En 1983, la situation économique
sénégalaise est terriblement mauvaise. La Banque mondiale et le
FMI exigent des mesures drastiques. Ils préconisent une diminution des
effectifs pléthoriques de la fonction publique, une augmentation du prix
des denrées de première nécessité, la
libéralisation de certains secteurs industriels et la fin d'une
agriculture ultrasubventionnée pour réduire un déficit
extérieur creusé par la montée de la facture
pétrolière et la chute de la valeur arachidière.
Paradoxalement, ce sont les bonnes récoltes
arachidières qui endettent l'Etat. Malgré la chute des cours de
l'arachide 23 , le gouvernement socialiste a maintenu entre 1981 et
1983 des prix d'achat au producteur relativement haut dans le but de ne pas
mécontenter son électorat paysan. Pour la seule année
1982, l'Etat a déboursé plus de 15 milliards de Francs CFA pour
combler les déficits 24.
Après un premier plan d'ajustement en 1979 - le
Plan à court terme de stabilisation, qui préconise la
montée des prix des denrées, une généralisation de
la TVA, le blocage des salaires et des effectifs de la fonction publique
25 - un deuxième programme d'ajustement, le Plan de
redressement économique et financier, est conclu entre le
gouvernement sénégalais et les bailleurs de fonds en 1980. Il
prend cependant véritablement effet après les élections
de
19 On dénombre 30 enseignants, 50 membres de
l'administration, sans compter les anciens ministres et secrétaires
d'Etat. Sophie Bessis, "Qui sont les députés ?", Jeune
Afrique, n° 1171, 15 juin 1983.
20 En 1983, 80% de la population est analphabète. Lors
des législatives, des analphabètes figurent bien sur des listes,
notamment d'opposition... mais dans les bas fonds de celles-ci. Ils n'ont donc
aucune chance d'être élu. Sophie Bessis, "Qui sont les
députés ?", Jeune Afrique, n° 1171, 15 juin 1983.
21 40% des enfants sénégalais en 1983 vont au
primaire (51% de garçons, 39% de filles), 10% au secondaire... 2% font
des études supérieures. Sophie Bessis, "Qui sont les
députés ? ", Jeune Afrique, n° 1171, 15 juin 1983.
22 Christian Valentin, "La fin de l'Etat providence", Le
Soleil, 1er septembre 1983.
23 Entre 1981 et 1982, le prix de l'arachide est passé de
1 043 $ à 585 $ la tonne. Sennen Andriamirado, "Vers un sursaut
national", Jeune Afrique, n° 1178, 3 août 1983.
24 Le Monde, 20 juillet 1983.
25 Momar-Coumba Diop, Gouverner le Sénégal,
entre ajustement structurel et développement durable, Paris,
Karthala, 2004.
1983. Le 19 août 1983, les premières mesures
tombent : l'électricité, le riz, le sucre, l'huile et les
produits pétroliers augmentent de plus de 10 %, alors qu'une retenue de
10 FCFA est dorénavant effectuée sur chaque kilo d'arachide. Ces
choix, politiquement difficiles à assumer, sont facilités par le
soutien tacite des deux chefs de l'opposition, Cheikh Anta Diop et Abdoulaye
Wade 26.
Pour contrer l'impopularité de ces décisions,
Abdou Diouf multiplie entre 1983 et 1985 les appels au consensus et au sursaut
national. La lutte contre la désertification devient l'un des
thèmes majeurs de la propagande présidentielle. Les inaugurations
de forages faites par le chef de l'Etat sont largement relayées par les
médias d'Etat. Il se rend régulièrement en milieu rural
pour planter des arbres ou récompenser "les meilleurs planteurs qui
se sont brillamment distingués dans les efforts nationaux de promotion
de reboisement" 27. Dans ses discours, il insiste
sur l'autosuffisance alimentaire, le reverdissement des campagnes et la lutte
contre "la tutelle présente et contraignante de la
pluviométrie" 28 . Pour mettre fin à cette
tutelle, Diouf favorise les projets onéreux, tels que le barrage
anti-sel de Diama, afin de relancer l'agriculture dans les zones
touchées par la désertification. Le Président lance
également une campagne de mobilisation nationale en faveur du monde
paysan. L'aspect spectaculaire et symbolique de l'aide -
prélèvement de deux mois de salaire du chef de l'Etat - cache mal
les limites d'un effort censé soutenir une agriculture qui a perdu en 10
ans 50 % de sa productivité. Malgré tout, cette mobilisation
rapporte en trois mois 1,5 milliards Francs CFA, en dépit du refus des
dirigeants PDS d'y participer 29.
