Comme l'a vu précédemment, les "barons"
deviennent après les élections de 1983 des cibles
privilégiées. Une violente campagne de presse se développe
à leur encontre. Elle axe ses attaques sur deux thèmes : leur
grande implication dans les fraudes constatées au cours des
dernières élections et le manque d'entrain des compagnons de
Senghor vis-à-vis de la nouvelle politique dioufiste. Ils sont
soupçonnés de faire bande à part et de constituer un grave
danger pour la cohésion du parti. Chaque initiative des "barons",
installés depuis 1983 au bureau de l'Assemblée nationale, est par
conséquent considérée comme un outrage fait au
Président. Ceci est le cas lorsque ceux-ci militent pour la suppression
de l'article 35 face à un gouvernement désireux de substituer le
Premier ministre par le Président de l'Assemblée nationale dans
le rôle du "dauphin constitutionnel". La guerre est définitivement
déclarée entre les "barons" et les "jeunes loups" après le
refus des premiers de maintenir le droit de dissolution au Président de
la République 52.
48 Gilles Duruflé, Le Sénégal peut-il
sortir de la crise? : douze ans d'ajustement structurel au
Sénégal, pp.123, Paris, Karthala, 1994.
49 Idem.
50 "En 1987, la population sénégalaise
représentait 1,5% de la population subsaharienne et attirait 40,8% de
l'ensemble de l'aide publique au développement de la sous-région
". Mouhamet Fall, "La problématique de l'aide budgétaire au
Sénégal".
51 Pour un budget estimé de 345 milliards FCFA.
"Dérapage financier", Lettre du continent, 15 avril 1987.
52 Selon Assane Seck, Abdou Diouf désire supprimer le
droit de motion de censure du Parlement tout en conservant le droit de
dissolution. Il se voit opposer une fin de non-recevoir des "barons". "Nous
proposâmes soit un retour à l'impossibilité de dissolution
qui figurait dans des Constitutions passées, soit en cas de dissolution
le renvoi de tous, Assemblée et Président, devant les
électeurs. La première formule fut adoptée ". Assane
Seck, Sénégal, émergence d'une démocratie moderne
(1945-2005) : un itinéraire politique, Paris, Karthala, 2005.
Abdou Diouf sent alors qu'il est temps d'asseoir son
autorité sur les siens. Avec l'aide de Jean Collin, il organise un
Congrès extraordinaire PS le 21-22 janvier 1984, soit 13 mois
après le dernier. Bien aidé par une intensification de la
campagne de presse contre les "barons" 53, le
secrétaire général PS n'a aucun mal en 1984 à
imposer des hommes qui lui sont dévoués. Il explique qu'il
désire des meilleures relations entre le PS et sa base et qu'il souhaite
écarter les personnes qui bloquent ses projets d'ouverture
54. Il entend abattre le clientélisme politique en
changeant le mode de désignation des responsables, de la base au sommet
du PS.
Ainsi, seul Abdou Diouf, reconduit dans ses fonctions par...
acclamations, a le pouvoir lors de ce Congrès de nommer le bureau
politique du parti, auparavant désigné par le comité
central. Pour faire bonne figure, les principaux visés par Diouf
démissionnent à la fois du bureau politique et de leur poste de
coordinateur régional 55. Cette fonction, qui
assurait le lien entre la base et la cime du parti, est à cette occasion
supprimée, afin d'éviter la constitution de nouveaux fiefs
politiques autonomes mais aussi les jalousies.
Par conséquent, tous les "barons" quittent le bureau
politique - mais reste au comité central - tandis que les dioufistes,
tels que Djibo Kâ, Mamadou Diop, Daouda Sow, Moustapha Niasse,
François Bob, André Sonko, Momar Talla Cissé etc...
s'installent 56. La hiérarchisation au sein du
bureau est supprimée, mais un ordre "protocolaire" est très vite
instauré. Avec sa fonction de secrétaire national chargé
des règlements des conflits, Jean Collin prend de facto les
rênes du bureau politique, qu'il dirige à chaque réunion.
Habib Thiam, secrétaire national chargé de la vie politique, et
Moustapha Niasse, secrétaire national chargé des questions
internationales, sont ses seconds dans cette hiérarchie officieuse .
En outre, le bureau politique - à l'instar du
gouvernement - s'ouvre à la société civile. Doudou Ndoye,
ancien du PDS, devient secrétaire national chargé des questions
administratives et Thierno Bâ, ancien du PAI, est nommé
secrétaire national chargé de la propagande 57.
D'autres représentants de la société civile
intègrent le PS. Les comités de soutien d'Abdou Diouf durant la
campagne présidentielle de 1983, qui se déclaraient jusque
là apolitiques, sont invités à rejoindre le parti
gouvernemental.
