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L'alternance politique au Sénégal : 1980-2000

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par Adrien THOUVENEL-AVENAS
Université Sorbonne Paris IV - Master 2 2007
  

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5.2. Une "victoire" socialiste, une défaite pour la démocratie :

Abdou Diouf remporte l'élection présidentielle de 1988 avec une importante avance sur son second, Abdoulaye Wade (536 432 voix d'écart). Les deux autres candidats, Landing Savané et Babacar Niang, obtiennent des résultats représentatifs du manque d'assise de leur parti sur le territoire national 162.

- Electeurs inscrits : 1 932 265

- Votants : 1 135 501 (58,76 % de participation)

- Bulletins nuls : 4 033

- Nombre de suffrages exprimés : 1 131 468

- Abdou Diouf (PS) : 828 301 soit 73,20 %

- Abdoulaye Wade (PDS) : 291 869 soit 25,80 %

- Babacar Niang (PLP) : 8 449 soit 0,79 %

- Landing Savané (And Jëf) : 2 849 soit 0,25 %

Abdou Diouf recueille plus de 80% des voix dans trois des dix régions sénégalaises : dans son bastion de Louga (90,07 %), dans la région du ndiguel mouride, Diourbel (87,65%), et dans un autre bastion socialiste, Saint-Louis (85,85%).

159 Le jeune électorat PDS n'est pas le seul visé par la critique dioufiste. Quelques jours auparavant, le Président de la République déclare que le cortège de Wade est composé "de drogués et d'ivrognes". "Vibrant hommage a M. Forage", Le Soleil, 26 février 1988

160 "Sévère mise en garde à l'opposition", Le Soleil, 28 février 1988.

161 Abdou Diouf refuse la présence d'observateurs internationaux en 1988, estimant qu'il n'a "de leçons à recevoir de personne", les élections au Sénégal étant "démocratiques et transparentes". "Nous n'avons leçons à recevoir de personne", Le Soleil, 25 novembre 1987.

162 Le Soleil, 4 mars 1988.

Contrairement à 1983, Diouf fait donc un très bon résultat dans le Diourbel. Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf expliquent que ce score est dû à un fort taux d'abstention dans la région de Diourbel. Or, en regardant les taux de participation, on note que celui de Diourbel est tout à fait correct (58.12 % pour 58,55 % de moyenne nationale), comparé au taux de la région de Dakar, qui est seulement de 52, 66 %. La théorie des deux sociologues sénégalais vacille un peu plus lorsque l'on se penche sur les résultats du département de la ville sainte mouride de Touba, Mbacke. On s'aperçoit alors de la très forte participation départementale (67,32%) 163 ainsi que du score "senghorien", 95,64%, fait par Diouf. Le Président sortant obtient ainsi à Mbacke son meilleur score départemental, devant celui de Louga (94,19 %). Pour expliquer ce raz-de-marée dans une région qui avait "renié" cinq ans auparavant le chef de l'Etat, on peut évoquer l'implication du Khalife général des Mourides, qui a plus d'une fois rappelé sa volonté de voir élire Abdou Diouf, ainsi qu'une grande application de l'administration locale socialiste pour "favoriser" un bon score de son candidat dans cette région symbolique.

Par contre, Abdou Diouf n'a pas enrayé sa baisse de popularité dans la région de Dakar. Il ne récolte que 58, 19 % des suffrages, contre 40.67 % pour Abdoulaye Wade. Cependant, le secrétaire général du PS fait son plus faible pourcentage à Ziguinchor, avec 52,18% des voix. Diouf est de ce fait sanctionné dans les deux régions qui ont le plus souffert au cours de son quinquennat. En effet, c'est Dakar et ses environs qui ont connu les plus grands méfaits de la paupérisation, du chômage et de l'exode rural entre 1983 et 1988. Le pouvoir montre donc déjà des signes d'incapacité à attirer dans ses réseaux clientélistes une population dakaroise jeune et urbaine.

La région de Ziguinchor, malgré un apaisement du conflit casamancais depuis 1986, vit dans l'angoisse permanente d'une reprise des violences. Ce score souligne également que le malaise diola n'a pas été résolu au cours du quinquennat, en dépit d'un d'intérêt croissant du gouvernement quant au sort des populations établies au sud du pays. On rajoute que ce n'est pas uniquement la Basse-Casamance qui lance un avertissement à Abdou Diouf puisque la seconde région casamançaise, Kolda, "offre" à Diouf son troisième plus mauvais résultat régional avec 60,46%.

