Après le meurtre de l'ancien maire de Saint-Louis,
Babacar Sèye, Abdoulaye Wade est interpellé le15 mai 1993 avec
Ousmane Ngom et Jean-Paul Dias. Wade paie ses déclarations
controversées de fin de campagne : "je ne donne aucun crédit
aux décisions du Conseil constitutionnel qui se trouve sous l'influence
des hommes d'Abdou Diouf, en particulier de son vice-président, Me
Babacar Sèye, qui a été pendant longtemps un
député socialiste. Ce n 'est pas sérieux." 6
. Pour la justice, c'est ce mépris du Conseil constitutionnel qui
aurait poussé le chef de l'opposition à commanditer le meurtre du
vice-président, qui a milité durant plus de quarante ans au PS.
Les partis d'opposition en négociation avec le PS pour une entrée
au gouvernement, tels que la LD/MPT, ne se prononcent pas sur cette
arrestation. Seul Landing Savané, qui refuse toute négociation
avec le PS, apporte un soutien explicite à Wade. Pour lui, "cette
interpellation prématurée rappelle trop 1988 pour ne pas
apparaître comme suspecte et destinée plus à
discréditer un adversaire politique qu 'à faire la lumière
sur un acte condamné par tous" 7.
4 On ne sait pas si cette décision est prise
volontairement par Ndaw. Néanmoins, Abdou Diouf lui trouve rapidement un
point de chute. Dès le 22 juin 1993, Ndaw est placé par le
Président de la République à la tête du conseil
d'administration de la SENELEC. "Abdoul Aziz Ndaw et Abdourahmane Ndir
installés", Le Soleil, 23 juin 1993.
5 Cheikh Abdoul Khadre Cissokho élu président
l'Assemblée nationale ", Le Soleil, 11 juin 1993.
6 Géraldine Faes, "Sept jours qui
ébranlèrent Dakar", Jeune Afrique, n° 1690, 2 juin
1993.
7 "Après une prolongation de sa garde à vue
Abdoulaye Wade a été remis en liberté", Le Monde, 20
mai 1993.
L'assassinat est rapidement revendiqué par une
organisation inconnue, "l'armée du peuple".
Celle-ci affirme dans un appel téléphonique
à la rédaction du quotidien Sud que "le peuple veut
des changements par la voie démocratique. Malheureusement, toutes les
voies
démocratiques sont bloquées. C'est pourquoi la
violence est de plus en plus utilisée avant de rajouter que
cela serve d'avertissement aux autres magistrats du Conseil constitutionnel
afin
qu'ils respectent la volonté populaire" 8
. Les enquêteurs n'ayant rien trouvé chez
Abdoulaye Wade et au quartier général PDS, le chef de
l'opposition est relâché le 18 mai 1993. Abdoulaye Wade joue alors
l'apaisement. Il affirme trouver normal d'avoir été entendu
dans
cette affaire. Il déclare qu'il s'agit d'une machination
entreprise par certains dirigeants socialistes qui souhaitent ne pas voir la
reconduction du ticket Diouf-Wade à la tête de l'Etat.
Il tend ainsi la main au Président en l'invitant à
le rappeler à ses cotés. Mais la situation s'envenime
après l'interpellation de trois suspects : Amadou Clédor
Sène, Ibrahima Diakhaté
et Assane Diop.
Ces derniers sont connus pour avoir assuré la
sécurité de différents candidats libéraux lors
de
précédentes élections. Ils avouent
rapidement avoir été en relation avec Wade. Amadou Clédor
Sène, déjà auteur de diverses actions subversives en 1988,
reconnaît avoir reçu 500
000 FCFA du leader PDS via Mody Sy, puis 500 000 FCFA
supplémentaire de Viviane Wade, femme d'Abdoulaye . Il se
rétracte cependant rapidement et donne à la police une
seconde version, qui incrimine cette fois-ci... des dirigeants
socialistes. Il soutient alors qu'Habib Thiam l'aurait contacté, par
l'intermédiaire du responsable PS de la région de
Dakar, Amath Diene, pour lui demander d'infiltrer le PDS et
d'organiser l'assassinat. En échange de ce "service", après un
court passage en prison, un exil lui aurait été promis aux
Etats-Unis avec l'assurance de toucher durant cinq années
300 000 dollars annuellement. Pour relayer cette nouvelle version, Sène
envoie une lettre à Abdoulaye Wade :
"Maître, en proie a un énorme remord de
conscience, je me suis résolu à vous dire toute la
vérité sur l'assassinat de Me Babacar Sèye, qui n
'était qu 'un complot ourdi par les sommités du PS pour mettre en
cause votre honorabilité et pour discréditer votre parti, le PDS.
