Déjà entamée par les
événements de 1988, l'image du Sénégal s'effondre
un an plus tard avec la crise sénégalo-mauritanienne. Tout au
long des années 1980, la propagande gouvernementale insiste pourtant sur
le "mariage sénégalo-mauritanien sans divorce possible"
74. En effet, les deux pays ont des liens
historiques (l'islamisation du Sénégal s'est faite par des tribus
venues de Mauritanie ; pendant la colonisation française, les
élites mauritaniennes ont été formées à
Dakar) ; des problèmes similaires (pauvreté,
désertification) ; des populations qui s'entremêlent (on compte
200 000 à 300 000 mauritaniens sur le sol sénégalais, dont
un tiers à Dakar) et des infrastructures communes, comme le barrage de
Diama sur le fleuve Sénégal, qui fait office de frontière
naturelle entre les deux pays. Inaugurée en 1985, ce projet modifie
considérablement les enjeux de la région. L'irrigation fixe des
populations autrefois nomades, attirées par les possibilités
économiques offertes par une agriculture irriguée. Le droit
coutumier permettant la transhumance des Sénégalais et des Maures
des deux cotés de la rive est donc remis en cause. La frontière
fluviale devient un enjeu économique et politique. Les frictions
prolifèrent entre les deux pays "frères".
Les relations entre le Sénégal et son voisin se
détériorent véritablement à partir de novembre
1988. A la suite d'une querelle mineure, les frontières sont
momentanément fermées, avant que ne soit proclamé en
janvier 1989 un embargo mutuel. Abdou Diouf, quelque peu agacé par
l'attitude belliqueuse mauritanienne, revendique alors comme partie
intégrante du territoire la rive mauritanienne du fleuve
Sénégal, s'appuyant sur un texte colonial de 1933.
De plus, le Président sénégalais -
indigné par la politique d'arabisation menée par la Mauritanie de
Maaouiya Ould Sid'Ahmed Taya au détriment des noirs, le plus souvent
72 Idem.
73 "Enfin une année blanche", Jeune Afrique,
n° 1754, 24 août 1994.
74 "Mohamed Abdellahi Ould Kharchi : entre le
Sénégal et la Mauritanie, c'est un mariage sans divorce
possible", Le Soleil, 29 octobre 1987.
originaire du Sénégal - apporte un soutien plus ou
moins affirmé aux Forces de Libération
Africaine de Mauritanie (FLAM), soupçonnées
d'avoir fomenté un coup d'Etat en octobre 1987 contre le régime
de Taya. Ce rapprochement n'arrange pas les relations
sénégalo-
mauritaniennes.
C'est dans ces conditions extrêmement tendues
qu'éclate à Diawara le 9 avril 1989 une rixe entre des paysans
sénégalais et des nomades maures. L'intervention des gardes
frontière
mauritaniens fait deux morts. Le ministre André Sonko
prend alors ouvertement position en déclarant : "trop c 'est trop"
75. Cette réaction déplait aux
autorités mauritaniennes, qui voient
d'un mauvais oeil l'érection d'une commission
parlementaire pour enquêter sur les conditions de l'accrochage.
L'opposition sénégalaise, par l'intermédiaire de la
presse, met aussi de l'huile
sur le feu, Sopi titrant à sa "une" :
"l'armée mauritanienne tire sur les populations de
Diawara : 2 morts, 15 blessés, 18 otages et 7 disparus", avant de
raj outer, quelques jours plus tard : "au nord, des bruits de bottes
inquiétantes se sont entendus de l'autre coté du fleuve. De
Saint-Louis à Matam, en passant par Dagana, les populations sont sur le
pied de guerre et ne dorment plus que d'un oeil, par crainte d'être
surprises dans leur sommeil par les belliqueux beydanes" 76
.
Ce climat pesant entraîne à la fin du mois
d'avril 1989 de violents pillages de boutiques
maures dans la capitale sénégalaise. Les
commerçant mauritaniens sont relativement présents dans la vie
économique dakaroise : ouverts 24 heures sur 24, ils sont
réputés pour leur facilité
de crédits et pallient souvent les pénuries
alimentaires en vendant au détail des produits coûteux. Ils
représentent ainsi une certaine forme de réussite sociale, qui
est parfois jalousée
77. Les pillages sont donc nombreux, les contemporains pouvant
lire sur quelques rideaux de fer de boutiques mauritaniennes pillées des
inscriptions à la gloire du sopi. Le journal
gouvernemental Le Soleil, contrairement aux journaux
d'opposition, joue alors la carte de l'apaisement :
"ce qui est arrivé hier est une honte. Les acteurs
de ces actes répréhensibles doivent être
châtiés (...) mais nous sommes optimistes. Nos deux chefs d'Etat,
sereins, comme d'habitude, ont su se mettre au-dessus des réactions
primaires pour aborder le problème en hauts responsables"
78.
