Les violences urbaines de 1988 ont
révélé à la communauté internationale les
terribles difficultés économiques auxquelles sont
confrontés les Sénégalais depuis le début des
années 1980. L'échec de l'ajustement sur le plan social parait
indéniable. Le développement n'a pas été l'axe
prioritaire des programmes du FMI et de la Banque mondiale, ce qui explique le
rejet massif de la politique dioufiste par la population. Pour enrayer ce
mécontentement, les bailleurs de fonds autorisent Abdou Diouf à
desserrer l'étau de l'ajustement :
"Après 1988, ce sont les instances de Bretton
Woods et les gouvernements des grandes puissances qui sont venus me voir pour
me dire : "nous avions tort, vous êtes allé trop loin sur nos
recommandations, vous devriez réduire maintenant le prix du riz,
réduire le prix de l'huile, réduire le prix du sucre". C'est ce
que nous avons fait" 55.
Durement chahuté par les 15/30 ans en 1988, Abdou
Diouf axe après sa réélection sa politique vers l'emploi
des jeunes. Un plan d'action pour la création d'emplois est mis
en place : il prévoit 70 000 emplois en trois ans. Cet effort est
néanmoins insuffisant, la croissance démographique étant
largement supérieure à la croissance économique du pays.
Les bailleurs fonds doutent de surcroît de la viabilité des
projets financés. Ce sentiment est renforcé par... les
commentaires de Djibo Kâ, qui écrit le 13 janvier 1989 que le plan
"devra créer un grand nombre d'emplois qui, même s'ils ne sont
pas nécessairement viables dans le moyen terme de deux à cinq
ans, produiront des justifications économiques et démontreront de
façon évidente l'engagement du gouvernement à
répondre aux préoccupations de sa population"
56.
La santé financière des banques
sénégalaises inquiète également les institutions
financières internationales. En 1987, on juge que sur les 14 banques
sénégalaises... seules 3 sont en relative bonne santé. Le
système bancaire est miné par des problèmes
récurrents : trop de banques ; nombre de retraits supérieurs aux
dépôts ; multiplication des mauvais payeurs etc. Les investisseurs
nationaux, trop fragiles et trop frileux, sont incapables de le reprendre en
main. L'Etat sénégalais décide donc de réouvrir les
banques... à leurs anciennes maisons mères occidentales. Cette
décision sonne le glas de la "sénégalisation". Par
exemple, l'Union Sénégalaise des Banques passe sous le
contrôle du Crédit Lyonnais après 1989 57.
Cette reprise, qui provoque 150 licenciements, contient un accord pour
que la banque française n'hérite que des créances saines.
Les créances douteuses, estimées à... 47 milliards FCFA,
sont "offertes" à un autre établissement... crée par
l'Etat 58.
Ces mauvais payeurs sont le plus souvent des marabouts mourides
ou tidjanes influents, très
55 Abdou Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny,
Emission livre d'or, RFI, 2005.
56 "Rivalité sur l'emploi", Lettre du continent,
2 mars 1989.
57 "Reprise de l'USB par le Crédit Lyonnais",
Lettre du continent, 22 juin 1988.
58 "Le Crédit lyonnais en main propre", Lettre
du continent, 28 juillet 1989.
bien implantés dans leur localité et quasiment
"intouchables". On estime que le seul marabout tidjane Cheikh Tidiane Sy a une
dette de plus de... 10 milliards FCFA 59.
La crise bancaire est représentative du marasme
économique qui touche le Sénégal. Le cours de l'arachide,
en continuelle chute, atteint un prix dérisoire en 1990 (800 $ la
tonne). L'arachide ne constitue plus que 13% du PNB en 1990 alors qu'elle
représente encore la moitié des exportations
sénégalaises 60.