Si la COSAPAD accepte, le GRESEN hésite et se
disloque. Des hommes comme Moustapha Kâ - à l'époque
directeur de cabinet du Président Diouf - intègre officiellement
le PS et son centre de réflexion nouvellement crée, le Groupe
d'Etude et de Recherche (GER), qui a pour but "d'ouvrir et apporter une
contribution à la réflexion pour un PS meilleur et au service des
préoccupations des populations". Iba der Thiam néglige quant
à lui cette proposition d'intégration et tente, tant bien que
mal, d'assurer la pérennité du GRESEN. Il faut attendre le
53 "Une campagne systématique était
orchestrée, de rumeurs calomnieuses, non fondées, même sur
des semblants de preuves concrètes, contre ces "barons" en chute libre,
parmi lesquels étaient fréquemment cités des noms de
personnalités comme Amadou Cissé Dia, Maguette Lô, Alioune
Badara Mbengue, André Guillabert, Assane Seck etc." Assane Seck,
Sénégal, émergence d'une démocratie moderne
(1945-2005) : un itinéraire politique, Paris, Karthala, 2005.
54 Pierre Biarnès, "le Président Abdou
Diouf entend rénover et démocratiser la formation
gouvernementale", Le Monde, 21 janvier 1984.
55 Un des "barons", Magatte Lô, déclare
après cette décision : "Les anciens se retirent, puisque le
congrès est d'accord pour le rajeunissement du parti". Sennen
Andriamirado, "Les barrons, c 'est fini? ", Jeune Afrique, n°
1204, 1er février 1984. Puis, "conséquence logique du
congrès extraordinaire, les "barons" eux-mêmes votè rent
leur sortie du bureau de l'Assemblée nationale". Assane Seck,
Sénégal, émergence d'une démocratie moderne
(1945-2005) : un itinéraire politique, Paris, Karthala, 2005.
56 Antoine Tine, Du multiple à l'un et vice-versa ?
Essai sur le multipartisme au Sénégal (1974-1996), Institut
d'études politiques de Paris, 1996 et François Zuccarelli, La
vie politique sénégalaise (1940-1988), pp.1 70, Paris,
Publication du Cheam, 1988.
57 Sennen Andriamirado, "Les barrons, c 'est fini ? ",
Jeune Afrique, n° 1204, 1 er février 1984.
13 juillet 1985 pour que le comité de soutien
"apolitique" retrouve un semblant de vie 58 . Il fustige à
cette occasion ceux qui se sont servis du GRESEN comme tremplin pour aboutir au
GER 59. .Le ministre de l'Education Nationale maintient
donc sa différence, en se démarquant du PS et de son très
influent secrétaire national chargé des règlements des
conflits, Jean Collin.
La prédominance de Jean Collin est de plus en plus
palpable après 1983. Il détient à présent les
clés du parti et se pose en arbitre incontournable, aussi bien au PS
qu'au sein du gouvernement. Il est devenu un "censeur tout puissant"
60 . Cette omnipotence agace certains fidèles de Diouf,
en particulier Habib Thiam. Les conflits entre les deux hommes, bien
antérieurs à l'ascension de Diouf à la présidence,
se multiplient lorsque l'ancien Premier ministre est "muté" à
l'Assemblée nationale. Très rapidement, Thiam constate avec
amertume que les manigances de Collin à son encontre sont
tolérées par le chef de l'Etat. Alors qu'il est dans les textes
le deuxième personnage du Sénégal, Habib Thiam n'est par
exemple pas consulté lors de la composition du bureau de
l'Assemblée nationale 61.
Tout comme les "barons", Thiam proteste contre la
dérive présidentialiste du régime. Il refuse de ce fait
à faire voter la loi autorisant la dissolution de la Chambre par le
Président sans contrepartie 62 . De plus, l'attitude
singulière de l'ancien Premier ministre dérange. Il s'autorise
à descendre de son "perchoir" pour participer aux débats
parlementaires, à donner son avis sur les lois votées, allant
parfois jusqu'à les critiquer. Jean Collin, adepte des hommes politiques
disciplinés, veut mettre fin à ces "provocations". Par
l'intermédiaire d'Ibrahima Wone, ministre de l'Intérieur, tous
les députés socialistes sont "conviés" à voter une
loi portant sur la réduction du mandat du président de
l'Assemblée nationale de cinq à un an. Prenant exemple sur... le
Cameroun, les députés justifient cette loi en affirmant vouloir
uniformiser les mandats - les membres du bureau du Parlement étant
élus pour une durée d'un an - et éviter "d'être
désarmé face au président de l'Assemblée nationale,
au cas où les intérêts de la majorité seraient
menacés" 63.
La loi, est votée le 15 mars 1984 107
députés sur 114 présents. Le PDS vote contre, estimant
qu'il s'agit là "d'un règlement de compte entre clans du
parti au pouvoir". Habib Thiam, "tout simplement
dégoûté" 64 , démissionne le 11
avril 1984 avec fracas de ses fonctions de président de
l'Assemblée nationale, député, secrétaire
général de la coordination départemental de Dagana,
secrétaire général adjoint de l'union régionale de
la région du Fleuve, membre du bureau politique PS ainsi que du conseil
national. En dépit du silence officiel de son ami, Habib Thiam ne quitte
pas le PS à la demande d'Abdou Diouf. Il est remplacé à la
tête du Parlement par Daouda Sow, et quitte le milieu politique, le chef
de l'Etat l'ayant nommé à la présidence du conseil
d'administration de la Banque Internationale pour le
58 Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf, Le
Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et société,
Dakar, Codesria, Paris, Karthala, 1990.