Néanmoins, le mécontentement augmente. Il est
général, comme en témoigne les pancartes du 1er mai 1984
fustigeant la politique gouvernementale et la cherté de la vie
30. Le pouvoir tente de répondre à la
grogne en vantant les mérites de "la sénégalisation ".
Abdou Diouf prône la consommation de la nourriture locale 31
et invite les entreprises à se détourner des
employés étrangers, arguant du fait qu'un occidental coûte
quatre à cinq fois plus cher qu'un sénégalais 32
. Les entreprises, françaises pour la plupart, peu
réceptives à sa requête, condamnent la position
présidentielle et louent les mérites d'un recrutement
extérieur, mieux formé et plus adapté à l'esprit
d'entreprise occidental.
Devant ces blocages, Abdou Diouf négocie avec les
bailleurs de fonds un troisième programme d'ajustement en 1985,
appelé le Plan d'ajustement économique et financier à
moyen terme. Plusieurs chantiers sont ouverts : "nouvelle politique
agricole, nouvelle politique industrielle, restructuration du secteur
parapublic, redressement des finances publiques" 33.
26 Abdou Diouf raconte : "Quand on était dans une
crise grave (...) je donne l'exemple de l'ajustement. La banque mondiale me
disait : "le prix du riz est trop bas, le prix du sucre est trop bas, vous
subventionnez, ce n 'est pas normal, il faut faire la vérité des
prix". J'étais obligé de le faire, sinon je n 'avais pas les
crédits dont j'avais besoin pour faire fonctionner mon Etat, pour
financer mes projets. A ce moment là, d'une façon très
subtile, très confidentielle, très secrète, je parlais
avec mon principal opposant. Dans un jeu de rôle, il venait, il me disait
qu 'il comprenait ma position, qu 'il ne ferait rien pour mettre de l'huile sur
le feu, qu 'il ne pouvait pas sortir dans la rue pour dire qu 'il était
d'accord avec moi mais que je pouvais compter sur lui pour que la rue ne bouge
pas. Et là, il y avait donc un consensus fort et on avançait, et
on sortait de la crise". Abdou Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny,
Emission livre d'or, RFI, 2005.
27 "Mobilisation", Le Soleil, 21 novembre 1985.
28 Sammy L. Chaupin, "Deux jours sous le signe de l'eau",
Le Soleil, 14 mai 1984.
29 Djibril Diallo, "Une mobilisation avec des
limites",Jeune Afrique, n° 1226, 4 juillet 1984.
30 Le Soleil, 2 mai 1984.
31 "Le prix du manger sénégalais", Le
Soleil, 19 février 1985.
32 "Priorité emploi : que fait l'Etat ? ", Le
Soleil, 18 juillet 1984.
33 Makhar Diouf, La crise de l'ajustement, pp.66, PoA
45, mars 1992.
La Nouvelle Politique Industrielle (NPI) et la Nouvelle
Politique Agricole (NPA) sont les deux "fleurons" de ce nouvel ajustement. La
propagande étatique présente largement leurs bienfaits
supposés lors de leur mise en application respective en 1984 et 1985.
Concernant l'agriculture, l'Etat cherche par tous les moyens
à limiter le déficit gigantesque de la filière
arachidière, qui se creuse annuellement. Diouf décide avec la NPA
de mettre un terme à la distribution par l'Etat d'engrais et de semences
aux paysans. L'annonce est faite le 4 avril 1985 lors d'un discours
radiotélévisé fêtant le 25ème anniversaire de
l'Indépendance. Cette intervention surprend par son ton très
sévère à l'égard du monde rural, le chef de l'Etat
déclarant ne plus vouloir soutenir aveuglement la filière
arachidiére 34. Les ruraux sont à
présent invités à se débrouiller seuls. Mais sans
moyens financiers et sans réelle formation adaptée, les
agriculteurs voit leur contribution financière multipliée par
quatre. De l'aveu même du Président de la République, la
NPA sera un échec 35.
Pour ce qui est de l'industrie, l'Etat
sénégalais tente d'assouplir avec la NPI son code du travail; de
se débarrasser des entreprises peu rentables, dotés d'effectifs
surabondants ; d'encourager son industrie à l'exportation et de mettre
fin au protectionnisme excessif, en baissant les tarifs douaniers et en
supprimant les restrictions quantitatives 36 . L'Etat, en pleine
"sénégalisation", souhaite en parallèle lancer des
entreprises sénégalaises "concurrentielles" par le biais d'aides
étatiques. Mais le peu de compétitivité de ces
entreprises, le faible soutien des investisseurs privés locaux et des
banques sénégalaises au bord de la banqueroute, la
fiscalité galopante et... le non-respect des engagements de l'Etat ne
favoriseront pas l'émergence d'une véritable industrie
sénégalaise 37.
