenchérit quelques heures
plus tard. Il confirme ses déclarations d'août et revendique son
identité propre. Le parti marxiste décide donc presque de
lui-même de s'auto-exclure du gouvernement à majorité
présidentielle élargie.
Pourtant, aucune raison ne le pousse à agir de la
sorte : le gouvernement de cohabitation est récent ; il n'y a pas de
crise politique majeure dans le pays ; les élections municipales sont
encore assez éloignées etc. En choisissant une liberté de
ton en rupture avec son attitude des cinq dernières années, le
PIT désire certainement simplement imiter l'exemple wadiste... avec
moins de tact et d'intelligence politique.
C'est pourquoi le PIT est profondément surpris
à l'annonce du limogeage de ses ministres sans "entretien
préalable" avec Abdou Diouf 57. Abdoulaye Wade
demeure quant à lui au gouvernement, satisfait de ses conditions de
travail, puisqu'il dispose d'un bureau personnel et de conseillers techniques,
choses qu'il n'avait pas entre 1991 et 1992.
Le maintien des ministres PDS a des conséquences sur
la vie parlementaire. Dans une assemblée de 120 personnes, seuls 6
députés n'appartiennent pas à la "majorité
présidentielle" (3 de la Jappoo, 2 du PIT, 1 de l'UDS/R). La
tonalité vigoureuse des débats de 1993-1995 disparaît donc,
ainsi que les commissions d'enquêtes et certaines propositions de lois.
Malgré l'absence de concertation entre députés PS et PDS,
la vie parlementaire est amputée. Le Parlement redevient une simple
chambre d'enregistrement, à peine bousculée par les
revendications de députés tels que Landing Savané, Iba der
Thiam, Amath Dansokho ou Madior Diouf 58.
Même si un certain unanimisme règne à
l'Assemblée nationale, l'ambiance au sein du gouvernement continue
à se détériorer. Contrairement à 1992, Abdoulaye
Wade privilégie les élections approchantes à l'entente
cordiale. Les petites phrases et les désaccords prolifèrent, les
meetings de précampagne aussi. Le PDS annonce à grands
renforts de publicité la transhumance de militants socialistes vers le
camp libéral. En réaction, le PS via Le Soleil, reprend
une stratégie qui était la sienne durant les années 1980
et annonce presque quotidiennement... des ralliements libéraux au PS
59. La solidarité gouvernementale vole peu
à peu en éclats, car pour la première fois depuis la prise
de fonction d'Abdou Diouf, les
55 Badara Diouf, "Servir l'Etat ou le parti", Le
Soleil, 3 septembre 1995 et "Le GER dénonce
l'irresponsabilité", Le Soleil, 7 septembre 1995.
56 "Me Wade : aller au-delà de nos divergences",
Le Soleil, 15 sept 1995.
57 "Je crois qu'ils (les membres du PIT) furent surpris, car
ils s'attendaient à une discussion avec le Président". Habib
Thiam, Par devoir et amitié, pp.184, Paris, Rocher, 2001.
58 "Parlement: la nouvelle majorité se cherche",
Le Soleil, 27 avril 1995 et "Parlement : progrès dans le
dialogue", Le Soleil, 27 décembre 1995.
59 Cette stratégie PS ne s'interrompt
véritablement qu'en... 2000. "Un autre député quitte
le PDS", Le Soleil, 21 août 1996.
élections régionales, municipales et rurales ont
de véritables enjeux.