Abdou Diouf sort grand vainqueur des élections, avec
un PS largement majoritaire à l'Assemblée nationale. Les deux
autres partis présents place Tascher, le PDS et le RND, refusent
cependant de reconnaître les résultats prononcés et de
prendre place dans l'hémicycle. Le dialogue est rompu avec l'opposition,
et toute entrée de celle-ci dans le gouvernement est inenvisageable. Le
chef de l'Etat se tourne donc vers la société civile, qui s'est
largement impliquée dans la campagne électorale dioufiste
à travers les groupes de soutien. On retrouve ainsi dans le gouvernement
trois membres actifs du GRESEN, à savoir Alioune Diagne Coumba Aita,
Ibrahima Fall et surtout Iba der Thiam, fondateur du mouvement. Cette
dernière nomination marque une volonté de rupture, puisque Thiam
a été l'un des grands leaders syndicalistes de la
période senghorienne et connu même la prison 2.
L'impression de "désenghorisation" de la vie
politique est accentuée par le départ des "barons". Les
compagnons du "Père de la Nation" se retrouvent relégués
à des postes secondaires. L'ancien président de
l'Assemblée nationale, Amadou Cissé Dia, devient président
d'honneur du Parlement, tandis que les ministres d'Etat du
précédent gouvernement, Assane Seck et Alioune Badara Mbengue,
sont "mis à la disposition" du bureau de l'Assemblée
nationale.
Toutefois, la décision la plus spectaculaire,
présentée au peuple sénégalais par Diouf dans son
allocution radiotélévisée du 4 avril 1983, est sans
conteste la suppression du poste de Premier ministre 3.
Le premier surpris par la nouvelle est Habib Thiam, averti que
très tardivement du projet 4. Pour mettre en place
cette suppression, Abdou Diouf "épargne" Habib Thiam, qu'il replace au
perchoir de l'Assemblée nationale. Le chef de l'Etat désigne
comme "Premier ministre intérimaire"... Moustapha Niasse. Ce choix n'est
pas anodin. Chacun sait que Niasse rêve depuis bien longtemps de la
Primature. Cette promotion est par conséquent un honneur rendu à
un homme qui a autrefois aidé Diouf. Néanmoins, cette nomination
est aussi un crève coeur pour le ministre des Affaires
Etrangères, ayant pour mission de mettre fin à un poste qu'il
convoite depuis la fin des années 1970. Il s'agit ainsi - certainement
involontairement - du premier faux pas commis par Diouf à l'égard
de Moustapha Niasse.
Toutes ces décisions - reclassement des "barons",
suppression du poste de Premier ministre - sont prises lors de la
réunion du Parti socialiste du 31 mars 1983. Il existe deux versions
concernant celle-ci. En 1983, on la présente comme une victoire
personnelle d'Abdou Diouf sur les "barons". Jeune Afrique relaie cette
version du "coup d'Etat au sein du parti" 5, qui
met fin au "pacte secret des seigneurs" 6 . Bien des
années plus tard, As sane Seck, l'un des barons en question, relate
d'une manière bien différente les événements. Il
soutient qu'une position commune sur un retrait progressif des barons est
trouvée entre ces derniers et Abdou Diouf le 31 mars 1983, dans le but
de laisser la place aux jeunes cadres du PS. Pour l'ancien ministre
1 Mar Fall, l'Etat d'Abdou Diouf ou le temps des
incertitudes, Point de vue l'Harmattan, 1986.
2 Pierre Biarnès, "Abdou Diouf amorce la prochaine
suppression du poste de Premier ministre et remanie le gouvernement", Le
Monde, 5 avril 1983.
3 "Le changement", Le Soleil, 6 avril 1983.
4 Après l'annonce de cette décision, Habib Thiam
tente de dissuader Abdou Diouf. Sans résultat. Habib Thiam, Par
devoir et amitié, pp. 63, Paris, Rocher, 2001.
5 Sennen Andriamirado, "Diouf prend le pouvoir", Jeune
Afrique, n° 1162, 13 avril 1983.
6 Siradiou Diallo, "Les frondeurs vont-ils payer ?",
Jeune Afrique, n° 1160, 30 mars 1983.
d'Etat, Diouf s'est par conséquent
"libéré des aînés avec leur consentement et sans
fâcherie aucune" 7.
Cette théorie du départ progressif et volontaire
des barons semble rationnelle. En consultant la
liste des députés socialistes pour les
élections législatives de 1983, on remarque que les "barons" les
plus influents sont tous présents, sans exception, sur la liste
nationale 8 . Au
contraire, les "jeunes loups" socialistes, soucieux de se
construire des bastions électoraux, sont inscrits sur les listes
départementales 9. Ces faits montrent que les
"barons" ne risquent
pas en 1983 de perdre leurs privilèges, puisqu'ils sont
placés aux avants-postes de la liste nationale PS. A moins d'un
cataclysme électoral, impossible à l'époque, ils sont
assurés de
conserver leur siège de député. Il parait
donc plausible que les "barons", en échange de cette "assurance", aient
sciemment abandonné la vie politique locale et passé la main
à la nouvelle
génération.
