L'arrestation d'Abdoulaye Wade ne fait pas les gros titres
des médias d'Etat, Le Soleil annonçant la nouvelle par
l'intermédiaire d'un petit encadré 8.
Pourtant, cet événement entraîne la formation d'une
large coalition de l'opposition appelée "les 11". Après sa
libération
le 2 mars 1988, Abdoulaye Bathily coordonne ce front de
résistance et tient le 5 mars une plate-forme "des 11" à
Thiès, devenue quelques jours auparavant la ville-symbole de la
"résistance" face à Abdou Diouf. Les partis
formulent à cette occasion plusieurs exigences 9 :
- La libération d'Abdoulaye Wade, d'Amath Dansokho et des
autres compagnons de lutte
- La levée de l'état d'urgence et du couvre feu
à Dakar
- L'organisation de nouvelles élections
- Le respect des libertés et des droits de
l'opposition
- La réouverture des établissements scolaires et
universitaires
- La prise en compte des volontés de la jeunesse
- La diminution immédiate des prix des produits de
première nécessité
Face à ces revendications, Abdou Diouf reste inflexible.
Lors d'une conférence de presse en avril 1988, il maintient que les
élections ont été "claires et transparentes"
10 et qu'ainsi, sa
reconduction à la tête de l'Etat ne souffre
d'aucune contestation possible. Concernant l'arrestation d'Abdoulaye Wade,
Diouf se défend maladroitement. Bien qu'il clame qu'il ne
peut rien faire pour son principal opposant, s'abritant
derrière la sacro-sainte séparation des pouvoirs, le chef de
l'Etat emploie le pronom personnel "je" en évoquant
l'interpellation du leader libéral 11.
L'implication tacite du Président de la
République dans l'arrestation de Wade accroît la tension dans le
pays. L'armée sénégalaise, "la grande muette",
songe à intervenir pour mettre
fin à ce climat délétère et
violent 12, qui connaît une recrudescence à
l'approche du jugement. Les sopistes redescendent dans les rues
dakaroises, les attentats à la voiture piégée
fleurissent,
les manifestations dégénèrent dans tout le
pays etc.
Le procès débute le 25 avril 1988. Les
prévenus - Abdoulaye Wade, Ousmane Ngom,
Boubacar Sall et Abdoulaye Fall, qui ont demandé en vain
le statut de prisonnier politique 13 - se présentent devant
la Cour de sûreté de l'Etat "accompagnés" de... 38 avocats,
certains
7 Francis Kpatindé, "Deux partis sur six sont
représentés", Jeune Afrique, n° 1420, 23 mars 1988.
8 "Me Wade interpellé", Le Soleil, 2 mars
1988.
9 Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf, Le
Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et société,
pp.217, Dakar, Codesria, Paris, Karthala, 1990.
10 Abdou Diouf rajoute : " une illustration que les
élections se sont passées très régulièrement
(...) nous avons perdu à Bignona". "Abdou Diouf face à la
presse", Le Soleil, avril 1988.
11 "Pensez bien que cela n'a pas été de
gaieté de coeur que j'ai fait arrêter Abdoulaye Wade". "Abdou
Diouf face à la presse", Le Soleil, avril 1988.
12 A ce sujet, voir Le soleil du 20 avril et 19 mai
1989, Jeune Afrique du 3 mai 1989, Lettre du continent du 30
mars et 8 juin 1989 et Le Monde du 22 avril 1989.
13 "Me Wade et ses codétenus demandent le
régime politique ", Le Soleil, 15 mars 1988.
rétribués depuis Paris. Au cours des
débats, les accrochages sont nombreux. Les avocats de la défense
se plaignent de ne pas avoir à leur disposition toutes les pièces
du dossier et critiquent les manigances socialistes. La défense
démontre notamment que le maire de Dakar, le socialiste Mamadou Diop, a
fait acheminer le premier jour du procès des centaines de militants
socialistes dans les travées de la salle du tribunal pour "perturber"
les débats 14.
Durant ce procès, Abdoulaye Wade obtient un soutien de
poids avec l'intervention comme témoin de Mamadou Dia, l'incarnation du
prisonnier politique au Sénégal. Au cours de son
témoignage, il prononce des paroles extrêmement
sévères à l'encontre du pouvoir, responsable selon lui des
troubles post-électoraux : "il ne faut pas vous laisser abuser, M.
le Président. Un code électoral qui légalise la fraude est
un code de désordre" 15.
Nonobstant cet avertissement, la justice
sénégalaise montre d'inquiétants signes de laxisme, ce qui
exaspèrent les avocats de Wade. Par exemple, le témoignage du
directeur de la police judiciaire, Diaraf Farba Raye, très fortement
soupçonné par la défense d'avoir encouragé la
création de faux procès verbaux pour justifier la "prise en
flagrant délit", est tout simplement annulé par le
président de la cour. Les 38 avocats, jugeant la cour trop partisane, se
retirent alors symboliquement. Dans une salle laissée vide par la
défense, le commissaire du gouvernement requiert alors... cinq ans de
prison à l'encontre d'Abdoulaye Wade, Ousmane Ngom et Boubacar Sall.
Finalement, la cour rend son verdict le 11 mai 1988. La justice choisit la voie
de l'apaisement. Wade n'obtient "que" un an avec sursis, tandis qu'Ousmane Ngom
et Abdoulaye Faye sont acquittés. Seul Boubacar Sall, pour son
"implication" dans les évènements de Thiès du 26
février 1988, est condamné à deux ans de prison ferme
16.
En dépit de la condamnation de Sall, ce verdict est
perçu par les contemporains comme relativement "clément". Il suit
la logique de l'appel à la réconciliation lancé par Abdou
Diouf le 1 er mai 1988, jour de la Korité. La date de cet appel n'est
pas le fruit du hasard, puisque la Korité - Aïd el Fitr
pour les Arabes - représente le dernier jour du ramadan au
Sénégal et marque pour les Musulmans un temps de pardon. Dans ce
discours radiotélédiffiusé, Abdou Diouf aborde plusieurs
thèmes.
Tout d'abord, il annonce des baisses sur le prix du sucre (12
%), de l'huile d'arachide (24 %) et du riz (18,25 %) 17.
La baisse la plus appréciée est celle du riz, étant
l'aliment le plus consommé - et importé - au
Sénégal. Le Président reprend ainsi une des promesses de
campagne d'Abdoulaye Wade - qui garantissait lui une baisse de 50 % - avec pour
objectif d'adoucir le climat social. Il essaie de cette façon de
satisfaire à la fois les citadins, une baisse du prix du riz engendrant
une augmentation du pouvoir d'achat, et les ruraux, qui voient le maintien de
débouchés pour leurs produits locaux (mil et sorgho notamment)
18 . Cette baisse a néanmoins des conséquences pour
les producteurs d'arachide, puisque l'Etat, pour compenser les pertes
financières dues au riz, renonce à leur verser un prix
très supérieur au cours mondial. Le kilo d'arachide passe donc
après mai 1988 de 70 à 90 FCFA, "ce qui montre que les
groupes de populations les plus vulnérables sont ceux qui ne sont pas
organisés, et qui ne disposent pas de groupes de pression
spécifiques pour défendre leurs intérêts"
19.
14 "Le calcul d'Abdou Diouf", Jeune Afrique,
n°1427, 11 mai 1988.
15 Idem.
16 Jean De la Guérivière,"Un an de
prison avec sursis pour M. Wade", Le Monde, 12 mai 1988.
17 Maktar Diouf, "La crise de l'ajustement", pp.77, PoA
45, mars 1992.
18 Jean De la Guérivière, "Après des
réquisitions maximales contre Me Wade, tension persistante à
Dakar", Le Monde, 5 mai 1988.
19 Maktar Diouf, "La crise de l'ajustement", pp.77, PoA
45, mars 1992.
Le chef de l'Etat s'adresse aussi à la jeunesse,
principale force de résistance à Diouf durant la campagne
électorale. Il promet dans son message de placer l'emploi au premier
rang de ses priorités. Sur le plan politique, Abdou Diouf souligne sa
volonté de ne pas reconduire l'état d'urgence au-delà du
17 mai 1988 et déclare que le "chef de l'opposition parlementaire
(...) à son mot à dire sur les problèmes
économiques, ainsi que sur la consolidation démocratique".
Il rajoute ensuite : "j 'aime le Sénégal, Wade aussi
(...) je l'invite personnellement à s 'asseoir avec moi pour discuter
des moyens d'aider notre pays" 20 . Dans le prolongement de
"cet appel de la Korité", Diouf fait voter une loi pour amnistier
Abdoulaye Wade et Boubacar Sall.
Cette déclaration de paix s'apparente à une
victoire politique dioufiste. En effet, en acceptant cette main tendue,
Abdoulaye Wade reconnaît de fait sa condamnation en justice ainsi que
l'autorité et la clémence présidentielle 21 .
Diouf peut être donc présenté par la propagande
étatique comme un homme bon et juste, capable de pardonner. Il adopte
à présent une attitude mesurée et paternaliste, bien
éloignée de ses propos de fin de campagne. C'est pourquoi il
déclare en wolof à la fin de son intervention du 1 er mai 1988,
en retirant ses lunettes et en regardant le peuple "droit dans les yeux" :
"depuis que je suis Président de la
République, je me considère comme le Père de la Nation,
que ce soit vis-à-vis de mes aînés que vis-à-vis de
mes cadets" 22.
Suite à ce discours, les événements
s'enchaînent. Le 11 mai 1988, Abdoulaye Wade sort de prison après
72 jours de détention. Il joue immédiatement la carte de
l'apaisement. Il demande aux lycéens de reprendre les cours et aux gens
massés devant la permanence PDS de Dakar de regagner leur domicile dans
le calme. Le Président de la République lui propose alors une
entrevue au palais présidentiel. Elle a lieu le 26 mai 1988, en
présence d'Ousmane Ngom et... Jean Collin. L'ambiance est tendue, les
sourires sont de circonstance 23 . Contrairement à la
rencontre du 17 mars 1987, qui avait duré à peine 20 minutes,
celle-ci se prolonge pendant plus de deux heures. A la fin de l'entretien, des
commissions sont crées pour se pencher sur les difficultés
économiques et sociales du Sénégal. Abdou Diouf et
Abdoulaye Wade s'entendent pour que toutes les conclusions tirées par
les commissions soient traitées autour d'une table ronde. Elle doit
rassembler le PS, le PDS et tous les autres partis désirant se joindre
à eux.
La mise en place de ces "états généraux"
déplaisent fortement à une grande partie de l'opposition, car en
acceptant la proposition du duo Diouf-Wade, elle reconnaît implicitement
la légitimité du scrutin de 1988 et la bipolarisation effective
de la vie politique sénégalaise. Sur les seize formations
d'opposition, seule la moitié accepte finalement de participer à
la table ronde. "Les huit partis hostiles ont réclamé pour y
participer la démission du chef de l'Etat, la dissolution de
l'Assemblée nationale et l'organisation de nouvelles élections"
24 . Or, le Président est prêt à discuter
de tous les problèmes politiques du pays, mais refuse de remettre en
cause la légitimité de sa victoire, car pour lui, "il n'y a
pas de contentieux électoral (...) les élections sont
derrière nous" 25.
20 Jean De la Guérivière, "Après la
levée de l'état d'urgence : MM. Diouf et Wade se disent
prêts à dialoguer", Le Monde, 19 mai 1988.
21 Jean De la Guérivière, "Après la
levée de l'état d'urgence : MM. Diouf et Wade se disent
prêts à dialoguer", Le Monde, 19 mai 1988.
22 "Le calcul d'Abdou Diouf", Jeune Afrique,
n°1427, 11 mai 1988.
23 Francis Kpatindé, "Rien ne sera plus comme avant",
Jeune Afrique, n° 1432, 15 juin 1988 et "Table ronde nationale
dans 15 jours", Le soleil, 27 mai 1988
24 Jean de la Guérivière, "Prochaine table
ronde entre le gouvernement et l'opposition", Le Monde, 29 juin 1988.
25 Jean de la Guérivière, "Prochaine table
ronde entre le gouvernement et l'opposition", Le Monde, 29 juin 1988.
Pendant des semaines, la table ronde est sans cesse
repoussée, l'opposition étant incapable
d'élaborer une stratégie commune. Le
Président de la République profite de ces errements pour rappeler
à la scène internationale sa politique "de main tendue"
pratiquée depuis 1981,
cherchant à améliorer une image fortement
détériorée depuis le mois de février :
"je ne cesse de prêcher dans le désert
depuis 1981, je ne cesse de me répéter. A la faveur d'une crise,
j'ai dit : "vous voyez, j'avais raison de vous le dire. Parce que nous venons
d'avoir une campagne délirante, dévastatrice, et si nous avions
été habitués au dialogue démocratique, à la
pratique du consensus, nous n 'en serions pas là. Donc revenons à
ce que je vous avais proposé". Et j'ai retendu la main. Mais je ne fais
que cela..." 26.
La table ronde débute finalement le 4 juillet 1988. On
compte neuf partis présents : le PS, le
PDS, le PIT, la LD/MPT, l'UDS/R, le PAIM, le MSRS, le PDS-R et
le RND. Alors que les sujets devaient être divers et variés, les
discussions portent presque exclusivement sur le
domaine politique. L'opposition exige une réforme du code
électoral et un meilleur accès aux médias d'Etat, alors
que le PS prêche... le statut quo. Le PDS, le PIT et la LD/MPT
constatent
rapidement que les socialistes désirent "continuer
à faire systématiquement obstruction sur tous les points
importants, notamment sur l'organisation et le contrôle des
élections". Ils
quittent la table ronde le 19 juillet 1988, soit cinq jours
après le parti de Puritain Fall, l'UDS/R. Reconnaissant l'échec
de la table ronde, Abdou Diouf s'engage néanmoins à entamer
de profondes modifications du code électoral, via
"une charte de la démocratie élaborée avec des partis
politiques et la société civile" 27.
Abdoulaye Wade sort affaibli de cette tentative de rapprochement
avec le Président. Désireux
de mettre fin à l'agitation sociale, il avait
également pour objectif de se voir confier d'importantes
responsabilités par Abdou Diouf. Les tractations ont été
nombreuses entre le mois de mai et juillet 1988, mais aucune d'entre elles n'a
été concluante 28 . De plus, en
affichant sa volonté d'incorporer la sphère
gouvernementale, Wade s'est coupé des partis marxistes - tels que le PIT
ou la LD/MPT - qui l'avaient soutenu lors de son emprisonnement.
C'est pourquoi dès la rupture officielle de la table
ronde en octobre 1988, Wade redevient "un opposant de la première
heure", qui n'hésite à déclarer à propos de Diouf :
"je lui ai proposé de se retirer de façon
élégante, mais il n 'a pas su comprendre" 29 . Il
tente ainsi de remobiliser
le front anti-socialiste disloqué depuis l'appel de la
Korité. Mais le leader libéral a perdu un
temps précieux qui profite au chef de l'Etat. En
démobilisant "les 11", Abdou Diouf s'est offert un répit. Il se
concentre alors sur les maux du parti qu'il dirige, très affecté
par son
affaiblissement électoral de 1988.
26 "Abdou Diouf au club de la presse de RFI", Le
Soleil, 28 juin 1988.
27 Jean de la Guérivière,"Rupture de
la table ronde avec l'opposition", Le Monde, 6 octobre 1988.
28 Abdou Diouf donne un aperçu d'une de ces tractations :
"Dans les semaines qui ont suivi la crise de 1988, il y a beaucoup eu
d'allers et venues, beaucoup de personnes se sont mêlées de tout,
vous savez au Sénégal il y a touj ours des bonnes
volontés, des intermédiaires intéressés. (...) Il y
a quelqu'un qui m'a dit un jour, le Président Wade vous demande de
créer un Sénat et de lui en donner la présidence (...)
comme en France, il aura vocation à assurer le pouvoir si vous
démissionnez. J'ai dit à l'intermédiaire : je peux
l'accepter, si c'est pour ramener la paix dans mon pays (...) vous lui direz
d'accord. La personne va et revient et me dit : "maintenant que vous avez
accepté ça, quand est-ce que vous partez ? Quand est-ce que vous
démissionnez pour qu'il puisse devenir Président ? Alors j'ai dit
: "je crois qu'il y a maldonne". Ce n'est pas Wade qui me l'a dit mais ce sont
des gens qui sont venus me dire ça. Ca s'est arrêté
là". Abdou Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny, Emission
livre d'or, RFI, 2005.
29 Francis Kpatindé, "Abdoulaye Wade : Diouf doit
partir", Jeune Afrique, n° 1452, 2 novembre 1988.