Parti à l'étranger depuis l'échec de la
table ronde, Abdoulaye Wade montre sa force de mobilisation lors de son retour
à Dakar, le 7 mars 1989. Alors qu'une manifestation contre le
régime dioufiste est prévue ce jour-là, il y renonce pour
annoncer de façon prématurée... son entrée au
gouvernement. Abdou Diouf, surpris par cette déclaration, réfute
dans la journée la nouvelle. Humilié par cette volte-face du
pouvoir - certainement orchestré par Jean Collin 90 -
86 "Sénégambie : budget en baisse", Le
Soleil 9 juillet 1989.
87 "M. Abdou Diouf propose le gel de la
Confédération de Sénégambie", Le monde, 25
août 1989 et "Message à la nation", Le Soleil, 24
août 1989.
88 Le Soleil, 2 mai 1989.
89 Amath Dansokho est doublement concerné par la crise
mauritanienne puisque sa femme, d'origine roumaine, a failli se faire lyncher
en avril 1989. En effet, les personnes qui tentaient de l'agresser pensaient
qu'elle était mauritanienne... "Un nouveau duo Diouf-Niasse",
Lette du continent, 1er juin 1989.
90 Il semble que Jean Collin fasse "miroiter" à
Abdoulaye Wade une entrée au gouvernement par l'intermédiaire
d'Ahmed Khalifa Niasse. L'objectif est que le chef de l'opposition annule sa
grande manifestation et qu'il soit rapidement contredit par Abdou Diouf. Cet
épisode accentue les critiques de Wade à l'encontre des
procédés de Collin. "Me Wade et la stratégie du
recours", Le Monde, 16 mars 1989 ; "Je n'ai pas été un
émissaire du
le fondateur du PDS publie le 10 mars 1989, via le journal
Sopi, les "vrais résultats" des
élections de 1988,
qui donne vainqueur Me Wade avec plus de 58,2 % des voix. A la suite de cette
parution, le chef de l'opposition réclame la dissolution de
l'Assemblée et la formation
d'un gouvernement d'union nationale pour préparer des
élections "libres et démocratiques".
En froid avec l'opposition, le chef de l'Etat annonce pourtant
le 4 avril 1989 sa volonté "d'approfondir la démocratie
sénégalaise" 91 . Ceci se matérialise par
des modifications
importantes du code électoral :
- la campagne électorale officielle est limitée
dorénavant à deux semaines, car "une durée plus longue
ouvre la voie des excès et des débordements"
- une plus grande part de proportionnelle est introduite pour
les législatives, "pour une plus grande représentation des
partis politiques"
- la carte d'identité devient obligatoire lors d'une
inscription au fichier électoral
- les cartes d'électeur ne sont plus à distribuer
pendant la campagne électorale mais avant
- un code de conduite des partis est crée pour
éviter les débordements verbaux constatés durant la
précédente campagne
De surcroît, dans son intervention du 4 avril, le
Président invite à présent les médias d'Etat
à publier les communiqués et couvrir les manifestations
statuaires des formations non
gouvernementales.
Si pour Abdou Diouf, "il s'agit incontestablement d'une
nouvelle étape dans l'approfondissement de la démocratie
multipartisane", les opposants sont plus sceptiques, la
question du passage obligatoire dans l'isoloir n'ayant pas
été traité. Pour mettre en place les réformes
annoncées, le Président de la République repousse les
élections municipales et
rurales, prévues pour 1989, à l'année
suivante.
L'Etat s'active pour faire appliquer rapidement ces changements.
La question la plus épineuse est celle de la pièce
d'identité, puisque qu'en 1989, sur 1 879 962 personnes inscrites sur
le
fichier électoral, seules 247 205 ont une carte. Une loi
est donc votée pour rendre la carte d'identité obligatoire
dès l'age de 15 ans 92 . Mais cette entreprise coûte
cher à l'Etat et les
risques de falsification sont nombreux, du fait que les cartes
sont faiblement sécurisées. Toutefois, en rendant la
présentation d'une carte d'identité obligatoire, Abdou Diouf
répond
favorablement à l'une des requêtes les plus
pressantes des opposants.