Malgré cette condamnation sans équivoque, les
pillages sont perçus par la Mauritanie comme
une véritable déclaration de guerre. Les
autorités de Nouakchott laissent de ce fait les populations
mauritaniennes "se venger". La situation dégénère
rapidement. Pendant plusieurs
jours, on assiste dans les deux pays à des chasses
à l'homme racistes. L'horreur est à chaque coin de rue :
"A Dakar et à Nouakchott, les scènes de
pillage ont été accompagnées d'actes de sauvagerie
inouïe : corps mutilés, têtes coupées, femmes
éventrées, enfant égorgés etc."
75 "Commission d'enquête sur les
événements de Diawara : l'Etat prend ses responsabilités"
Le Soleil, 17 avril 1989.
76 "Mauritanie : au pays des Maures", Lettre du
continent, 1er juin 1989.
77 Cette jalousie vis-à-vis de la "réussite"
des mauritaniens est perceptible dans un communiqué publié par le
RND dans le Soleil... qui justifie les actes de vandalisme des
dakarois : "le RND regrette les vols commis par les bandits sur les biens
des mauritaniens, attitude qu 'il justifie cependant comme résultat d'un
mécontentement du désordre que les commerçants maures ont
jeté dans l'économie nationale par leurs pratiques
particulières. Désordre qui ne peut être
toléré dans aucun pays qui veut se développer". "RND :
déclaration officielle", Le Soleil, 7 mai 1989.
78 "Pillage de boutiques de Maures : la honte", Le
Soleil, 24 avril 1989.
Les chefs d'Etat décrètent un couvre feu tandis
que des camps de réfugiés se dressent dans les deux pays.
Parquées dans des zones exiguës, les populations attendent parfois
plusieurs jours avant d'être expulsées dans leur pays origine,
pays que bien souvent elles ne connaissent pas, ou peu. Ainsi, 70 000
sénégalais arrivent à Dakar en l'espace de quelques jours
alors que 170 000 mauritaniens quittent leur pays d'adoption. Si Abdou Diouf
tente de maintenir un semblant de fraternité entre le
Sénégal et la Mauritanie 79, le
Président Taya choisit la voie de la rupture définitive. Dans un
discours radio-télédiffusé, prononcé en
français, Taya accuse le Sénégal d'être l'unique
responsable de la situation.
Abdou Diouf délaisse alors son ton courtois, et oppose
le régime démocratique sénégalais au régime
autoritaire mauritanien. Il souligne que "la Mauritanie a toujours
bafoué les droits les plus élémentaires de l'homme et de
la dignité humaine" avant de rajouter que "la presse (au
Sénégal) exerce librement, sans entraves son métier, ce
qui est impensable en Mauritanie" 80.
Si les deux Etats se renvoient les responsabilités, le
très influent cardinal de Dakar Hyacinthe Thiandoum soutient que "le
fond de crise permanent au Sénégal a été un terrain
favorable à ces atrocités ". Pour lui, la violence a pris au
dépourvu les autorités gouvernementales, incapables de
réagir à temps pour éviter "l'expression anarchique
d'un mécontentement" 81.
Les deux pays gèrent de façon différente
la crise. Si Abdou Diouf ouvre les portes de son pays aux journalistes
étrangers, Taya adopte l'attitude inverse. Le Sénégal
profite de "cet avantage médiatique" pour exprimer sa version des faits
et obtenir le soutien de la plupart des médias, notamment
français.
Nonobstant cet appui international, Abdou Diouf refuse de
tenir une position belliqueuse, affirmant "qu 'il faudrait être fou
dans le monde actuel pour rechercher la guerre, surtout quand on est un pays
sous-développé et de surcroît sahélien" 82
. De plus, le chef de l'Etat sait que la Mauritanie compte parmi ses plus
fidèles amis l'Irak de Saddam Hussein, qui n'hésiterait pas
à appuyer fortement Taya en cas de conflit
sénégalo-mauritanien.
En cas de guerre, le Sénégal espère de
son coté avoir le soutien de la France. C'est pourquoi tout au long de
l'année 1989, Abdou Diouf et les médias d'Etat multiplient les
louanges à l'égard de l'ancienne métropole, notamment lors
du troisième sommet de la Francophonie en mai 1989,organisé...
