Abdou Diouf remporte l'élection présidentielle
de 1988 avec une importante avance sur son second, Abdoulaye Wade (536 432 voix
d'écart). Les deux autres candidats, Landing Savané et Babacar
Niang, obtiennent des résultats représentatifs du manque d'assise
de leur parti sur le territoire national 162.
- Electeurs inscrits : 1 932 265
- Votants : 1 135 501 (58,76 % de participation)
- Bulletins nuls : 4 033
- Nombre de suffrages exprimés : 1 131 468
- Abdou Diouf (PS) : 828 301 soit 73,20 %
- Abdoulaye Wade (PDS) : 291 869 soit 25,80 %
- Babacar Niang (PLP) : 8 449 soit 0,79 %
- Landing Savané (And Jëf) : 2 849 soit 0,25 %
Abdou Diouf recueille plus de 80% des voix dans trois des dix
régions sénégalaises : dans son bastion de Louga (90,07
%), dans la région du ndiguel mouride, Diourbel (87,65%), et
dans un autre bastion socialiste, Saint-Louis (85,85%).
159 Le jeune électorat PDS n'est pas le seul
visé par la critique dioufiste. Quelques jours auparavant, le
Président de la République déclare que le cortège
de Wade est composé "de drogués et d'ivrognes". "Vibrant
hommage a M. Forage", Le Soleil, 26 février 1988
160 "Sévère mise en garde à
l'opposition", Le Soleil, 28 février 1988.
161 Abdou Diouf refuse la présence d'observateurs
internationaux en 1988, estimant qu'il n'a "de leçons à
recevoir de personne", les élections au Sénégal
étant "démocratiques et transparentes". "Nous
n'avons leçons à recevoir de personne", Le Soleil, 25
novembre 1987.
162 Le Soleil, 4 mars 1988.
Contrairement à 1983, Diouf fait donc un très
bon résultat dans le Diourbel. Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf
expliquent que ce score est dû à un fort taux d'abstention dans la
région de Diourbel. Or, en regardant les taux de participation, on note
que celui de Diourbel est tout à fait correct (58.12 % pour 58,55 % de
moyenne nationale), comparé au taux de la région de Dakar, qui
est seulement de 52, 66 %. La théorie des deux sociologues
sénégalais vacille un peu plus lorsque l'on se penche sur les
résultats du département de la ville sainte mouride de Touba,
Mbacke. On s'aperçoit alors de la très forte participation
départementale (67,32%) 163 ainsi que du score "senghorien",
95,64%, fait par Diouf. Le Président sortant obtient ainsi à
Mbacke son meilleur score départemental, devant celui de Louga (94,19
%). Pour expliquer ce raz-de-marée dans une région qui avait
"renié" cinq ans auparavant le chef de l'Etat, on peut évoquer
l'implication du Khalife général des Mourides, qui a plus d'une
fois rappelé sa volonté de voir élire Abdou Diouf, ainsi
qu'une grande application de l'administration locale socialiste pour
"favoriser" un bon score de son candidat dans cette région
symbolique.
Par contre, Abdou Diouf n'a pas enrayé sa baisse de
popularité dans la région de Dakar. Il ne récolte que 58,
19 % des suffrages, contre 40.67 % pour Abdoulaye Wade. Cependant, le
secrétaire général du PS fait son plus faible pourcentage
à Ziguinchor, avec 52,18% des voix. Diouf est de ce fait
sanctionné dans les deux régions qui ont le plus souffert au
cours de son quinquennat. En effet, c'est Dakar et ses environs qui ont connu
les plus grands méfaits de la paupérisation, du chômage et
de l'exode rural entre 1983 et 1988. Le pouvoir montre donc déjà
des signes d'incapacité à attirer dans ses réseaux
clientélistes une population dakaroise jeune et urbaine.
La région de Ziguinchor, malgré un apaisement
du conflit casamancais depuis 1986, vit dans l'angoisse permanente d'une
reprise des violences. Ce score souligne également que le malaise diola
n'a pas été résolu au cours du quinquennat, en
dépit d'un d'intérêt croissant du gouvernement quant au
sort des populations établies au sud du pays. On rajoute que ce n'est
pas uniquement la Basse-Casamance qui lance un avertissement à Abdou
Diouf puisque la seconde région casamançaise, Kolda, "offre"
à Diouf son troisième plus mauvais résultat
régional avec 60,46%.