J'ai été depuis longtemps contacté par le PS pour
infiltrer le PDS comme cela se fait dans tous les pays... je devais
également m 'arranger pour être en possession de documents portant
votre nom et faire des aveux vous compromettant" 9.
Ce témoignage, très embarrassant pour le
régime PS, n'est pas "retenu" par la justice. Les
efforts d'investigation se portent sur le PDS, et
particulièrement sur le rôle qu'aurait joué Mody Sy.
Très vite, le PDS dénonce des tortures à son encontre. Le
parti organise une
manifestation de soutien le 27 juillet 1993, à laquelle
participe la LD/MPT, pourtant au gouvernement. Le rassemblement, interdit par
le gouverneur de Dakar, dégénère : on assiste à
une vague de vandalisme dans les rues de la capitale
10. Cette rupture avec le pouvoir s'empire au fil des
semaines, l'affaire Babacar Sèye s'entremêlant avec les
conséquences des actions
menées par l'opposition contre la politique
économique du gouvernement. En outre, Abdoulaye Wade se rapproche durant
cette période de Moustapha Sy, fondateur des
Moustarchidines, dans le viseur du régime depuis une
déclaration pour le moins subversive datée d'août 1993 :
"le Président de la République n 'a plus
d'autorité pour assumer ses fonctions, ses instructions ne sont pas
suivies d'effets, si nous avions voulu tuer quelqu 'un, ce serait le
Président de la République (...) j 'invite le responsable
8 "Après l'interpellation de M. Wade Le Parti
démocratique dénonce une machination ", Le Soleil, 19 mai
1993.
9 Elimane Fall, "L 'Etat, le juge et l'assassin ",
Jeune Afrique, n° 1 700, 11 août 1993.
10 "Lors d'une manifestation interdite, plusieurs
députés d'opposition ont été momentanément
interpellés", Le Monde, 29 juillet 1993.
(Wade) à s 'adresser au peuple pour prendre le
pouvoir car le moment est venu (...) il faut agir" 11.
Au cours d'un meeting en commun avec le PDS le 23
octobre 1993, Moustapha Sy rajoute : "des gens sont venus nous voir, nous
ont dits comment Me Babacar Sèye a été assassiné.
Nous avons des documents en notre possession mais le moment n 'est pas opportun
pour les sortir" 12. L'homme est alors
arrêté pour "refus de dénonciation", tandis que Wade,
déjà inculpé dans l'affaire Sèye depuis octobre, et
une nouvelle fois mis sous les verrous suite à son soutien explicite
à Sy.
Bien qu'arrêté, il n'y a pratiquement aucune
preuve à l'encontre d'Abdoulaye Wade. L'enquête a
été bâclée : pas de rapport balistique, pas de balle
retrouvée, pas de corps autopsié, et surtout... pas de
convocation d'Habib Thiam devant la justice. Nonobstant les présomptions
pesant sur Wade - Clédor Sène se serait rendu le jour du
meurtre... à son domicile 13 - le dossier de l'accusation est
trop mince. Abdoulaye Wade bénéficie d'un non-lieu en mai
1994.
Pourtant acquitté, le chef de l'opposition retourne le
soir même en prison dans le cadre d'une autre affaire 14 .
Amadou Clédor Sène et ses deux complices sont quant à eux
jugé coupables le 7 octobre 1994 et condamnés entre 18 et 20 ans
de travaux forcés. Ce verdict est clément, compte tenu que
l'exécution capitale a été requise 15 . Trop
"heureux" d'échapper à la peine de mort, les accusés ne
font pas appel. Quant à l'objectif du procès, qui était de
découvrir les commanditaires, il n'a pas été atteint.
L'assassinat de Babacar Sèye reste donc un
mystère, même s'il semble évident que le monde politique
sénégalais a joué un rôle dans l'exécution.
Que ce soit le PS ou le PDS, chacun avait un intérêt à
envoyer "un signal fort" à l'autre camp. Le PS pouvait espérer
éliminer politiquement Wade en l'accusant du meurtre d'un haut
fonctionnaire d'Etat. Le PDS voulait peut-être, en tuant Babacar
Sèye, faire payer au Conseil constitutionnel son appui à Abdou
Diouf lors de la proclamation des résultats du 14 mars 1993 et
créer par la même occasion un climat de violence et de terreur,
favorable à une insurrection pouvant renverser le PS.
Les deux partis politiques sortent néanmoins indemnes
de cette affaire, bien que le meurtre de Babacar Sèye soit source
à polémiques bien après que le jugement ait
été rendu 16 . Outre cette affaire, Me Wade
connaît d'autres ennuis judiciaires pendant la période 1993-1995.
Ils sont liés à la terrible crise économique qui touche le
Sénégal. Elle connaît son apogée après la
dévaluation de 50 % du Franc CFA en janvier 1994.