Bon nombre d'observateurs estiment en 1993 que les programmes
d'ajustement sénégalais ont connu plus d'échecs que de
réussites. Ils ne se sont pas assez attachés aux
considérations
11 'Moustapha Sy jugé par défaut", Le
Soleil, 16 janvier 1994.
12 "Audience reporté au 14 janvier", Le Soleil,
7 janvier 1994.
13 Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.1 68,
Paris, Rocher, 2001.
14 Voir chapitre suivant.
15 Le non-recours à la peine de mort est une
"tradition sénégalaise". La dernière exécution
capitale remonte au 15 juin 1967. L'exécuté, Moustapha Lô,
avait tenté de tuer à l'époque le Président
Léopold Sédar Senghor. Elimane Fall, "La démocratie
à l'épreuve", Jeune Afrique, n° 1760, 5 octobre
1994.
16 Abdoulaye Wade surprend bon nombre d'observateurs lorsqu'en
2002... il amnistie les trois assassins de Babacar Sèye. Cette
décision réanime le débat sur le commanditaire du meurtre
du vice-président et le rôle supposé joué par
Abdoulaye Wade ou Habib Thiam. Voir Abdou Latif Coulibaly, "Affaire Me
Sèye, un meurtre sur commande", Paris, L'Harmattan, 2005, 211 pages
et le "livre-réponse" du camp wadiste de Madické Niang,
"Affaire Me Sèye : le piège de l'acharnement", Le
Cherche-Midi, 2006, 224 pages.
physiques, historiques et sociologiques du pays. En fixant
des mesures excessives et des conditionnalités trop fortes, les
programmes se sont heurtés à la "faisabilité politique"
17 . De surcroît, l'économie sénégalaise
ne s'est pas réformée comme l'avait réclamé les
institutions financières internationales. En 1993, les monopoles
persistent ; la corruption est omniprésente; les importations sont trop
nombreuses, provoquant d'énormes déficits budgétaires (40
millions FF par mois au cours de l'année 1993).
L'économie du Sénégal est à bout
de souffle, tout comme celle de ses homologues africains, dont la Cote
d'Ivoire, qui n'a pas pu se redresser depuis 1992. De plus, la France vient de
changer de majorité. Alors que sous le gouvernement socialiste de
Bérégovoy, le Sénégal s'est vu octroyé un
chèque de 1,5 milliards FF 18 , Edouard Balladur, nouveau Premier
ministre, promouvoit l'austérité et refuse à
présent de payer les fins de mois du "pré-carré" africain.
Il promet de nouvelles aides... qu'en cas d'une reprise de dialogue avec le FMI
et de la Banque mondiale. Or, les deux institutions exigent une
dévaluation avant une reprise formelle des contacts et des aides,
stoppés depuis plus d'un an. Abdou Diouf, touj ours sur la même
ligne de conduite depuis 1992, refuse une quelconque dévaluation, en
dépit d'une visite du Premier ministre ivoirien en octobre 1993. A cette
occasion, Alassane Ouattara encourage son voisin à se laisser convaincre
pour le bien de l'avenir de la zone CFA 19.
Le Président sénégalais lance comme
alternative à la dévaluation un plan d'urgence économique,
confectionné par le duo Sakho-Loum. L'urgence est effectivement
très grande, puisque depuis juin 1993, les fonctionnaires - au nombre de
66 000 - ne sont plus payés par l'Etat. La "loi des finances
rectificatrices" est votée le 24 août 1993. Elle doit
permettre l'économie de 120 millions FF jusqu'à la fin 1993. Les
principales mesures consistent à réduire de 15 % les salaires des
fonctionnaires (les bailleurs de fonds exigent... 35 %) ; à
prélever dans le secteur privé une journée de salaire
mensuellement ; à généraliser la TVA ; à
ponctionner de 10 % les bénéfices des entreprises ; à
supprimer les exonérations douanières ; à effectuer une
hausse sur le carburant ; à créer une taxe sur l'importation.
Pour donner l'exemple, Abdou Diouf divise le salaire
présidentiel de moitié et baisse celui des ministres de 20 %. Le
principal objectif de ces mesures est de réduire la masse salariale de
la fonction publique - qui représente... 66 % du budget de l'Etat - en
la faisant passer de 135 à 90 milliards FCFA. Ce plan d'urgence touche
néanmoins toutes les couches sociales du Sénégal, du
Président aux petits paysans 20.