à Dakar - sur les lieux même où quelques jours auparavant
stationnés encore des milliers de mauritaniens - ainsi qu'à
l'occasion du bicentenaire de la révolution française. On peut
lire dans Le Soleil du 11 juillet 1989 les propos suivants :
"bien avant la révolution française, une
importante colonie française s'était incrustée à
Saint-Louis du Sénégal. Elle s'est fait fort d'envoyer ses
cahiers de doléances au cours de l'année 1789. Au début de
1989, le Sénégal a par conséquent voulu participer
à la célébration du bicentenaire de la révolution
française en mettant sur pied un comité national dans cette
perspective, et il est donc tout à fait naturel que le Président
Abdou Diouf qui quitte Dakar pour Paris, soit présent dans la capitale
française pour prendre part aux festivités,
événement de portée universelle ".
Après leur rupture diplomatique du 21 août 1989, le
Sénégal et la Mauritanie entretiennent des rapports froids et
heurtés. La Mauritanie réclame la restitution des biens et le
décompte
79 En conseil des ministres, Abdou Diouf affirme que "de
tels actes sont intolérables et indignes du Sénégal, terre
d'accueil, de tolérance et de dialogue (...) la Mauritanie et le
Sénégal sont deux pays frères condamnés à
vivre ensemble solidairement tant leur destin et leurs intérêts
sont liés". "Sénégal Mauritanie : condamnés
à vivre ensemble", Le Soleil, 26 avril 1989.
80 Abdou Diouf rajoute : "la Mauritanie a toujours
bafouillé sur les droits les plus élémentaires de l'homme
et de la dignité humaine". "Appel à l'unité nationale",
Le Soleil, 9 mai 1989.
81 Jean de la Guérivière, "Les affrontements
entre Sénégalais et Mauritaniens : l'expression anarchique d'un
mécontentement", Le Monde, 27 avril 1989.
82 "Rupture diplomatique", Le Soleil, 23 août
1989.
officiel des morts mauritaniens tandis qu'Abdou Diouf
désire que soit traité devant une commission d'enquête
internationale la question de la frontière. Les accrochages frontaliers
sont réguliers, comme le 6 janvier 1990, où l'on assiste à
des échanges de tirs entre militaires. La tension est d'autant plus
extrême que certains rapatriés sénégalais,
établis dans la région du fleuve, tentent au péril de leur
vie de rejoindre la Mauritanie pour récupérer les biens dont ils
ont été dépossédés.
Le Sénégal et la Mauritanie retissent cependant
peu à peu des liens. C'est paradoxalement la guerre du Golfe de 1991 et
ses conséquences qui accélèrent "le processus de
réconciliation ". Pendant cette guerre, la Mauritanie accorde un
soutien sans faille à l'Irak, ce qui lui coûte ses amitiés
avec le reste des monarchies du Moyen-Orient. Le Sénégal s'aligne
quant à lui sur la position française et rejoint les
alliés, qui comptent dans ses rangs les Etats-Unis d'Amérique et
l'Arabie Saoudite.
La facile victoire de la coalition isole la Mauritanie,
dépourvue à présent de tout allié fiable, alors que
le Sénégal se rapproche des pays arabes - qui s'étaient
quelque peu détourné d'Abdou Diouf après 1989 suite
à une "campagne d'information" mauritanienne - et des EtatsUnis. Fort de
ses soutiens, Abdou Diouf négocie discrètement avec la
Mauritanie, par l'intermédiaire de la France.
La réconciliation officielle entre les
Présidents Diouf et Taya a lieu le 18 juillet 1991, en
Guinée-Bissau. Pour montrer sa bonne foi, le Sénégal
renonce à réclamer une rectification frontalière 83
. Grâce à son ton mesuré et un sens aigu de la
diplomatie, Abdou Diouf a évité la guerre et obtenu avec cette
réconciliation un succès personnel passé quelque peu
inaperçu en 1991.
L'année 1989 est ainsi pour Abdou Diouf une
année diplomatique difficile, puisque outre la Mauritanie, le
Sénégal s'oppose à la Guinée-Bissau, au sujet d'un
différent frontalier 84 , et surtout à la Gambie.
Alors qu'en 1981, la Sénégambie était
promise à un brillant avenir, on constate en 1989 que les
avancées ont été minimes. L'intégration
économique, enjeux majeur de la confédération, est
bloquée par la Gambie, frileuse à l'idée de lutter plus
efficacement contre la contrebande, qui fait la "richesse" du pays. Bien que
les institutions "tournent à vide", Abdou Diouf tient encore un discours
rassurant en avril 1989 85.