La mort de la filière arachidière est amortie
par les bons chiffres de la pêche et du tourisme, ce secteur rapportant
en 1989 16 milliards FCFA au Sénégal 61 . Le tourisme
se concentre essentiellement sur la presqu'île du Cap Vert et sur le site
de Cap Skirring, situé au sud de la Casamance. Cette activité,
bien que rentable, a des désavantages : l'activité est
saisonnière, et ne permet pas l'octroie de salaires fixes aux
employés ; les infrastructures, généralement
françaises, n'ont que des relations limitées avec les commerces
locaux ; enfin, Cap Skirring est sous la constante menace d'une
détérioration de la situation casamançaise. Le tourisme,
deuxième apport en devise du pays, est par conséquent un secteur
particulièrement fragile.
L'économie sénégalaise est donc
chancelante. Pour la soulager, la France annule en 1990 - comme elle le fait
avec d'autres pays d'Afrique subsaharienne - l'énorme dette du
Sénégal (256 milliards FCFA) 62 . L'ancienne
métropole, elle aussi en grande difficulté financière, a
cependant de plus en plus de mal à soutenir financièrement "son
précarré africain". Le Sénégal est de ce fait plus
dépendant qu'autrefois du FMI et de la Banque mondiale. Ces institutions
ne cachent plus leur mécontentement après 1990.
Les reproches sont de plus en plus appuyés à
l'égard d'un des pays les plus assistés de la planète (300
millions FCFA d'aides annuelles en moyenne), doté d'une dette colossale
de 1000 milliards FCFA. Ils déplorent le trop grand nombre de
fonctionnaires (toujours estimé en 1990 à 67 000) et les
monopoles de certaines sociétés agroalimentaires qui accrois sent
le coût de la vie au Sénégal 63 . Selon eux, le
pays vit au-dessus de ses moyens. En dépit des baisses
budgétaires conséquentes, touchant particulièrement... la
santé et l'éducation, Abdou Diouf n'arrive pas à endiguer
le gouffre financier qu'est la fonction publique.
Nonobstant les départs à la retraite
anticipée, le blocage des salaires des fonctionnaires depuis 1983 ou
encore l'absence de recrutement, celle-ci représente touj ours plus de
50 % des dépenses ordinaires. Les chiffres sont
révélateurs : alors que les experts internationaux
réclament le départ de 15 000 fonctionnaires pour 1992, le chef
de l'Etat n'en promet que...
4300 64.
En 1991, les conclusions du rapport d'Elliot Berg, personne
influente au sein de la Banque mondiale, n'arrangent pas les relations entre le
Sénégal et les institutions internationales. Christian Coulomb
rapporte que "s'il (le rapport d'Elliot Berg) reconnaît que les
contraintes climatiques et énergétiques sont pour beaucoup dans
cette faillite (économique du Sénégal), il souligne aussi
l'inertie de l'Etat, sa pesanteur bureaucratique et sa faible capacité
de résistance aux pressions internes. Il note par ailleurs la
facilité avec laquelle le Sénégal obtient des aides
extérieurs qui lui permettent de faire face à l'immédiat,
mais au détriment
59 "Les débiteurs du secteur bancaire" , Lettre
du continent, 21 décembre 1988.
60 "Arachide cotée Sénégal", Le
Monde, 2 novembre 1992.
61 "Malaise social et crédibilité", Jeune
Afrique, n° 1 564, 1 er janvier 1991.
62 "Dette du Sénégal : le fardeau
allégé",Le Soleil, 9 octobre 1990.
63 Le monopole de la société Mimram sur le
sucre, encouragé par certains "amis" français, a pour
conséquence de rendre le sucre... trois fois plus cher au
Sénégal que le cours mondial. Elimane Fall, "Quand
l'économie va mieux", Jeune Afrique, n° 1438, 27 juillet
1988.
64 "Malaise social et crédibilité", Jeune
Afrique, n° 1564, 1er janvier 1990.
d'une réforme en profondeur de sa politique
économique" 65 . Cette défiance réciproque
est renforcée par la volonté du FMI de pousser la France à
accepter une dévaluation du Franc CFA, préconisée depuis
la mise en place des premiers ajustements au sein de zone CFA.