Abdoulaye Wade voit pour sa part ses résultats en net
progrès. Il recueille 130 802 voix de plus par rapport à 1983,
alors que dans le même temps, Diouf a perdu 80 578 voix. On
répartit ses scores régionaux en trois catégories : hormis
le cas spécifique de Diourbel (12,15 %), Wade ne fait des scores
médiocres que dans les véritables bastions socialistes, c'est
à dire Louga (9, 67%) et Saint-Louis (13,49 %) ; dans les régions
fortement rurales, terreau du socialisme sénégalais, Wade oscille
entre 22,5% et 28 % ; dans les régions contestant fortement le
régime socialiste, Wade représente une véritable
alternative : il fait 35,92% à Kolda, 40,67 % à Dakar et surtout
47,06% à Ziguinchor. Cette percée en Casamance se confirme avec
les résultats législatifs.
163 On reconnaît néanmoins que dans les autres
départements de la région de Diourbel, le taux de participation
est nettement inférieur à la moyenne nationale. Il est ainsi de
54, 41 % à Bambey et de 53,52 % à Diourbel. Le soleil, 4
mars 1988.
Les résultats des élections législatives
de 1988 :
- Electeurs inscrits : 1 932 265
- Votants : 1 118 246 (57,87 % de participation)
- Bulletins nuls : 4 511
- Nombre de suffrages exprimés : 1 113 746
- PS : 794 559 soit 7 1,34 % (103 sièges)
- PDS : 275 532 soit 24,74% (17 sièges)
- LD/MPT : 15 664 soit 1,41%
- PLP : 13 184 soit 1,18%
- PIT: 9 304 soit 0,84%
- PDS/R : 5 481 soit 0,40%
Pour ces élections, PS et PDS abandonnent des
électeurs au profit des petits partis, entre 0 et 4% chacun dans toutes
les régions du pays. Ces pertes n'ont toutefois pas une grande influence
sur la bipolarisation effective de ce scrutin. Le scrutin législatif
s'étant déroulé le même jour que celui de la
présidentielle, les scores des partis se calquent sur ceux des candidats
à la magistrature suprême. Le PS fait ses meilleurs scores
à Louga (88,68 %) et à Diourbel (86,25%) ; le PDS à
Ziguinchor (45,85%)et à Dakar (38,38 %).
Si le PS gagne largement les législatives, le PDS
réussit à briser l'hégémonie socialiste en
remportant une liste départementale, celle de Bignona (région de
Ziguinchor) avec 55,8 % des voix. Cette victoire est en partie due à une
alliance tacite entre le parti libéral local et... des socialistes
dissidents, vexés d'avoir été évincés de la
course à la place Soweto 164 . Le PDS remporte donc 15 sièges de
députés grâce à la proportionnelle et 2
sièges via sa victoire à Bignona. Si les élections
législatives avaient été uniquement proportionnelles, le
parti de Wade aurait disposé de 35 sièges. Les petits partis qui
avaient profité de la scission de leur leader politique - tels
que le Babarcar Niang (PLP) et Serigne Diop (PDS-R) - pour siéger
à l'Assemblée, voient quant eux leur espoir d'être
reconduit annihilé.
Ces résultats passent cependant bien vite au second
plan. Des violences éclatent à Dakar et ses environs après
l'annonce des premiers résultats en faveur d'Abdou Diouf. La jeunesse
dakaroise, qui a appuyé Abdoulaye Wade tout au long de la campagne, se
barricade, brûle des cars, affronte les forces l'ordre et attaque les
résidences de dirigeants socialistes 165 . Pour les sopistes,
la victoire du fondateur du PDS ne fait aucun doute. Les limites du code
électoral, l'absence d'observateurs internationaux, les fraudes, la
subjectivité des médias... autant d'éléments qui
ont contribué au hold-up de Diouf dans l'esprit de cette
"pseudo jeunesse malsaine ".
Le Président de la République n'a plus les
cartes en main pour raisonner "son peuple". Lui qui a appelé le jour du
scrutin à "voter dans la paix et l'ordre ",
décrète conformément à l'article 58 de la
Constitution l'état d'urgence et un couvre-feu allant de 21 heures
à 6 heures du matin. Les blindés rentrent dans Dakar, un
périmètre de sécurité s'instaure autour du palais
présidentiel. Les libertés de presse, de réunion et
d'association sont temporairement
164 A noter que Bignona est la seule commune où
Abdoulaye Wade bat Abdou Diouf (57,05 % contre 42,25 %). Le Soleil, 4
mars 1988.
