L'opposition adopte suite à l'élection d'Abdou
Diouf une position cohérente. Elle crée un "front du refus" en
mars 1983, articulé autour du PDS et du RND. Il a pour principale
revendication l'annulation des élections et l'organisation d'un nouveau
scrutin transparent. Pour manifester leur opposition au régime
dioufiste, les partis élus place Tascher annoncent leur intention de ne
pas siéger au Parlement. Cependant, le front se fissure en juillet 1983,
lorsque Abdou Diouf annonce sa disposition à recevoir les chefs de
l'opposition pour trouver un dénouement à cette crise. Si Cheikh
Anta Diop refuse de négocier, Abdoulaye Wade, après une entrevue
avec le chef de l'Etat, accepte que le PDS revienne siéger à
l'Assemblée nationale 70. Ce retour offre à
Diouf une accalmie politique, puisque Me Wade cesse alors sa campagne
"d'information" sur le véritable état de la démocratie
sénégalaise dans les médias étrangers.
Une fois de retour dans l'hémicycle, le PDS maintient
une certaine pression sur le PS et Diouf. A plusieurs reprises, Wade
dénonce les discriminations que subissent les électeurs PDS
71 et les nouvelles politiques dioufistes. Ces prises de position,
toujours a contre-courant de la politique socialiste, engendrent les diatribes
du journal gouvernemental Le soleil 72.
Le secrétaire général du PDS manie
également avec un certain succès l'exil politique volontaire.
Cette attitude consiste à se retirer, après une crise politique
majeure, de la scène politique sénégalaise pendant un
lapse de temps plus ou moins long. Il prive ainsi Abdou Diouf de son principal
interlocuteur et fait de chaque retour un événement politique
majeur. C'est ce qu'il fait en 1984, en stationnant plusieurs mois en France.
La fin de cette période d'abstinence politique est marquée par un
long entretien accordé à Jeune Afrique. Wade qualifie
à cette occasion Abdou Diouf "de dictateur, en particulier depuis
qu'il a supprimé le poste de Premier ministre" 73,
mais chose nouvelle, ses propos les plus acerbes sont
réservés à Jean Collin 74. Face
à ce duo "dictatorial", Wade se pose en candidat du peuple : "je ne
les (les populations) inciterai pas à l'émeute, mais je ne les
freinerai pas non plus ".
Il mène après cette interview de
nombreuses actions populistes, qui renforcent son aura parmi les couches les
plus défavorisées. Il demande en mai 1985 à tous ses
partisans de cesser le travail le mardi, jour de réunion du conseil des
ministres, "pour aller à la mosquée et demander à Dieu
de mettre un terme à l'actuel pouvoir" 75. Si
dans un premier temps, la propagande socialiste répond mollement aux
provocations wadistes - la formule "tout ce qui excessif est insignifiant"
76 est utilisée presque quotidiennement par Le
Soleil - les dirigeants socialistes se résolvent ensuite à
réagir plus fermement aux déclarations de "l'oublié
des Sénégalais ". Le Soleil fustige alors "le farceur du
changement" qui crée selon le journal un désordre
intentionnel qui va à l'encontre de l'ordre et de la paix sociale. Abdou
Diouf, jusque là magnanime avec les opposants, change lui aussi de ton
:
70 Voir Le Soleil du 25, 26 juillet et 4 et 7
août 1983.
71 Il affirme en août 1983 que les agriculteurs votant
pour le PDS ne reçoivent pas correctement leurs engrais et leurs
semences. "Wade s'explique", Le Soleil, 4 août 1983.
72 "Le riz du PDS : une escroquerie politique", Le
Soleil, 30 septembre 1983.
73 Mohamed Selhami, "Me Wade rompt le silence", Jeune
Afrique, n° 1233, 22 août 1984.
74 "Il se comporte en super Premier ministre. Ses
attributions empiètent sur tous les ministres. Non seulement, il est le
chef de la sécurité, mais sa qualité de secrétaire
général du bureau politique du PS chargé des conflits le
place au-dessus de tout le monde. Sachez-le, les fonds du Sénégal
ne sont pas gérés par le ministre des Finances mais par Jean
Collin, et ce, par décret présidentiel". Mohamed Selhami,
"Me Wade rompt le silence", Jeune Afrique, n° 1233, 22 août 1984.
75 Abdelaziz Dahmani, "Comment sortir de la crise ? ",
Jeune Afrique, n° 1275, 12 juin 1985.
76 Djibo Kâ, "Tout ce qui est excessif est
insignifiant", Le Soleil, 24 avril 1985.