La NPA et la NPI ne laisseront donc pas un grand souvenir
dans l'histoire économique sénégalaise. Les
décisions gouvernementales, pilotées par les bailleurs de fonds,
sont la plupart du temps trop hâtives et mal adaptées aux
réalités africaines. Le "réaganisme" 38
de Diouf coûte sous son quinquennat des dizaines de milliers
d'emplois. Il naît durant ces années difficiles la nostalgie du
progressisme senghorien, adepte du plein emploi mais aussi du plein
déficit.
Le slogan "mieux d'Etat, moins d'Etat" 39,
qui promeut à partir de 1985 les nouvelles politiques, ne convainc
finalement personne : l'opposition condamne la paupérisation du pays,
une franche du PS critique l'abandon de la politique senghorienne et la
population sénégalaise voit son pouvoir d'achat chuter
vertigineusement 40. Même le FMI et la Banque
mondiale sont sceptiques. Alors que le programme d'ajustement de 1985 devait
permettre au Sénégal "un retour à l'équilibre
des finances publiques et des comptes courants en 1992", on repousse
dès fin 1986 ces objectifs à... 1995 41.
Les bailleurs de fonds affirment que ces difficultés sont
dues en partie à "des éléments
34 "L 'épreuve de responsabilité ", Le
Soleil, 5 avril 1985. En lisant Mar Fall, on constate que les contemporains
sont très surpris par l'attitude dioufiste : "Abdou Diouf n'est pas
content du monde rural, comme l'indique le ton de son discours du 4 avril
dernier, date anniversaire de l'Indépendance sénégalaise
de 1960". Mar Fall, "Cacahuètes connexion", PoA 19,
octobre 1985.
35 Abdou Diouf dit au sujet de la NPA en 1999 : "Nous
avions pensé, à l'époque (...) que c'était la
meilleure manière de mieux motiver les paysans d'autant que nous
étions arrivés à une période où plus
personne ne remboursait les dettes de semences, ni de maté riel
agricole, ni d'engrais malgré tous les efforts du gouvernement. Ce pari
n'a pas été réussi, il faut le dire". "Conférence
de presse du président Abdou Diouf", Parti socialiste
sénégalais, 1999.
36 Gilles Duruflé, Le Sénégal peut-il
sortir de la crise? : douze ans d'ajustement structurel au
Sénégal, pp.123, Paris, Karthala, 1994.
37 Idem.
38 Philippe Gaillard, "Diouf est-il reaganien?, Jeune
Afrique, n° 1268, 24 avril 1985.
39 "Fonction publique : moins et mieux", Le Soleil, 5
novembre 1985.
40 Makhar Diouf, La crise de l'ajustement, pp.76, PoA
45, mars 1992.
41 "Satisfecit mitigé de la Banque mondiale",
Lettre du continent, 7 janvier 1987.
exogènes négatifs non contrôlables"
(la pluviométrie et les cours internationaux des
matières
d'exportation notamment). Ils ne dédouanent toutefois
pas le gouvernement de toutes ses responsabilités. Ils lui reprochent le
manque de restructuration du secteur parapublic et son échec quant au
redressement des finances publiques 42.
Outre les charges de la dette extérieure, qui ont
augmenté de 300% entre 1980 et 1985, les finances publiques comprennent
les dépenses de personnel. Or, entre 1981 et 1988, celles-ci
augmentent de 87%.
"L 'explication officielle est que, même avec la
stabilisation des effectifs et des salaires nominaux, la masse salariale
continuera à augmenter à cause des avancements
catégoriels; le phénomène a toutes chances de persister au
cours des prochaines années, compte tenu de la jeunesse de la grande
majorité des agents de l'Etat. Cette explication n'est pas sans
fondement, mais elle reste incomplète (...) En réalité,
jusqu'a l'exercice budgétaire 1987/88, on comptabilisait dans les
dépenses de personnel des rubriques telles que : indemnités de
logement, frais d'hospitalisation, frais de transport des agents de l'Etat
(...) Les dépenses publiques ont aussi augmenté pour d'autres
raisons : le rythme de renouvellement du gouvernement a été trop
rapide (...) un ministre qui quitte le gouvernement continue pendant 6 mois
à bénéficier de son salaire et de son logement de fonction
etc." 43.
On comprend pourquoi le gel du recrutement des fonctionnaires
et les mesures de départs à la retraite anticipés prises
entre 1983 et 1988 n'ont absolument pas réglé la question
épineuse des fonctionnaires, qui représentent 65 000 emplois et
plus de 50% des dépenses de l'Etat sénégalais. Les
désaccords sont si importants entre le Sénégal et le
Club de Paris que ce dernier tente en 1986 d'imposer des conditions
extrêmement dures. Il faut l'intervention de la France, par
l'intermédiaire du Premier ministre de l'époque, Jacques Chirac,
pour qu'une solution intermédiaire soit trouvée 44.
La France a encore dans les années 1980 une immense
influence au Sénégal. En 1985, l'aide française est
évaluée à 1 milliard 358 millions FF, ce qui
représente un tiers des aides reçues par le Sénégal
cette année-là. La France constitue le premier partenaire
économique et 70 % du secteur privé sénégalais
provient de capitaux français 45. On compte
également un millier de coopérants, 800 enseignants et 200
assistants techniques français, sans oublier les 3 000 militaires
stationnés continuellement sur le sol sénégalais 46
. Le Sénégal bénéficie donc d'un grand
soutien de la France, ceci étant justifié par les liens
historiques entre les deux pays mais aussi par l'excellente image
démocratique dont jouit Dakar à Paris.
Cette réputation offre aussi à Diouf la
possibilité de multiplier les aides multilatérales, venues du FMI
et de la Banque mondiale, de la Banque Africaine de Développement (BAD),
des Etats-Unis d'Amérique ou des principales capitales occidentales
47. Concernant les riches pays arabes, Abdou Diouf met en
avant la dévotion musulmane de son pays, comme il avait pu le faire
à Taïf en 1981, pour obtenir des financements.
42 Makhar Diouf, La crise de l'ajustement, PoA 45, mars
1992.
43 Idem.
44 "Satisfecit mitigé de la Banque mondiale",
Lettre du continent, 7 janvier 1987.
45 Ces rapports très étroits entre la France et
le Sénégal engendrent certains "dérapages", les trafics
d'influence atteignant parfois les plus hautes sphères de l'Etat. Les
rapports franco-sénégalais sont "faits
d'intérêts croisés, d'attachements symboliques et de
relations occultes". Collectif "Survie", "France-Sénégal
: une vitrine craquelée", Paris Montréal, l'Harmattan,
1997.
46 "La visite du Président du Sénégal
à Paris", Le Monde, 26 novembre 1985.
47 A une époque où le communisme est encore
très présent en Afrique, l'aspect géostratégique du
Sénégal est également très important, car bien que
"non-aligné", le pays penche largement en faveur du camp occidental,
comme l'a démontré l'intervention sénégalaise en
Gambie de 1981.
De ce fait, le Sénégal connaît un
traitement de faveur. Il est le pays le plus assisté d'Afrique. Son aide
par tête d'habitant (21 000 FCFA) est deux fois supérieure
à celle de la Côte d'Ivoire - alors que cette dernière est
en grande difficulté économique à partir des années
1980 - et trois fois supérieure à celle du Ghana
48. Pourtant, cette "ultra assistance" n'a pas que des
effets bénéfiques, puisqu'elle contribue à "une
mobilisation des énergies et des ressources humaines pour satisfaire les
donateurs et les bailleurs (...), à acquiescer du bout des lèvres
à des trains de mesures imposés de l'extérieur qui ne
bénéficient pas de l'adhésion nécessaire pour
garantir le succès de leur mise en oeuvre (...) et à
déresponsabiliser les acteurs sociaux" 49. Le
Sénégal continue ainsi à vivre au-dessus de ses moyens,
sans véritablement se soucier du lendemain. En 1987 par exemple, bien
que le pays bénéficie de 40,8% de l'aide publique au
développement de la sous-région ouest-africaine
50, le budget sénégalais connaît un
trou de... 13 milliards FCFA 51.
La situation économique n'est donc pas favorable
à Diouf au cours de son quinquennat. Il compose avec un
mécontentement qui s'amplifie au fil des années, relayé
par une opposition qui peu à peu, se fédère et s'organise.
Abdou Diouf doit également "tenir son parti", qui connaît
après 1983 de fortes dissensions internes. Le secrétaire
général PS tente alors de remettre ses lieutenants au pas lors du
Congrès extraordinaire socialiste de 1984.