Les rapports entre Diouf et Jawara se
détériorent après l'entame de la crise
sénégalomauritanienne. En effet, le Président Taya
souligne à de multiples reprises qu'il bénéficie du
soutien du Président gambien, qui a mis notamment en place l'accueil de
ressortissants mauritaniens. Le positionnement de Jawara déplait
fortement à Diouf. La confiance entre les deux chefs d'Etat est
entamée. On note ainsi une baisse conséquente du budget de la
83 "Mauritanie Sénégal : logique de paix",
Jeune Afrique, n° 1 596, 6 août 1991.
84 Depuis les années 1970, la Guinée Bissau
réclame une modification de sa frontière maritime avec le
Sénégal pour bénéficier de soi-disant gisements
pétroliers. Le Sénégal porte l'affaire en 1985 devant la
Cour Internationale de Justice et obtient gain de cause le 2 août 1989.
Alors que les deux pays se sont engagés à respecter le verdict,
la Guinée-Bissau refuse de reconnaître la sentence. Cette attitude
offusque Abdou Diouf. Il le fait savoir au cours des semaines suivantes.
Néanmoins, la reprise du conflit casamançais favorise un retour
au dialogue entre les deux pays. Après la signature d'un accord de
collaboration le 29 mai 1990, le Sénégal et la
Guinée-Bissau trouvent un arrangement au sujet du litige frontalier en
1993 : il est décidé que 85 % de l'exploitation du sous-sol
maritime revient au Sénégal. Voir "Différent
frontalier dans l'impasse", Le Soleil, 7 août 1989, "Litige
frontalier avec Bissau : Dakar s'en tient au verdict", Le Soleil, 9
août 1989 et "Signature d'un accord de gestion et de
coopération ", Le Soleil, 15 octobre 1993.
85 "N'écoutez pas les vendeurs d'illusions", Le
Soleil, 14 avril 1989.
Confédération en juillet 1989, qui passe de 3 423
491 920 FCFA à 2 996 433 550 FCFA 86. Jawara tente alors de
modifier le traité de 1981. Il demande une présidence tournante
de la confédération, un nombre égal de ministres
sénégalais et gambiens au sein du cabinet
confédéral et un allégement de la présence
militaire sénégalaise en Gambie. Abdou Diouf, agacé par
l'attitude gambienne, prend au mot Jawara et retire la totalité de ses
soldats du sol gambien le 19 août 1989. Le 23 août, soit deux jours
après sa rupture diplomatique avec la Mauritanie, le Président
sénégalais annonce dans un message à la nation le gel des
institutions sénégambiennes, jugeant qu'il n'y a"aucune
perspective sérieuse de progrès vers l'intégration
sénégambienne au sein de la confédération"
87 . Il conclut amèrement son allocution :
"les stigmates de la colonisation sont beaucoup plus tenaces qu'ils n'y
paraissent".
Les rapports entre le Sénégal et la Gambie
demeurent de longues années distants après ces
événements, malgré la signature d'un traité
d'amitié le 25 mai 1991. Abdou Diouf se détourne des affaires
gambiennes, comme l'atteste son inaction lors du renversement de Daouda Jawara
par le capitaine Yahyah Jammeh en 1994.
Face à ces incidents diplomatiques majeurs, Abdou
Diouf bénéficie d'un certain soutien de l'opposition, surtout
lors de la crise mauritanienne. Les partis non gouvernementaux cessent
rapidement de prendre des positions "risquées" pour s'aligner sur celles
du Président, plus pacifiste et mesurées. "Les neuf" publient
ainsi un communiqué le 2 mai 1989 dans Le Soleil
réclamant "d'arrêter les distractions, d'épargner
les vies et d'éviter la guerre" 88 . Le PIT demande
même un entretien avec le chef de l'Etat pour discuter de la crise et
apporter une contribution positive 89 . Cependant, l'opposition a
une perception limitée de "l'union sacrée", puisque quelques
jours après cette audience, le PIT est exclu du front de l'opposition
pour avoir négocier avec le pouvoir sans avis préalable. Les
moments de fraternisation entre le pouvoir et les autres partis sont rares et
éphémères à la fin des années 1980.
Néanmoins, les difficultés rencontrées
en 1989 ont ressoudé quelque peu les liens entre le Président et
son peuple. A cette même période, Abdou Diouf annonce une
rénovation importante du code électoral, une amélioration
de la démocratie et le limogeage de Jean Collin. Tous ces signes
d'ouverture ne sont toutefois pas suffisant pour le front de l'opposition. Il
annonce durant l'hivernage 1990 son intention de boycotter les élections
municipales.