Le Franc CFA, qui a été instauré le 26
décembre 1945, est la monnaie de la plupart des anciennes colonies
françaises d'Afrique noire. La zone comprend 13 pays africains : le
Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Mali, le Niger, le
Sénégal, le Togo, le Cameroun, la République
centrafricaine, le Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le
Tchad. Les avantages de cette monnaie sont nombreux : le Franc CFA a une
parité fixe, dispose d'une libre transférabilité et il est
convertible en Franc français (50 FCFA = 1 FF), ce qui le rend
échangeable dans le monde entier et permet de financer les importations
ou de couvrir les déficits.
Cependant, cette monnaie forte nécessite des
institutions financières solides. Or, comme on l'a vu, les banques
sénégalaises - et africaines en général - sont
ruinées et ne peuvent plus faire face aux importants retraits d'argent.
Les règlements financiers passant par des circuits parallèles se
multiplient ainsi que les fuites de capitaux vers des pays "plus sûrs"
comme la France, la Grande-Bretagne ou la Suisse 66 . En outre, la
zone CFA est devenue commercialement peu attractive. Elle possède une
monnaie surévaluée qui subit la concurrence de pays tels que le
Nigeria ou le Zaïre. Dotés d'une monnaie nationale, ces Etats
peuvent moduler le cours de leur monnaie à "tout instant" pour favoriser
leur commerce extérieur en vendant moins cher que dans la zone CFA.
Une dévaluation s'impose pour rendre la zone CFA
concurrentielle. Le principal héraut de cette solution est la Cote
d'Ivoire, qui représente à elle seule 44 % de la masse
monétaire de la zone. Le pays, depuis la chute du cours du cacao dans
les années 1980, est en cessation de paiement. Pis, elle ne rembourse
plus ses crédits. Une dévaluation permettrait à
Félix Houphouët Boigny de relancer ses exportations de cacao et
redonner "un peu d'air" à l'économie ivoirienne.
Mais les conséquences d'une dévaluation de
l'ordre de 50 % seraient terribles pour l'ensemble des pays concernés :
amputation de moitié du pouvoir d'achat de la population, risque
d'inflation très important, possibilité de révoltes
sociales etc. Le Sénégal, en proie depuis 1979 aux ajustements et
encore sous le choc des violences dakaroises de 1988 et 1989, ne désire
pas prendre un tel risque. C'est pourquoi Abdou Diouf s'oppose à la
dévaluation, ceci contre toute logique économique 67 .
C'est ce que soutient notamment... Abdoulaye Wade, qui milite depuis le milieu
des années 1980 pour une dévaluation franche.
Le Sénégal s'associe ainsi au "Non"
catégorique de la France prononcé en août 1992 lors d'une
réunion à Paris rassemblant Félix Houphouët Boigny
(Cote d'Ivoire), Omar Bongo (Gabon), Blaise Compaoré (Burkina Faso) et
Abdou Diouf. Paris privilégie les réformes de structures à
une réforme monétaire. Le FMI, perplexe devant l'attitude
française, garantit tout de même des crédits à la
Cote d'Ivoire jusqu'en 1993 pour que celle-ci relève son
économie. En cas d'échec du programme de relance, les
institutions internationales sont catégoriques : la dévaluation
sera inévitable 68 . En optant pour un refus clair, Abdou
Diouf repousse les problèmes à plus tard, s'octroyant un
répit qui lui permet de mieux faire face à des crises
65 Christian Coulon, "La démocratie
sénégalaise: bilan d'une expérience", PoA 45, mars
1992.
66 "Dévaluer le Franc CFA ou pas ? ", Le Monde,
20 mars 1990.
67 Abdou Diouf déclare : "Il n 'y a pas de
dévaluation, nous sommes contre une dévaluation ". "Paris
décide de ne pas dévaluer', 1er août 199, Le Monde.
68 "Bouffée d'oxygène pour le Franc CFA ",
Jeune Afrique, n° 1 608, 29 octobre 1991.
universitaires devenues endémiques.