59 Moustapha Mbodj, "GRESEN : nouveau départ",
Le Soleil, 15 juillet 1985.
60 Sennen Andriamirado, "Les barrons, c 'est fini? ",
Jeune Afrique, n° 1204, 1er février 1984.
61 "Ce n 'était pas tant les changements
intervenus qui me choquaient que la procédure suivie et ce que je
supposais avoir été le rôle de Jean Collin (...) la
manière ressemblait trop à la façon dont le
condamné à mort était, brusquement au petit matin,
réveillé et conduit, dans l'air glacial de l'aube, à
l'échafaud". Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.
64, Paris, Rocher, 2001.
62 Habib Thiam s'autorise dans ses mémoires cette
réflexion :"N'y avait-il pas une dérive du pouvoir
vers l'autoritarisme, vers le pouvoir personnel ? ". Habib Thiam, Par
devoir et amitié, Paris, Rocher, 2001.
63 "Démission du Président de
l'Assemblée nationale", Le Monde, 13 avril 1984.
64 Thiam écrit dans ses mémoires :
"j'étais tout simplement dégoûté". Habib
Thiam, Par devoir et amitié, pp. 81, Paris, Rocher, 2001.
Commerce et l'Industrie du Sénégal. Le
Président de la République n'a donc hésité pas
à sacrifier son ami Habib Thiam - qu'il avait nommé à la
surprise générale à la Primature contre l'accord de
Senghor - en faveur de Jean Collin. Ce fait souligne toute l'influence qu'a le
"toubab" 65 sur Diouf au cours des années 1980.
Celle-ci semble également jouer un rôle lors du
renvoi de Moustapha Niasse en octobre 1984. Ministre influent du gouvernement
Diouf - il est le seul ministre d'Etat avec Jean Collin - Moustapha Niasse
commet l'erreur le 19 septembre 1984, en plein bureau politique PS,
d'envoyer... un coup de poing à son collègue Djibo Kâ. Les
deux hommes se connaissent pourtant bien, puisque l'un (Niasse) a formé
l'autre (Kâ) au secrétariat de la présidence de la
République dans les années 1970, avant d'oeuvrer ensemble pour
porter Abdou Diouf au pouvoir. Cette dissension ne parait donc pas
irréversible, mais très rapidement, l'affaire s'ébruite
dans la presse internationale 66 . On peut lire dans
différents journaux que Niasse est un senghoriste convaincu, peu enclin
à travailler avec le dioufiste Djibo Kâ. Le 10 octobre 1984, sans
aucune explication, Le soleil annonce le départ de Moustapha
Niasse, remplacé aux Affaires Etrangères par Ibrahima Fall
67 . L'opacité entourant cet événement
paraît être frappé du sceaux de Jean Collin.
Abdou Diouf s'est de ce fait coupé durant
l'année 1984, plus ou moins volontairement, d'une partie du PS. Sa
gestion interne du parti, ainsi que sa politique économique, lui sont
reprochées. Des tracts, publiés entre 1985 et 1988, sous le nom
de "Parti socialiste authentique", interpellent Diouf sur sa conduite des
affaires. Il s'emploie alors à rappeler son attachement au "socialisme
démocratique", concept qu'il définit par cette simple phrase :
"Avoir le sens de l'Etat, c'est aussi avoir le sens des limites de son
intervention" 68.
Par conséquent, c'est à partir de 1984 qu'Abdou
Diouf connaît des difficultés récurrentes quant au
contrôle du PS 69. C'est pourquoi il
délègue la gestion interne du parti à Jean Collin, dont
l'autorité et le charisme limitent bien souvent les revendications des
détracteurs internes. Le secrétaire national chargé des
règlements des conflits peut donc faire et défaire les
carrières politiques à sa guise, avec la
bénédiction du secrétaire général PS.
Alors que le PS est en proie à des luttes
intérieures, l'opposition demeure quant à elle
désordonnée suite à sa déroute électorale.
Si le PDS capitalise une partie du mécontentement populaire en jouant sa
propre carte, le RND se scinde et perd le crédit qu'il avait
capitalisé durant ses années de clandestinité, tandis
qu'une constellation de partis d'extrême gauche, réunie sous la
bannière du Suxxali Rewni (sauver le peuple en wolof), tente
vainement d'exister sous l'autorité de Mamadou Dia.
65 "L 'homme blanc" en wolof.
66 Sennen Andriamirado, "Diouf se fâche", Jeune
Afrique, n° 1242, 24 octobre 1984.
67 "Moustapha Niasse quitte le gouvernement", Le Soleil,
10 octobre 1984.
68 "L 'ancrage socialiste intangible", Le Soleil, 8 mai
1985.
69 Abdou Diouf soutient néanmoins dans son
intervention radiophonique de 2005 que les premières contestations sont
apparues dès sa prise de fonction. "J'avais l'habitude de dire qu
'il mettait plus facile de gouverner l'Etat que de diriger mon parti". Abdou
Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny, Emission livre d'or, RFI,
2005.