Ces mesures n'ont pas pour but de relancer la croissance et
le développement mais simplement d'assainir... temporairement les
finances de l'Etat. D'une certaine manière, Abdou Diouf ne fait que
retarder une échéance certaine. La population et les syndicats,
ne mesurant certainement pas la gravité de la crise, s'insurgent devant
de telles décisions. Nonobstant la menace gouvernementale d'une perte de
13 000 emplois en cas d'échec du plan, les syndicats prennent la
tête de la contestation. Ils se substituent ainsi au PDS, alors en pleine
affaire Babacar Sèye.
Le 2 septembre 1993, quatre syndicats - le CNTS, l'Union
Nationale des Syndicats Autonomes du Sénégal, la
Confédération des Syndicats Autonomes et le Syndicat de
l'Information et de la Communication du Sénégal - lancent une
grève largement suivie par la
17 "Paris dresse un bilan critique de dix ans de politique
d'ajustement au sud Sahara", Le Monde, 15 janvier 1994.
18 Elimane Fall, "Les rumeurs de Dakar", Jeune Afrique,
n° 1696, 14 juillet 1993.
19 "Le Premier ministre de Cote d'Ivoire reçu par
Abdou Diouf : Il faut faire des sacrifices face à nos situations
économiques", Le Soleil, 26 octobre 1993.
20 Bernard Degioanni, "Les fonctionnaires au pain sec ",
Le Monde, 31 août 1993.
population sénégalaise. Ce jour-là,
magasins, stations services, banques... tout est fermé 21 .
Un slogan né de cette journée : "touche pas à mon
salaire". Devant l'ampleur de la fronde, le gouvernement entame des
négociations. Elles sont menées par Ousmane Tanor Dieng . On
assiste alors à un dialogue de sourd. Les syndicalistes,
persuadés qu'une dévaluation du Franc CFA est impossible 22
, fixent de multiples conditions. Ils déclarent pouvoir accepter
une baisse des salaires... qu'en cas d'une baisse substantielle des prix des
produits de première nécessité. Le PS, qui ne veut pas
remettre en cause les effets du plan, ne s'engage qu'à réduire
certaines dépenses de l'Etat (diminution du nombre de ministres,
suppression d'aides accordées aux ministres et parlementaires etc).
Faute d'accord, les négociations sont rompues, ce qui fait dire à
la fin du mois d'octobre 1993 à Ousmane Tanor Dieng : "une fois
épuisée la voie de la négociation, il ne reste que
l'affrontement" 23.
Les syndicats tentent alors, avec l'aide cette fois-ci des
partis d'opposition, de remobiliser la population. Mais les rivalités
syndicales ne permettent pas de recréer l'engouement populaire du 2
septembre 1993. Le plan d'urgence est maintenu mais il devient vite caduc
à la suite de la décision prise par Paris et les institutions
financières internationales de dévaluer. Prévue le 7
décembre 1993, la dévaluation est repoussée une
première fois après la mort de Félix Houphouët
Boigny... le 7 décembre 1993. En dépit des protestations du
Soleil 24 , qui traduisent les réticences
dioufistes, elle intervient finalement le 12 janvier 1994. Le Franc CFA perd
alors 50% de sa valeur.
Les objectifs de cette dévaluation sont multiples :
permettre aux produits de la zone de mieux s'exporter ; doubler les aides des
bailleurs de fonds ; rendre les pays attractifs sur le marché
touristique etc. Les rentrées de liquidités doivent relancer les
économies et favoriser un retour aux équilibres
budgétaires. Pour se faire, la dévaluation nécessite
d'être accompagnée de profondes réformes, d'une
libéralisation économique et d'une réorientation des choix
budgétaires, en privilégiant la santé et
l'éducation.
Si ces ambitions sont louables, les premières
conséquences de la dévaluation ne sont pas positives au
Sénégal. On assiste à des ruées vers les magasins,
à la constitution de stocks alimentaires et à la "valse des
étiquettes". Les prix augmentent en quelques jours de 20 %. Pour contrer
ces hausses "sauvages", l'Etat limite officiellement l'inflation entre 22 et 33
% 25. Le panier de la ménagère
sénégalaise augmente de ce fait de 30 %, et si elle vit à
l'occidental de... 70 %.