"Comme si le pouvoir divin n 'était pas en mesure
d'identifier lui-même les fossoyeurs de la nation et distinguer le grain
de l'ivraie... il faut être deux pour réaliser un minimum de
consensus. Le PS se battra désormais contre l'agitation, le
spectaculaire et le mensonge (...) ils (les opposants) ne sauraient franchir un
certain seuil sans
appeler de sa part une réaction ferme (...) ce
n'est pas une menace, mais une mise en garde" 77.
Le Président de la République n'a cependant pas
à se soucier d'une quelconque action subversive du RND. Le parti de
Cheikh Anta Diop connaît après son score très
décevant des législatives d'importants remous internes. Cette
situation s'explique par les conditions de création de la formation
nationaliste dans les années 1960. Au cours d'une époque
marquée par le démantèlement de tous les partis
opposés à Léopold Sédar Senghor, Anta Diop,
égyptologue dont la réputation est grandissante dans les milieux
intellectuels panafricains, lie dans un même rassemblement clandestin les
membres issus de son engagement nationaliste et des marxistes provenant du PAI.
Dès son origine, l'organisation politique de Cheikh Anta Diop
s'apparente plus à un rassemblement politique, militant pour une
démocratisation du régime senghorien, qu'à un parti
fondé sur une idéologie cernée et cohérente
78.
Le RND s'appuie de très nombreuses années sur
son opposition au régime de Senghor pour maintenir sa cohésion.
On parle alors "d'ivresse militante ". Mais le départ du
"Père de la Nation", conjugué à l'abolition du
quadripartisme, met à mal la "cohabitation" entre les nationalistes et
les marxistes. Les divergences d'opinion éclatent au grand jour
après le soutien officiel de Cheikh Anta Diop au candidat Abdou Diouf.
"Le parti martyr" des années Senghor s'est mué en un parti de
collaboration. Le faible score obtenu par la liste RND aux législatives
(29 271 voix) et les fraudes généralisées
constatées convainquent les "marxistes" que Cheikh Anta Diop a fait le
mauvais choix. Le divorce est inévitable.
En juin 1983, 10 membres du bureau politique du RND,
considérés comme faisant parti de l'aile marxiste, quittent le
rassemblement pour former le Parti pour la Libération du Peuple (PLP).
Son secrétaire général, Babacar Niang, égratigne
quelque peu Anta Diop à l'occasion de sa première
conférence de presse, en déclarant avoir crée "un
parti sain avec des hommes sains, décidés à lutter pour un
Sénégal nouveau, réellement indépendant,
démocratique, non aligné et prospère ". Pour lui, le
RND ne représente "plus un cadre de lutte valable"
79.
Babacar Niang n'oublie cependant pas l'essentiel, puisque
profitant du refus de Cheikh Anta Diop de siéger à
l'Assemblée nationale, il s'installe au Parlement en tant que...
numéro deux de la liste nationale du RND. L'égyptologue ne
s'oppose pas à cette initiative, et délaisse peu à peu la
vie politique, déçu par les "procédés
électoraux" qu'il a observé en 1983. Pour preuve de son
désintéressement, lors de son dernier entretien accordé au
journal Le soleil, publié le 9 et le 10 mars 1985, il ne fait
aucune référence à son action politique passée
80 . A sa mort, le 7 février 1986, Cheikh Anta Diop laisse un
RND cliniquement mort.
La situation est aussi très pénible pour les
partis à consonance marxiste. La LD/MPT change de secrétaire
général, Abdoulaye Bathily remplaçant Babacar Sané,
tandis que les autres partis d'extrême gauche tentent timidement de
former en août 1983 une nouvelle alliance, Suxxali Rewni (Sauver
le pays). Ce front anti-impérialiste regroupe la Ligue Communiste
Révolutionnaire, le MDP, le PAI et le PPS. La présidence est
assurée par le seul Mamadou Dia, alors que la LD/MPT avait fixé
comme condition d'entrée une présidence tournante 81.
Cet effort louable d'unité est très vite condamné à
l'insuccès, suite au refus du PIT mais surtout du PDS d'intégrer
ce cadre de lutte.
77 "Les mises en garde du chef de l'Etat : l'agitation ne
passera pas", Le Soleil, 13 mai 1985.
78 Babacar Sine, "Ou va le RND ? Ou la dialectique d'un
parcours" Le Soleil, 14 juin 1983.
79 "Des dissidents du RND veulent créer le 15eme
parti", Le Soleil, 21 juin 1983.
80 "Entretien avec le Pr Cheikh Anta Diop", Le Soleil,
9-10 mars 1985.
81 Chérif Elvalide Seye, "Une unité
improbable", Le Soleil, 10 août 1983.
Nonobstant cet échec, la majeure partie de
l'opposition décide après concertation de ne pas participer aux
élections municipales et communales de 1984, le PS ayant refusé
de modifier le code électoral. Seuls le PIT, le PLP et la LD/MPT
prennent part aux consultations dans certaines communes aux cotés de la
formation gouvernementale.