Ceci explique le nouveau visage du gouvernement
présenté par Moustapha Niasse le 5 avril 1983. On compte 13
sortants (dont 3 des 4 ministres d'Etat de 1981) et 14 entrants. Parmi eux,
il y a des membres de la société civile, comme
Doudou Ndoye, Thierno Bâ ou Iba der Thiam. Toutefois, le caractère
socialiste du gouvernement est maintenu, contrairement à la promesse
faite par Abdou Diouf 10. Enfin, seuls Moustapha Niasse,
Mamadou Touré, Djibo Kâ et Mamadou Diop conservent le poste qu'ils
occupaient antérieurement 11.
- Moustapha Niasse : Premier Ministre intérimaire et
Ministre d'Etat, Ministre des Affaires Etrangères
- Médoune Fall : Ministre des Forces Armées
- Doudou Ndoye : Ministre de la Justice Garde des Sceaux
- Ibrahima Wone : Ministre de l'Intérieur
- Mamadou Touré : Ministre de l'Economie et des
Finances
- Robert Sagna : Ministre de l'Equipement
- Abdel Kader Fall : Ministre de la Culture
- Ibrahima Fall : Ministre de l'Enseignement Supérieur
- Iba Der Thiam : Ministre de l'Education Nationale
- Cheikh Amidou Kane : Ministre du Plan et de la
Coopération
- Bator Diop : Ministre du Développement Rural
- Serigne Lamine Diop : Ministre du Développement
Industriel et de l'Artisanat
- Moussa Daffé : Ministre de la Recherche Scientifique et
Technique
- Hamidou Sakho : Ministre de l'Urbanisme et de l'Habitat
- Abdourahmane Touré : Ministre du Commerce
- Djibo Kâ : Ministre de l'Information, des
Télécommunications et des Relations avec les Assemblées
- Mamadou Diop : Ministre de la Santé Publique
- Samba Yéla Diop : Ministre de l'Hydraulique
- André Sonko : Ministre de la Fonction Publique, de
l'Emploi et du Travail
- Maïmouna Kane : Ministre du Développement
Social
- François Bop : Ministre de la Jeunesse et des Sports
- Cheikh Cissoko : Ministre de la Protection de la Nature
7 Assane Seck, Sénégal, émergence
d'une démocratie moderne (1945-2005) : un itinéraire politique,
pp.188, Paris, Karthala, 2005.
8 La tête de liste aux législatives de 1983 est
réservée logiquement à celui qui mène la campagne,
c'est à dire Habib Thiam. On retrouve ensuite Amadou Cissé Dia,
Magatte Lô, André Guillabert, Alioune Badara Mbengue, Assane Seck.
Soit cinq "barons" aux six premieres places. "Les députés PS,
PDS et RND provisoirement élus", Le Soleil, 8 mars 1983
9 Il y a notamment Mamadou Diop, Lamine Diack, Abdourahim
Agne, Moustapha Niasse, Christian Valentin, Abdoul Aziz Ndao, Daouda Sow.
"Les députés PS, PDS et RND provisoirement élus",
Le Soleil, 8 mars 1983.
10 "Le gouvernement que je vais nommer sera le
gouvernement non d'un parti, fut-il majoritaire, mais de tous les
Sénégalais". Pierre Biarnès, "M.Diouf annonce la
prochaine suppression du poste de Premier ministre et remanie le gouvernement",
Le Monde, 5 avril 1983.
11 "Le changement", Le Soleil, 6 avril 1983.
- Fabaye Fall Diop : Ministre délégué
chargé des Emigrés
- Momar Talla Cissé : Ministre chargé du
Tourisme
- Landing Sané : Secrétaire d'Etat auprès
du Ministre de l'Intérieur chargé de la
Décentralisation
- Marie Sarr Mbodj : Secrétaire d'Etat auprès du
Ministre de l'Education Nationale chargé de l'Enseignement Technique et
de la Formation Professionnelle
- Bocar Diallo : Secrétaire d'Etat auprès du
Ministre du Développement Rural chargé de la Pêche
Maritime
- Thierno Bâ : Secrétaire d'Etat auprès du
Ministre de la Fonction Publique, de l'Emploi et du Travail
Moustapha Niasse se penche très rapidement sur la
mission qui lui a été confiée. En moins de
trois semaines, il supprime la Primature. En mai 1983, le
Président de la République est officiellement le chef du
gouvernement. Ce changement majeur dans la Constitution
sénégalaise est accompagné par la fin du
droit de motion de censure octroyé aux députés. En
compensation, le droit de dissolution du chef de l'Etat est abrogé. Pour
Le Soleil, ces
suppressions réciproques "participent à la
séparation des pouvoirs et à l'équilibre qui est l'un des
fondements de la démocratie" 12 . Cependant, avec la
réinstauration d'un régime
présidentiel, le Sénégal se trouve
dorénavant dans l'incapacité de répondre à toute
crise politique majeure.