Le milieu urbain est le plus gravement touché par la
dévaluation, puisqu'il ne "bénéficie" que des hausses
spectaculaires des prix, même si l'Etat accorde
"généreusement" une augmentation de 15 000 FCFA à tous ses
fonctionnaires, contre l'avis des bailleurs de fonds. Le milieu rural profite
quant à lui d'une demande accrue et de la décision de l'Etat de
compenser les méfaits de la dévaluation par un relèvement
spectaculaire des prix aux producteurs agricoles (43% pour l'arachide, 30 %
pour le coton et 6 % pour le riz). En plus de privilégier un
électorat qui lui est naturellement favorable, le PS mise sur une
augmentation conséquente des exportations agricoles pour apporter des
liquidités au pays, l'Etat tablant sur une augmentation de 40 % de ses
exportations. Dans une même logique, le gouvernement
21 Géraldine Faes, "Rentrée chaude ",
Jeune Afrique, n° 1 705, 15 septembre 1993.
22 Madia Diop (CNTS) affirme au sujet d'une possible
dévaluation : "il est vrai qu'on ne le prend pas au sérieux
(...) mais c 'est la pire des choses qui puissent arriver aux travailleurs,
à la population". "Madia Diop : Il y a l'espoir d'une reprise des
négociations", Le Soleil, 30 septembre 1993.
23 Géraldine Faes, "Ousmane Tanor Dieng : Thiam
restera ", Jeune Afrique, n° 1711, 27 octobre 1993.
24 Voir l'éditorial du Soleil du 10 janvier 1994
: "Urgences signalées" et l'article d'Amadou Fall "La
dévaluation: la solution du pire ".
25 "On est tous dévalués", Le Monde, 5
février 1994.
mise sur des prix attractifs pour relancer le tourisme au
Sénégal, malgré les problèmes persistants en
Casamance.
Les contemporains s'inquiètent néanmoins des
risques d'une crise sociale et politique à Dakar. Dans un rapport, le
GATT écrit qu'ils "subsistent des doutes quant à la
possibilité de déclencher (par la dévaluation) une
expansion réelle et rapide, au lieu de déchaîner seulement
l'inflation et l'agitation sociale car il n'y a pas, ou guère, de
branches de production qui paraissent prêtes à décoller"
26.
Pour faciliter les réorientations économiques,
le Parlement confie pour une période de 6 mois les pleins pouvoirs
économiques à Abdou Diouf le 20 janvier 1994. Le Président
de la République peut de ce fait légiférer par
décrets, sans passer par l'Assemblée nationale. Cette loi offre
donc la possibilité au PS de réduire la contestation
légale de l'opposition, puisque les débats parlementaires sont
interrompus. La contestation politique descend ainsi dans la rue, alors
qu'Abdou Diouf se mure dans le silence pesant. Malgré la crise
historique que traverse le pays, le chef de l'Etat ne s'adresse pas à la
nation au cours du mois de janvier 1994.
Depuis l'affaire Babacar Sèye, l'opposition s'est
unie. Le PDS, And Jëf, le MSU, le RND et les Moustarchidines se sont
rassemblés au sein de la Coordination des Forces Démocratiques
(CFD). Ils organisent la riposte face au "chèque en blanc, valable
six mois et renouvelable pour conduire dans l'improvisation totale la politique
budgétaire et monétaire du gouvernement" 27 .
Si les partis marxistes reprochent au gouvernement le principe
même de la dévaluation, le PDS critique non pas la décision
des institutions financières internationales mais l'impréparation
du gouvernement face à une telle mesure. En outre, le PDS et les
Moustarchidines militent ensembles pour la libération de Moustapha Sy,
emprisonné depuis octobre 1993 et condamné en janvier 1994
à un an de prison.
La CFD organise ainsi un grand rassemblement contre la
dévaluation et pour la libération du fondateur des
Moustarchidines le 16 février 1994 à Dakar. Ce jour-là,
les partis politiques, dont Abdoulaye Wade, sont vite débordés
par la jeunesse moustarchidines venue assister au débat. Des slogans
islamistes sont prononcés, ainsi que des appels au meurtre. Le public
n'attend pas la fin de la conférence pour marcher dans le centre-ville
de Dakar. Préalablement armé, il se déchaîne alors
sur une police qui a reçu l'ordre d'Abdou Diouf de ne pas tirer 28
. Le bilan est excessivement lourd : six policiers sont massacrés
à coups de machettes, deux autres personnes trouvent également la
mort. Les forces de l'ordre sont débordées, les manifestants
marchent vers le palais, certains atteignant même les grillages de
celui-ci. Une grande confusion règne à Dakar.