Nonobstant ces progrès, l'opposition n'est que faiblement
satisfaite par ce "toilettage" du code électoral. Elle laisse entendre
rapidement qu'elle pourrait refuser en bloc de participer au
scrutin municipal. Ce positionnement gêne
considérablement les socialistes, les municipales étant pour eux
"un test de crédibilité pour la démocratie pluraliste"
93.
Cependant, alors qu'il a tout intérêt à
dialoguer avec l'opposition, le PS reste inflexible. Dans les colonnes du
Soleil, Jacques Baudin reprend la rhétorique socialiste
habituellement
employée depuis 1981 : il déclare que le passage
obligatoire dans l'isoloir est un "faux problème" et que
l'administration est incontestablement neutre. Cette dernière ne peut
donc
pas être dissocier des élections "sous le
prétexte bien fallacieux que les agents de
gouvernement auprès de Wade", Le Soleil, 16 mars
1989 et Francis Kpatindé, "La folle journée du 14 mars",
Jeune Afrique, n° 1473, 29 mars 1989.
91 "La consolidation de notre démocratie et nos
efforts de réconciliation nationale seront poursuivis", Le Soleil,
5 avril 1989.
92 "Les lois du progrès", Le Soleil, 5 octobre
1989 et "Campagne pour la carte d'identité", Le Soleil, 16
août 1990.
93 "Municipales et rurales : le PS pour le triomphe de la
démocratie", Le Soleil, 14 septembre 1990.
l'administration seraient acquis à la cause du
parti au pouvoir" 94. En adoptant le même ton
condescendant que lors des précédentes élections, le PS
rompt de lui-même avec les opposants. Prenant acte de la position
socialiste, l'ensemble de l'opposition confirme son boycott des municipales.
L'objectif est alors pour le PS de lutter par tous les moyens
contre une forte abstention prévisible, afin de montrer la
popularité du parti et par conséquent, l'indifférence du
peuple vis-à-vis des opposants. Djibo Ka, très actif durant la
campagne, affirme :
"ça sera un test très important. Il nous
appartient de montrer notre capacité de mobilisation car l'opposition a
pris le parti de boycotter la consultation et d'appeler les gens à
s'abstenir" 95.
Le PS se présente dans les 48 communes et les 317
communautés rurales en jeu. Les investitures ont été
disputées, voire très violentes, au sein des coordinations
locales socialistes pour obtenir l'une des 1 987 places de conseillers et 5 500
places de conseillers ruraux. Parmi les personnes en lice, on compte 660
femmes, soit moins de 9 % de l'effectif socialiste.
Si le débat électoral est quasiment inexistant,
le PS étant assuré de l'emporter partout, les actions de
l'opposition occupent l'essentiel de l'actualité. Abdoulaye Wade, qui
désire un véritable "boycott-référendum", invite
les observateurs étrangers à venir sur le sol
sénégalais pour noter les faiblesses du code électoral. Il
organise aussi de grandes manifestations contre la confiscation des
médias d'Etat le 14 novembre 1990 dans plusieurs grandes villes du pays.
Bien évidemment interdit par le pouvoir, le rassemblement de Dakar se
termine par des scènes de violence et des arrestations.
Dans la presse internationale, on parle de chefs politiques
arrêtés puis relâchés, du "matraquage" du
député PDS Babacar Faye, de déploiements de forces de
l'ordre etc. Abdoulaye Wade arrive ainsi à mettre à mal le
régime dioufiste et craquèle un peu plus la vitrine
démocratique sénégalaise 96 . Abdou Diouf,
passablement énervé par l'attitude wadiste, déclare :
"il faut qu'ils en finissent avec cette politique de mouche coche. Nous
n'avons pas de temps à perdre" 97.