Autre changement de taille : le président de
l'Assemblée nationale redevient le deuxième personnage de l'Etat.
Mais contrairement à l'article 35 de la Constitution senghorienne,
qui
"offrait" la présidence au deuxième personnage
de l'Etat, le président de l'Assemblée nationale est à
présent tenu d'organiser de nouvelles élections dans les soixante
jours suivants un retrait définitif du chef de l'Etat 13.
La disparition de la Primature ne choque pas outre mesure les
médias étrangers. Dans les années 1980, les Premiers
ministres africains sont rares, et souvent confinés à des
rôles très
secondaires 14 . Abdou Diouf n'a de ce fait aucun
mal à justifier sa décision. Il explique que "le
gouvernement, qui a la charge de conduire la politique du renouveau en cette
période difficile
doit être en mesure de remplir sa mission avec
encore plus de rapidité et de simplicité. De ce point de vue, il
s 'avère nécessaire qu 'il agisse sous l'autorité directe
du chef de l'Etat" 15.
Abdou Diouf revient donc à un régime
présidentiel, analogue à celui des années 1962-1970, qui
correspond à la période noire du Sénégal en terme
de démocratie. C'est pourquoi ce choix
est critiqué par sa propre famille politique 16
, et par les chefs de l'opposition, qui refusent d'assister à sa
prestation de serment le 4 avril 1983. Au vu de la décision d'Abdou
Diouf, on
pense que la recréation du poste de Premier ministre en
1970 par Senghor n'avait pour seul but que de préparer le dauphin
putatif à prendre les rênes du pays 17.
Le Président de la République n'a aucun mal
à faire passer ces multiples changements
constitutionnels. Pour
valider ses initiatives, il bénéficie d'une chambre parlementaire
qu'il lui est largement favorable et dévoué. En se penchant sur
la composition de l'Assemblée
nationale, on s'aperçoit que celle-ci à bien du
mal à incarner la population sénégalaise. Dans un pays
composé aux trois quarts de paysans, le Parlement n'en compte... aucun
18 . Ceci
s'explique par le fait que les populations rurales sont
généralement analphabètes, alors que la
12 Momar Seyni Ndiaye, "Retour au régime
présidentiel', Le Soleil, 1er mai 1983.
13 "Révision constitutionnelle : il n'y aura plus de
Premier ministre", Le soleil, 1er mai 1983.
14 Siradiou Diallo, "A quoi sert un Premier ministre en
Afrique ? ", Jeune Afrique, n° 1167, 18 mai 1983.
15 Pierre Biarnès, "Abdou Diouf amorce la prochaine
suppression du poste de Premier ministre et remanie le gouvernement", Le
Monde, 5 avril 1983.
16 On pense aux "barons" et à Habib Thiam.
17 Pierre Biarnès, "Abdou Diouf amorce la prochaine
suppression du poste de Premier ministre et remanie le gouvernement", Le
Monde, 5 avril 1983.
18 Sophie Bessis, "Qui sont les députés ?",
Jeune Afrique, n° 1171, 15 juin 1983.
plupart des députés sont des lettrés et
officient dans la fonction publique 19.
Si l'Assemblée nationale n'est pas "paysanne", elle
n'est pas non plus composée de notables. Seule une dizaine de
médecins, avocats et hommes d'affaire occupent les travées de
l'hémicycle. Toutefois, tous les députés ont un point
commun : ils ont tous été scolarisés 20. Mieux,
une cinquantaine d'entre eux ont suivi des études supérieures ou
sont allés à l'université21.
Autre fait marquant, la moyenne d'age de l'Assemblée
est de 51 ans (43 ans pour les députés PDS), alors que
l'expérience de vie au Sénégal est de... 44 ans et que les
jeunes de moins de 20 ans constituent 55% de la population
sénégalaise. Les femmes - dont la moyenne d'age est de 47 ans -
forment 11% du corps législatif (13 femmes sur 120
députés), travaillant la plupart du temps comme sage femme,
institutrice, ménagère etc. Les hommes sont donc relativement
majoritaires, et près d'un tiers d'entre eux sont... polygames.
Par conséquent, la chambre des députés
n'est pas le miroir de la société. C'est pourtant sur elle
qu'Abdou Diouf s'appuie pour mener une nouvelle politique économique et
industrielle, vivement encouragée par les bailleurs de fonds,
censée endiguer la crise qui touche le Sénégal depuis le
second choc pétrolier. En proclamant dès septembre 1983 la fin de
l'Etat providence22, le PS rompt définitivement avec le
progressisme senghorien.