"Les factieux purent avancer jusqu 'à une centaine
de mètres du palais de la République et du building où se
trouvent plusieurs ministères (...) mes bureaux furent à un
moment donné envahis par la fumée et l'odeur âcre
des pneus brûlés et des grenades
lacrymogènes" 29.
Le lendemain, Djibo Kâ annonce la dissolution des
Moustarchidines. Cette association religieuse, établie dans toutes les
villes sénégalaises, dans tous les quartiers
défavorisés, les universités, les écoles etc...
cible prioritairement les jeunes. Elle organise des conférences et des
séminaires, le plus souvent en arabe ou wolof. Fondée en 1979,
dirigée par Moustapha Sy, petit-fils du Khalife général
des Tidjanes, elle a entretenu autrefois des liens très étroits
avec
26 "Pessimisme du GATT", Lettre du continent, 3
février 1994.
27 "La Coordination des forces démocratiques face
à la presse : organiser la riposte", Le Soleil, 23 janvier 1994.
28 "Le Président Abdou Diouf, malgré la
gravité de la situation (...) avait donné des instructions pour
qu'on ne tirât point". Habib Thiam, Par devoir et amitié,
pp.1 76, Paris, Rocher, 2001.
29 Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.1 75,
Paris, Rocher, 2001
le pouvoir socialiste, l'Etat étant allé
jusqu'à... mettre à sa disposition des salles de classe
30. Les Moustarchidines sont donc un groupe influent, rapporteur de
voix et de popularité.
C'est ce qui explique le soutien sans faille que leur accorde
le CFD après les évènements sanglants du 16 février
1994. Dans un communiqué, le front de l'opposition dénonce... les
violences policières et "soutient la décision prise par les
masses d'organiser sur place une marche de protestation contre les violations
inqualifiables et injustifiées des libertés les plus
élémentaires" 31 . Cette
déclaration est interprétée comme une provocation par le
pouvoir. Le 18 février 1994, Abdoulaye Wade, Landing Savané et
d'autres sont arrêtés pour "atteinte à la
sûreté de l'Etat" et placés directement à la
prison de Rebeuss, le flagrant délit étant invoqué pour
faire lever l'immunité parlementaire des députés. Ils sont
au total 193 à être incarcérés.
La CFD, emmenée par ceux qui n'ont pas
été arrêtés, tels que Madior Diouf (RND), milite
pour une libéralisation rapide des opposants. Cependant, les
médias d'Etat se ferment et toutes les tentatives d'organisation de
manifestations échouent, devant le refus catégorique des
différents gouverneurs. Madior Diouf mène donc une campagne de
"renseignement" à travers le pays pour expliquer la situation de Wade.
Il désire "lutter contre l'intoxication du pouvoir". En ce qui
concerne la LD/MPT et le PIT, les deux formations marxistes du gouvernement,
anciens alliés du PDS, ne se prononcent que très
modérément sur la question de l'emprisonnement d'Abdoulaye Wade.
Abdoulaye Bathily se rapproche néanmoins plus de la position socialiste,
puisqu'il condamne avant tout les violences et non pas l'arrestation de chef de
l'opposition 32.
Abdou Diouf maintient quant à lui son silence. En ne
jugeant pas utile de se prononcer sur le sujet, le Président adopte une
attitude technocratique et non politicienne. Les différentes crises qui
touchent le Sénégal entre 1993 et 1994 montrent les limites
politiques d'un Président en place depuis treize ans. Ses principes de
réserve et de modération ne séduisent plus. Ses atouts
d'autrefois sont devenus des lacunes aux yeux des contemporains. Jeune
Afrique écrit dans son numéro du 2 mars 1994 que le chef
d'Etat sénégalais "veut avoir tellement les mains propres
qu'il donne l'impression de ne plus avoir de mains" 33.
Quand le Président s'exprime enfin, il le fait dans le
cadre officiel de l'allocution présidentielle du 4 avril, jour de la
fête nationale. A cette occasion, il reconnaît que les "choses
ont beaucoup changé" depuis le 31 décembre 1993, date de son
dernier discours au peuple sénégalais. Après avoir
évoqué les difficultés mais aussi les chances
qu'entraînent la dévaluation du Franc CFA, le Président se
prononce sur l'incarcération d'Abdoulaye Wade. Comme il l'a fait en
1988, il prend un ton légaliste en évoquant la sacro-sainte
séparation des pouvoirs pour justifier son incapacité à
faire accélérer les procédures et libérer son
principal opposant.