Abdoulaye Wade voit pour sa part ses résultats en net progrès. Il recueille 130 802 voix de plus par rapport à 1983, alors que dans le même temps, Diouf a perdu 80 578 voix. On répartit ses scores régionaux en trois catégories : hormis le cas spécifique de Diourbel (12,15 %), Wade ne fait des scores médiocres que dans les véritables bastions socialistes, c'est à dire Louga (9, 67%) et Saint-Louis (13,49 %) ; dans les régions fortement rurales, terreau du socialisme sénégalais, Wade oscille entre 22,5% et 28 % ; dans les régions contestant fortement le régime socialiste, Wade représente une véritable alternative : il fait 35,92% à Kolda, 40,67 % à Dakar et surtout 47,06% à Ziguinchor. Cette percée en Casamance se confirme avec les résultats législatifs.

163 On reconnaît néanmoins que dans les autres départements de la région de Diourbel, le taux de participation est nettement inférieur à la moyenne nationale. Il est ainsi de 54, 41 % à Bambey et de 53,52 % à Diourbel. Le soleil, 4 mars 1988.

Les résultats des élections législatives de 1988 :

- Electeurs inscrits : 1 932 265

- Votants : 1 118 246 (57,87 % de participation)

- Bulletins nuls : 4 511

- Nombre de suffrages exprimés : 1 113 746

- PS : 794 559 soit 7 1,34 % (103 sièges)

- PDS : 275 532 soit 24,74% (17 sièges)

- LD/MPT : 15 664 soit 1,41%

- PLP : 13 184 soit 1,18%

- PIT: 9 304 soit 0,84%

- PDS/R : 5 481 soit 0,40%

Pour ces élections, PS et PDS abandonnent des électeurs au profit des petits partis, entre 0 et 4% chacun dans toutes les régions du pays. Ces pertes n'ont toutefois pas une grande influence sur la bipolarisation effective de ce scrutin. Le scrutin législatif s'étant déroulé le même jour que celui de la présidentielle, les scores des partis se calquent sur ceux des candidats à la magistrature suprême. Le PS fait ses meilleurs scores à Louga (88,68 %) et à Diourbel (86,25%) ; le PDS à Ziguinchor (45,85%)et à Dakar (38,38 %).

Si le PS gagne largement les législatives, le PDS réussit à briser l'hégémonie socialiste en remportant une liste départementale, celle de Bignona (région de Ziguinchor) avec 55,8 % des voix. Cette victoire est en partie due à une alliance tacite entre le parti libéral local et... des socialistes dissidents, vexés d'avoir été évincés de la course à la place Soweto 164 . Le PDS remporte donc 15 sièges de députés grâce à la proportionnelle et 2 sièges via sa victoire à Bignona. Si les élections législatives avaient été uniquement proportionnelles, le parti de Wade aurait disposé de 35 sièges. Les petits partis qui avaient profité de la scission de leur leader politique - tels que le Babarcar Niang (PLP) et Serigne Diop (PDS-R) - pour siéger à l'Assemblée, voient quant eux leur espoir d'être reconduit annihilé.

Ces résultats passent cependant bien vite au second plan. Des violences éclatent à Dakar et ses environs après l'annonce des premiers résultats en faveur d'Abdou Diouf. La jeunesse dakaroise, qui a appuyé Abdoulaye Wade tout au long de la campagne, se barricade, brûle des cars, affronte les forces l'ordre et attaque les résidences de dirigeants socialistes 165 . Pour les sopistes, la victoire du fondateur du PDS ne fait aucun doute. Les limites du code électoral, l'absence d'observateurs internationaux, les fraudes, la subjectivité des médias... autant d'éléments qui ont contribué au hold-up de Diouf dans l'esprit de cette "pseudo jeunesse malsaine ".

Le Président de la République n'a plus les cartes en main pour raisonner "son peuple". Lui qui a appelé le jour du scrutin à "voter dans la paix et l'ordre ", décrète conformément à l'article 58 de la Constitution l'état d'urgence et un couvre-feu allant de 21 heures à 6 heures du matin. Les blindés rentrent dans Dakar, un périmètre de sécurité s'instaure autour du palais présidentiel. Les libertés de presse, de réunion et d'association sont temporairement

164 A noter que Bignona est la seule commune où Abdoulaye Wade bat Abdou Diouf (57,05 % contre 42,25 %). Le Soleil, 4 mars 1988.