Les résultats des élections municipales du 25
novembre 1990 laissent perplexes. Si la victoire du PS - 99,45 % - n'est pas
étonnante, on est surpris par le taux de participation annoncé :
73,42 %. En effet, sur 1 951 280 personnes inscrites, 1 432 684 personnes sont
allées officiellement voter 98 . Ainsi, avec un nombre de
personnes inscrites à peu près identique, les élections de
1990 sans enjeux ont attiré... 318 938 électeurs de plus que les
élections présidentielles, "indécises" et disputées
de 1988. On peut ainsi penser que les fraudes ont été
grossières, d'autant plus qu'Abdoulaye Wade soutient de son coté
que le taux de participation n'a été que de 15% 99.
En évitant à tout prix un taux de participation
historiquement bas, le PS s'est épargné une crise interne
comparable à celle de 1988. La propagande faite autour de cette
"écrasante victoire" est assurée par les médias d'Etat
mais aussi... par Jeune Afrique. L'hebdomadaire relaie en effet, sans
aucune déontologie journalistique, les informations fournies par le
gouvernement
94 "A propos du code électoral par Jacques Baudin",
Le Soleil, 2 octobre 1990.
95 "Municipales : abstention danger", Jeune Afrique,
n° 1539, 14-20 novembre 1990.
96 "Vote ou pas : là est la question", Jeune
Afrique, n° 1560, 27 novembre 1990 et "Violents affrontements à
Dakar entre opposants et forces de l'ordre", Le Monde, 16 novembre
1990.
97 "Relaxe des interpellés", Le Soleil, 16
novembre 1990.
98 Voir Le Soleil du 26 novembre 1990 et des jours
suivants.
99 Lamine Tirera, Abdou Diouf : biographie politique et
style de gouvernement, pp.21 8, Paris, l'Harmattan, 2006.
sénégalais. On peut de ce fait lire que le fort
taux de participation s'explique par la faible représentation locale du
PDS - alors que le parti libéral a fait entre 20 et 25 % dans la plupart
des régions rurales sénégalaises et plus de 40 % dans la
capitale en 1988 - et l'absence d'influence des partis marxistes (qui
représentent quand même 5% de l'électorat). Albert Bourgui
n'hésite donc pas à parler de "vote sanction" contre...
l'opposition, sans jamais souligner les incohérences des chiffres
donnés par les autorités sénégalaises
100.
Toutefois, les commentaires dithyrambiques de Jeune
Afrique ne masquent pas la gêne du "Père de la nation" 101 ,
profondément humilié par le boycott de l'opposition. Ces
élections marquent en effet un recul pour la démocratie
sénégalaise. Jamais depuis 1973, un scrutin ne s'était
déroulée en présence que d'un seul parti. Alors que Abdou
Diouf n'a cessé de prôner l'ouverture et le dialogue avec les
opposants depuis son avènement, le Sénégal a offert en
1990 une parodie d'élection digne des régimes les plus
autocratiques du continent africain.
L'humiliation subie par le chef de l'Etat le fait subitement
changer de discours. Lui qui refusait l'idée pendant l'été
1990 de réinstaurer la Primature et d'appeler au gouvernement des
membres de l'opposition (164), laisse entendre dans son allocution du 31
décembre 1990 son désir de se concerter pleinement avec les
partis non gouvernementaux afin, comme l'indique la "une" du Soleil du
2 janvier 1991, de "décrisper" la situation politique du pays
102. L'organisation des "neuf", la CONACPO 103 , refuse dans un
premier temps toute négociation avec le pouvoir , mais les actions
entreprises par le Président Diouf, comme la nomination d'un Premier
ministre, séduisent le PDS. Le parti libéral n'hésite pas
à se couper de certains de ses fidèles alliés, comme la
LD/MPT, pour entamer un dialogue officiel avec Abdou Diouf. Ce rapprochement
aboutit à l'entrée d'Abdoulaye Wade au gouvernement en avril
1991.