"Les magistrats savent ce qu'ils font (...) je me
garderai bien d'essayer de me substituer à eux, en violation flagrante
de la séparation des pouvoirs édictés par notre
Constitution" 34.
Suite à cette allocution
télévisée, Abdou Diouf effectue un déplacement
périlleux... à Paris. La presse et les politiques de l'ancienne
métropole sont effectivement perplexes quant à la situation
sénégalaise 35. Le PS français exige
par exemple une libération immédiate de Wade.
30 Géraldine Faes, "SOS détresse" , Jeune
Afrique, n° 1729, 2 mars 1994.
31 "Communique de la CFD", Le Soleil, 18 février
1994.
32 "Abdoulaye Bathily : la violence ne paie pas", Le
Soleil, 4 avril 1994.
33 "Les lourds silences d'Abdou Diouf", Jeune Afrique,
n° 1729, 2 mars 1994.
34 "Impératif de dépassement", Le Soleil,
5 avril 1994.
35 "Abdou Diouf est venu à Paris sans avoir
libéré les principaux dirigeants de l'opposition", Le Monde,
9 avril 1994.
La pression est forte. Abdou Diouf, venu en France pour
obtenir des aides financières, ne peut occulter les reproches de ses
"amis".
Il rencontre tous les hommes politiques français
influents - François Mitterrand, Jacques Chirac, Edouard Balladur,
Michel Rocard etc. - et tient durant tout son séjour un discours
similaire à celui du 4 avril. La France, engluée dans le conflit
rwandais, se satisfait de ces explications sans chercher à en savoir
plus, comme le montre cette déclaration de Michel Rocard, premier
secrétaire PS en 1994 : "nous ne savions pas que l'arrestation des
parlementaires était faite sur l'accusation de justice et du flagrant
délit. Nous ne le savions pas. Donc le jugement change un peu"
36. Le gouvernement Balladur recommande toutefois,
par la voix de son ministre des Affaires Etrangères Alain Juppé,
à la justice sénégalaise de se prononcer très
rapidement. La situation n'évolue pourtant pas d'avril à juin
1994. Wade, Savané et ses compagnons de cellules restent à
Rebeuss, sans qu'aucun geste ne soit effectué de la part du
Président de la République.
Durant leur incarcération, les opposants ne signalent
aucune maltraitance et reçoivent à leur guise des journalistes
37. Néanmoins, ils ne sont pas interrogés
par le juge d'instruction et leur détention s'éternise. Pour
accélérer la procédure, les détenus politiques
entament tous une grève de la faim. L'Etat, qui ne souhaite pas subir
les conséquences médiatiques d'un quelconque drame, lâche
du lest. Mody Sy, Abdoulaye Wade, Landing Savané et consorts sont
rapidement libérés au cours des premiers jours de juillet 1994.
Wade et Savané, qui ont séjourné pendant quatre mois et
demi dans la même cellule, ont tissé des liens qu'ils comptent
bien mettre à profit dans leur lutte contre le régime socialiste
: ils envisagent de créer un grand parti d'opposition, qui rassemblerait
le PDS, And Jëf, le RND et le MSU 38.
De février à juillet 1994, la vie politique
sénégalaise a été bloquée. Les interdictions
de manifestations, une certaine censure dans la presse gouvernementale, un
Président de la République en retrait etc... rien n'a
été fait pour éviter la crise. L'opposition ayant
été incapable de "profiter" de l'absence wadiste, le PDS
apparaît en juillet 1994 renforcé. En effet, Abdoulaye Wade s'est
trouvé à Rebeuss un nouvel allié fidèle, en la
personne de Landing Savané. Pourtant, le chantre du sopi
oscille entre la volonté de s'opposer à Abdou Diouf, qui n'a
pas agit pour le sortir de sa cellule, et le désir de renouveler
l'expérience plutôt positive de gouvernement à
majorité présidentielle élargie. L'ambivalence de Wade est
manifeste pendant les premiers mois qui suivent sa libération, puisque
tout en fondant une nouvelle coalition politique avec And Jëf, il
prône pour sortir de la crise un retour au gouvernement.