165 Le bilan des nuits d'émeutes est lourd : 300
personnes arrêtées en flagrant délit, 90 autobus
saccagés, 10 stations services pillées, plusieurs villas de
proches du pouvoir dépouillées etc. Jean de la
Guérivière, "Libération du chef de la Ligue
démocratique", Le Monde, 4 mars 1988.
restreintes. Pis, s'appuyant sur un article publié
dans le journal pro-PDS Sopi la veille du scrutin - qui demande aux
sympathisants de Wade de s'opposer physiquement à tout fraudeur et en
cas d'irrégularités de "faciliter" la formation d'un gouvernement
de transition - la justice fait arrêter pour "flagrant délit
de trouble à l'ordre public" les opposants suivants : Abdoulaye
Wade, son porte-parole Ousmane Ngom, le député PDS de
Thiès Boubacar Sall, Abdoulaye Bathily et Amath Dansokho (PIT)
166.
L'image démocratique du Sénégal est
particulièrement atteinte. Abdou Diouf tente de sauver les apparences en
accordant au journal télévisé de TF1 un entretien
où il déclare en autre que ses adversaires ont été
"de très mauvais perdants qui ont utilisé une masse d'enfants
pour essayer de semer le désordre" 167 . Si les
événements de Dakar sont perçus avec inquiétude en
France, les difficultés sénégalaises provoquent les
railleries des régimes monopartites d'Afrique francophone. Au Gabon, on
déclare : "voyez où cela mène (...) l'exemple
sénégalais de multipartisme (...) nous sommes pour la
démocratie de nos Etats, mais pas pour la multiplication de
l'anarchie"168 tandis que le journal gouvernemental
ivoirien "Fraternité matin" écrit un véritable
pamphlet contre la vie démocratique : "plus que les
expériences de multipartisme (...) c 'est la libéralisation
progressive des règles du jeu politique et la décrispation
sociale qui semblent avoir été les raisons majeures de ce
phénomène" 169.
Toutefois, les violences urbaines dakaroises ne se
répandent pas au reste du pays. Abdou Diouf rassure alors l'opinion
internationale en déclarant ne pas vouloir remettre en cause les
principes démocratiques qu'il défend depuis sa prise de fonction
170 . Pour apaiser les esprits, il incite l'administration à
entreprendre des mesures d'annulation de procès verbaux
"douteux"171. Mais en dépit d'une gestion "pacifiste" des
évènements - il est bon de rappeler que les forces de l'ordre
n'ont tiré aucun coup de feu lors de cette crise - l'opinion
internationale concentre son intérêt sur "l'embastillement" de
Wade et ses conséquences. En l'espace de quelques jours, une ombre s'est
abattue sur la démocratie sénégalaise 172
166 Jean de la Gueriviere, "Ombres sur la démocratie
sénégalaise", Le Monde, 2 mars 1988. et "Me Wade
interpellé", Le Soleil, 2 mars 1988.
167 Jean de la Guérivière, "Les suites des
élections du 28 février : L 'extension des troubles de la
capitale à la province parait avoir été
évitée", Le monde, 3 mars 1988.
168 "Bongo félicite Abdou Diouf et dit non au
multipartisme", Le Soleil, 1er mars 1988.
169 Le Soleil, 2 mars 1988.
170 "Je ne veux pas d'une démocratie sous
surveillance. Je veux une démocratie totale ". "Le
président Diouf veut une démocratie totale", Le Monde, 6
mars 1988.
171 Contrairement à ce que soutiennent Momar-Coumba
Diop et Mamadou Diouf dans Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat
et société, l'annulation des 100 000 bulletins non
signés par des présidents de bureaux de vote n'a pas de
répercussions sur le score des partis marxistes, puisque plus de 75 %
des voix annulées sont... socialistes. En se basant sur la même
source que celle des deux sociologues sénégalais - à
savoir Le Soleil du 14 mars 1988 - on arrive aux résultats
suivants : sur 79 234 bulletins non comptés, 61 330 appartiennent au PS
(77,30 %), 16 700 au PDS (21,08 %), 1 734 aux différents partis
marxistes (2,19 %) et 186 au PDS-R (0,23 %). Sachant qu'en cumulant les scores
obtenus par les partis marxistes aux présidentielles et aux
législatives, on arrive à un total de 49 450 voix, on
s'aperçoit qu'avec l'annulation des procès verbaux douteux, le
"front marxiste" perd 3,51 % de ses voix, soit un pourcentage similaire
à celui du PS, qui est de 3,78 %. "Etats des annulations", Le
Soleil, 14 mars 1988.
172 Référence à l'article de Jean de la
Guérivière, "Ombres sur la démocratie
sénégalaise", Le Monde, 2 mars 1988.