165 Le bilan des nuits d'émeutes est lourd : 300 personnes arrêtées en flagrant délit, 90 autobus saccagés, 10 stations services pillées, plusieurs villas de proches du pouvoir dépouillées etc. Jean de la Guérivière, "Libération du chef de la Ligue démocratique", Le Monde, 4 mars 1988.

restreintes. Pis, s'appuyant sur un article publié dans le journal pro-PDS Sopi la veille du scrutin - qui demande aux sympathisants de Wade de s'opposer physiquement à tout fraudeur et en cas d'irrégularités de "faciliter" la formation d'un gouvernement de transition - la justice fait arrêter pour "flagrant délit de trouble à l'ordre public" les opposants suivants : Abdoulaye Wade, son porte-parole Ousmane Ngom, le député PDS de Thiès Boubacar Sall, Abdoulaye Bathily et Amath Dansokho (PIT) 166.

L'image démocratique du Sénégal est particulièrement atteinte. Abdou Diouf tente de sauver les apparences en accordant au journal télévisé de TF1 un entretien où il déclare en autre que ses adversaires ont été "de très mauvais perdants qui ont utilisé une masse d'enfants pour essayer de semer le désordre" 167 . Si les événements de Dakar sont perçus avec inquiétude en France, les difficultés sénégalaises provoquent les railleries des régimes monopartites d'Afrique francophone. Au Gabon, on déclare : "voyez où cela mène (...) l'exemple sénégalais de multipartisme (...) nous sommes pour la démocratie de nos Etats, mais pas pour la multiplication de l'anarchie"168 tandis que le journal gouvernemental ivoirien "Fraternité matin" écrit un véritable pamphlet contre la vie démocratique : "plus que les expériences de multipartisme (...) c 'est la libéralisation progressive des règles du jeu politique et la décrispation sociale qui semblent avoir été les raisons majeures de ce phénomène" 169.

Toutefois, les violences urbaines dakaroises ne se répandent pas au reste du pays. Abdou Diouf rassure alors l'opinion internationale en déclarant ne pas vouloir remettre en cause les principes démocratiques qu'il défend depuis sa prise de fonction 170 . Pour apaiser les esprits, il incite l'administration à entreprendre des mesures d'annulation de procès verbaux "douteux"171. Mais en dépit d'une gestion "pacifiste" des évènements - il est bon de rappeler que les forces de l'ordre n'ont tiré aucun coup de feu lors de cette crise - l'opinion internationale concentre son intérêt sur "l'embastillement" de Wade et ses conséquences. En l'espace de quelques jours, une ombre s'est abattue sur la démocratie sénégalaise 172

166 Jean de la Gueriviere, "Ombres sur la démocratie sénégalaise", Le Monde, 2 mars 1988. et "Me Wade interpellé", Le Soleil, 2 mars 1988.

167 Jean de la Guérivière, "Les suites des élections du 28 février : L 'extension des troubles de la capitale à la province parait avoir été évitée", Le monde, 3 mars 1988.

168 "Bongo félicite Abdou Diouf et dit non au multipartisme", Le Soleil, 1er mars 1988.

169 Le Soleil, 2 mars 1988.

170 "Je ne veux pas d'une démocratie sous surveillance. Je veux une démocratie totale ". "Le président Diouf veut une démocratie totale", Le Monde, 6 mars 1988.

171 Contrairement à ce que soutiennent Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf dans Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et société, l'annulation des 100 000 bulletins non signés par des présidents de bureaux de vote n'a pas de répercussions sur le score des partis marxistes, puisque plus de 75 % des voix annulées sont... socialistes. En se basant sur la même source que celle des deux sociologues sénégalais - à savoir Le Soleil du 14 mars 1988 - on arrive aux résultats suivants : sur 79 234 bulletins non comptés, 61 330 appartiennent au PS (77,30 %), 16 700 au PDS (21,08 %), 1 734 aux différents partis marxistes (2,19 %) et 186 au PDS-R (0,23 %). Sachant qu'en cumulant les scores obtenus par les partis marxistes aux présidentielles et aux législatives, on arrive à un total de 49 450 voix, on s'aperçoit qu'avec l'annulation des procès verbaux douteux, le "front marxiste" perd 3,51 % de ses voix, soit un pourcentage similaire à celui du PS, qui est de 3,78 %. "Etats des annulations", Le Soleil, 14 mars 1988.

172 Référence à l'article de Jean de la Guérivière, "Ombres sur la démocratie sénégalaise", Le Monde, 2 mars 1988.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand