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L'alternance politique au Sénégal : 1980-2000

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par Adrien THOUVENEL-AVENAS
Université Sorbonne Paris IV - Master 2 2007
  

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2. La fin de l'Etat providence :

En 1983, la situation économique sénégalaise est terriblement mauvaise. La Banque mondiale et le FMI exigent des mesures drastiques. Ils préconisent une diminution des effectifs pléthoriques de la fonction publique, une augmentation du prix des denrées de première nécessité, la libéralisation de certains secteurs industriels et la fin d'une agriculture ultrasubventionnée pour réduire un déficit extérieur creusé par la montée de la facture pétrolière et la chute de la valeur arachidière.

Paradoxalement, ce sont les bonnes récoltes arachidières qui endettent l'Etat. Malgré la chute des cours de l'arachide 23 , le gouvernement socialiste a maintenu entre 1981 et 1983 des prix d'achat au producteur relativement haut dans le but de ne pas mécontenter son électorat paysan. Pour la seule année 1982, l'Etat a déboursé plus de 15 milliards de Francs CFA pour combler les déficits 24.

Après un premier plan d'ajustement en 1979 - le Plan à court terme de stabilisation, qui préconise la montée des prix des denrées, une généralisation de la TVA, le blocage des salaires et des effectifs de la fonction publique 25 - un deuxième programme d'ajustement, le Plan de redressement économique et financier, est conclu entre le gouvernement sénégalais et les bailleurs de fonds en 1980. Il prend cependant véritablement effet après les élections de

19 On dénombre 30 enseignants, 50 membres de l'administration, sans compter les anciens ministres et secrétaires d'Etat. Sophie Bessis, "Qui sont les députés ?", Jeune Afrique, n° 1171, 15 juin 1983.

20 En 1983, 80% de la population est analphabète. Lors des législatives, des analphabètes figurent bien sur des listes, notamment d'opposition... mais dans les bas fonds de celles-ci. Ils n'ont donc aucune chance d'être élu. Sophie Bessis, "Qui sont les députés ?", Jeune Afrique, n° 1171, 15 juin 1983.

21 40% des enfants sénégalais en 1983 vont au primaire (51% de garçons, 39% de filles), 10% au secondaire... 2% font des études supérieures. Sophie Bessis, "Qui sont les députés ? ", Jeune Afrique, n° 1171, 15 juin 1983.

22 Christian Valentin, "La fin de l'Etat providence", Le Soleil, 1er septembre 1983.

23 Entre 1981 et 1982, le prix de l'arachide est passé de 1 043 $ à 585 $ la tonne. Sennen Andriamirado, "Vers un sursaut national", Jeune Afrique, n° 1178, 3 août 1983.

24 Le Monde, 20 juillet 1983.

25 Momar-Coumba Diop, Gouverner le Sénégal, entre ajustement structurel et développement durable, Paris, Karthala, 2004.

1983. Le 19 août 1983, les premières mesures tombent : l'électricité, le riz, le sucre, l'huile et les produits pétroliers augmentent de plus de 10 %, alors qu'une retenue de 10 FCFA est dorénavant effectuée sur chaque kilo d'arachide. Ces choix, politiquement difficiles à assumer, sont facilités par le soutien tacite des deux chefs de l'opposition, Cheikh Anta Diop et Abdoulaye Wade 26.

Pour contrer l'impopularité de ces décisions, Abdou Diouf multiplie entre 1983 et 1985 les appels au consensus et au sursaut national. La lutte contre la désertification devient l'un des thèmes majeurs de la propagande présidentielle. Les inaugurations de forages faites par le chef de l'Etat sont largement relayées par les médias d'Etat. Il se rend régulièrement en milieu rural pour planter des arbres ou récompenser "les meilleurs planteurs qui se sont brillamment distingués dans les efforts nationaux de promotion de reboisement" 27. Dans ses discours, il insiste sur l'autosuffisance alimentaire, le reverdissement des campagnes et la lutte contre "la tutelle présente et contraignante de la pluviométrie" 28 . Pour mettre fin à cette tutelle, Diouf favorise les projets onéreux, tels que le barrage anti-sel de Diama, afin de relancer l'agriculture dans les zones touchées par la désertification. Le Président lance également une campagne de mobilisation nationale en faveur du monde paysan. L'aspect spectaculaire et symbolique de l'aide - prélèvement de deux mois de salaire du chef de l'Etat - cache mal les limites d'un effort censé soutenir une agriculture qui a perdu en 10 ans 50 % de sa productivité. Malgré tout, cette mobilisation rapporte en trois mois 1,5 milliards Francs CFA, en dépit du refus des dirigeants PDS d'y participer 29.

Néanmoins, le mécontentement augmente. Il est général, comme en témoigne les pancartes du 1er mai 1984 fustigeant la politique gouvernementale et la cherté de la vie 30. Le pouvoir tente de répondre à la grogne en vantant les mérites de "la sénégalisation ". Abdou Diouf prône la consommation de la nourriture locale 31 et invite les entreprises à se détourner des employés étrangers, arguant du fait qu'un occidental coûte quatre à cinq fois plus cher qu'un sénégalais 32 . Les entreprises, françaises pour la plupart, peu réceptives à sa requête, condamnent la position présidentielle et louent les mérites d'un recrutement extérieur, mieux formé et plus adapté à l'esprit d'entreprise occidental.

Devant ces blocages, Abdou Diouf négocie avec les bailleurs de fonds un troisième programme d'ajustement en 1985, appelé le Plan d'ajustement économique et financier à moyen terme. Plusieurs chantiers sont ouverts : "nouvelle politique agricole, nouvelle politique industrielle, restructuration du secteur parapublic, redressement des finances publiques" 33.

26 Abdou Diouf raconte : "Quand on était dans une crise grave (...) je donne l'exemple de l'ajustement. La banque mondiale me disait : "le prix du riz est trop bas, le prix du sucre est trop bas, vous subventionnez, ce n 'est pas normal, il faut faire la vérité des prix". J'étais obligé de le faire, sinon je n 'avais pas les crédits dont j'avais besoin pour faire fonctionner mon Etat, pour financer mes projets. A ce moment là, d'une façon très subtile, très confidentielle, très secrète, je parlais avec mon principal opposant. Dans un jeu de rôle, il venait, il me disait qu 'il comprenait ma position, qu 'il ne ferait rien pour mettre de l'huile sur le feu, qu 'il ne pouvait pas sortir dans la rue pour dire qu 'il était d'accord avec moi mais que je pouvais compter sur lui pour que la rue ne bouge pas. Et là, il y avait donc un consensus fort et on avançait, et on sortait de la crise". Abdou Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny, Emission livre d'or, RFI, 2005.

27 "Mobilisation", Le Soleil, 21 novembre 1985.

28 Sammy L. Chaupin, "Deux jours sous le signe de l'eau", Le Soleil, 14 mai 1984.

29 Djibril Diallo, "Une mobilisation avec des limites",Jeune Afrique, n° 1226, 4 juillet 1984.

30 Le Soleil, 2 mai 1984.

31 "Le prix du manger sénégalais", Le Soleil, 19 février 1985.

32 "Priorité emploi : que fait l'Etat ? ", Le Soleil, 18 juillet 1984.

33 Makhar Diouf, La crise de l'ajustement, pp.66, PoA 45, mars 1992.

La Nouvelle Politique Industrielle (NPI) et la Nouvelle Politique Agricole (NPA) sont les deux "fleurons" de ce nouvel ajustement. La propagande étatique présente largement leurs bienfaits supposés lors de leur mise en application respective en 1984 et 1985.

Concernant l'agriculture, l'Etat cherche par tous les moyens à limiter le déficit gigantesque de la filière arachidière, qui se creuse annuellement. Diouf décide avec la NPA de mettre un terme à la distribution par l'Etat d'engrais et de semences aux paysans. L'annonce est faite le 4 avril 1985 lors d'un discours radiotélévisé fêtant le 25ème anniversaire de l'Indépendance. Cette intervention surprend par son ton très sévère à l'égard du monde rural, le chef de l'Etat déclarant ne plus vouloir soutenir aveuglement la filière arachidiére 34. Les ruraux sont à présent invités à se débrouiller seuls. Mais sans moyens financiers et sans réelle formation adaptée, les agriculteurs voit leur contribution financière multipliée par quatre. De l'aveu même du Président de la République, la NPA sera un échec 35.

Pour ce qui est de l'industrie, l'Etat sénégalais tente d'assouplir avec la NPI son code du travail; de se débarrasser des entreprises peu rentables, dotés d'effectifs surabondants ; d'encourager son industrie à l'exportation et de mettre fin au protectionnisme excessif, en baissant les tarifs douaniers et en supprimant les restrictions quantitatives 36 . L'Etat, en pleine "sénégalisation", souhaite en parallèle lancer des entreprises sénégalaises "concurrentielles" par le biais d'aides étatiques. Mais le peu de compétitivité de ces entreprises, le faible soutien des investisseurs privés locaux et des banques sénégalaises au bord de la banqueroute, la fiscalité galopante et... le non-respect des engagements de l'Etat ne favoriseront pas l'émergence d'une véritable industrie sénégalaise 37.

La NPA et la NPI ne laisseront donc pas un grand souvenir dans l'histoire économique sénégalaise. Les décisions gouvernementales, pilotées par les bailleurs de fonds, sont la plupart du temps trop hâtives et mal adaptées aux réalités africaines. Le "réaganisme" 38 de Diouf coûte sous son quinquennat des dizaines de milliers d'emplois. Il naît durant ces années difficiles la nostalgie du progressisme senghorien, adepte du plein emploi mais aussi du plein déficit.

Le slogan "mieux d'Etat, moins d'Etat" 39, qui promeut à partir de 1985 les nouvelles politiques, ne convainc finalement personne : l'opposition condamne la paupérisation du pays, une franche du PS critique l'abandon de la politique senghorienne et la population sénégalaise voit son pouvoir d'achat chuter vertigineusement 40. Même le FMI et la Banque mondiale sont sceptiques. Alors que le programme d'ajustement de 1985 devait permettre au Sénégal "un retour à l'équilibre des finances publiques et des comptes courants en 1992", on repousse dès fin 1986 ces objectifs à... 1995 41.

Les bailleurs de fonds affirment que ces difficultés sont dues en partie à "des éléments

34 "L 'épreuve de responsabilité ", Le Soleil, 5 avril 1985. En lisant Mar Fall, on constate que les contemporains sont très surpris par l'attitude dioufiste : "Abdou Diouf n'est pas content du monde rural, comme l'indique le ton de son discours du 4 avril dernier, date anniversaire de l'Indépendance sénégalaise de 1960". Mar Fall, "Cacahuètes connexion", PoA 19, octobre 1985.

35 Abdou Diouf dit au sujet de la NPA en 1999 : "Nous avions pensé, à l'époque (...) que c'était la meilleure manière de mieux motiver les paysans d'autant que nous étions arrivés à une période où plus personne ne remboursait les dettes de semences, ni de maté riel agricole, ni d'engrais malgré tous les efforts du gouvernement. Ce pari n'a pas été réussi, il faut le dire". "Conférence de presse du président Abdou Diouf", Parti socialiste sénégalais, 1999.

36 Gilles Duruflé, Le Sénégal peut-il sortir de la crise? : douze ans d'ajustement structurel au Sénégal, pp.123, Paris, Karthala, 1994.

37 Idem.

38 Philippe Gaillard, "Diouf est-il reaganien?, Jeune Afrique, n° 1268, 24 avril 1985.

39 "Fonction publique : moins et mieux", Le Soleil, 5 novembre 1985.

40 Makhar Diouf, La crise de l'ajustement, pp.76, PoA 45, mars 1992.

41 "Satisfecit mitigé de la Banque mondiale", Lettre du continent, 7 janvier 1987.

exogènes négatifs non contrôlables" (la pluviométrie et les cours internationaux des matières
d'exportation notamment). Ils ne dédouanent toutefois pas le gouvernement de toutes ses responsabilités. Ils lui reprochent le manque de restructuration du secteur parapublic et son échec quant au redressement des finances publiques 42.

Outre les charges de la dette extérieure, qui ont augmenté de 300% entre 1980 et 1985, les finances publiques comprennent les dépenses de personnel. Or, entre 1981 et 1988, celles-ci

augmentent de 87%.

"L 'explication officielle est que, même avec la stabilisation des effectifs et des salaires nominaux, la masse salariale continuera à augmenter à cause des avancements catégoriels; le phénomène a toutes chances de persister au cours des prochaines années, compte tenu de la jeunesse de la grande majorité des agents de l'Etat. Cette explication n'est pas sans fondement, mais elle reste incomplète (...) En réalité, jusqu'a l'exercice budgétaire 1987/88, on comptabilisait dans les dépenses de personnel des rubriques telles que : indemnités de logement, frais d'hospitalisation, frais de transport des agents de l'Etat (...) Les dépenses publiques ont aussi augmenté pour d'autres raisons : le rythme de renouvellement du gouvernement a été trop rapide (...) un ministre qui quitte le gouvernement continue pendant 6 mois à bénéficier de son salaire et de son logement de fonction etc." 43.

On comprend pourquoi le gel du recrutement des fonctionnaires et les mesures de départs à la retraite anticipés prises entre 1983 et 1988 n'ont absolument pas réglé la question épineuse des fonctionnaires, qui représentent 65 000 emplois et plus de 50% des dépenses de l'Etat sénégalais. Les désaccords sont si importants entre le Sénégal et le Club de Paris que ce dernier tente en 1986 d'imposer des conditions extrêmement dures. Il faut l'intervention de la France, par l'intermédiaire du Premier ministre de l'époque, Jacques Chirac, pour qu'une solution intermédiaire soit trouvée 44.

La France a encore dans les années 1980 une immense influence au Sénégal. En 1985, l'aide française est évaluée à 1 milliard 358 millions FF, ce qui représente un tiers des aides reçues par le Sénégal cette année-là. La France constitue le premier partenaire économique et 70 % du secteur privé sénégalais provient de capitaux français 45. On compte également un millier de coopérants, 800 enseignants et 200 assistants techniques français, sans oublier les 3 000 militaires stationnés continuellement sur le sol sénégalais 46 . Le Sénégal bénéficie donc d'un grand soutien de la France, ceci étant justifié par les liens historiques entre les deux pays mais aussi par l'excellente image démocratique dont jouit Dakar à Paris.

Cette réputation offre aussi à Diouf la possibilité de multiplier les aides multilatérales, venues du FMI et de la Banque mondiale, de la Banque Africaine de Développement (BAD), des Etats-Unis d'Amérique ou des principales capitales occidentales 47. Concernant les riches pays arabes, Abdou Diouf met en avant la dévotion musulmane de son pays, comme il avait pu le faire à Taïf en 1981, pour obtenir des financements.

42 Makhar Diouf, La crise de l'ajustement, PoA 45, mars 1992.

43 Idem.

44 "Satisfecit mitigé de la Banque mondiale", Lettre du continent, 7 janvier 1987.

45 Ces rapports très étroits entre la France et le Sénégal engendrent certains "dérapages", les trafics d'influence atteignant parfois les plus hautes sphères de l'Etat. Les rapports franco-sénégalais sont "faits d'intérêts croisés, d'attachements symboliques et de relations occultes". Collectif "Survie", "France-Sénégal : une vitrine craquelée", Paris Montréal, l'Harmattan, 1997.

46 "La visite du Président du Sénégal à Paris", Le Monde, 26 novembre 1985.

47 A une époque où le communisme est encore très présent en Afrique, l'aspect géostratégique du Sénégal est également très important, car bien que "non-aligné", le pays penche largement en faveur du camp occidental, comme l'a démontré l'intervention sénégalaise en Gambie de 1981.

De ce fait, le Sénégal connaît un traitement de faveur. Il est le pays le plus assisté d'Afrique. Son aide par tête d'habitant (21 000 FCFA) est deux fois supérieure à celle de la Côte d'Ivoire - alors que cette dernière est en grande difficulté économique à partir des années 1980 - et trois fois supérieure à celle du Ghana 48. Pourtant, cette "ultra assistance" n'a pas que des effets bénéfiques, puisqu'elle contribue à "une mobilisation des énergies et des ressources humaines pour satisfaire les donateurs et les bailleurs (...), à acquiescer du bout des lèvres à des trains de mesures imposés de l'extérieur qui ne bénéficient pas de l'adhésion nécessaire pour garantir le succès de leur mise en oeuvre (...) et à déresponsabiliser les acteurs sociaux" 49. Le Sénégal continue ainsi à vivre au-dessus de ses moyens, sans véritablement se soucier du lendemain. En 1987 par exemple, bien que le pays bénéficie de 40,8% de l'aide publique au développement de la sous-région ouest-africaine 50, le budget sénégalais connaît un trou de... 13 milliards FCFA 51.

La situation économique n'est donc pas favorable à Diouf au cours de son quinquennat. Il compose avec un mécontentement qui s'amplifie au fil des années, relayé par une opposition qui peu à peu, se fédère et s'organise. Abdou Diouf doit également "tenir son parti", qui connaît après 1983 de fortes dissensions internes. Le secrétaire général PS tente alors de remettre ses lieutenants au pas lors du Congrès extraordinaire socialiste de 1984.

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