La victoire socialiste ne s'apparente pas à un
triomphe, mais plutôt à un véritable
raz-de-marée42. Conformément au code électoral,
Abdou Diouf est élu au premier tour, après avoir obtenu la
majorité absolue des voix, soit 51 %, et des suffrages
représentant au moins le tiers du corps électoral.
37 "Abdou Diouf candidat du PS", Le Soleil, 11-12
décembre 1982.
38 "Abdou Diouf : Ni injure, ni polémique", Le
Soleil, 7 février 1983
39 "L'irresponsabilité de l'opposition fustigée
par Habib Thiam", Le Soleil, 9 février 1983.
40 "Dernier meeting de Dakar", Le Soleil, 25
février 1983.
41 Pierre Biarnès, "Veille d'élections au
Sénégal : Un Président assuré de l'emporter",
Le Monde, 26 février 1983 et D.Cruise O'brien, "Les
élections sénégalaises du 27 février 1983",
PoA 11, 1983.
42 "Le vainqueur", Le Soleil, 28 février
1983.
L'avance de Diouf est considérable lors de ce scrutin.
Voici les résultats décrétés par la Cour
suprême le 6 mars 1983 43 :
- Electeurs : 1 928 257
- Votants : 1 093 244 (56,70 % de participation)
- Bulletins nuls : 4 169
- Nombre de suffrages exprimés : 1 089 075
- Abdou Diouf (PS) : 908 879 soit 8 3,45 %
- Abdoulaye Wade (PDS) : 161 067 soit 14,79 % - Mamadou Dia
(MDP) : 15 150 soit 1,39 % - Oumar Wone (PPS) : 2 146 soit 0,20 % - Majhemout
Diop (PAI) : 1 833 soit 0,17 %
On constate que la bipolarisation de la vie politique
sénégalaise. La victoire sans surprise de Diouf est
accompagnée du bon score d'Abdoulaye Wade, même si ses 14,79 %
apparaissent dérisoires face au plébiscite que reçoit le
candidat PS. Bien que ces résultats doivent être analysés
avec une très grande précaution - vu l'ampleur des fraudes - on
s'aperçoit qu'Abdou Diouf fait son meilleur score dans la région
du Fleuve avec 90,05% (région qui comprend notamment la ville de
Saint-Louis), tandis qu'on localise ses plus mauvaises performances dans les
régions de Diourbel avec 77,90% (région de la capitale mouride,
Touba) et du Cap Vert avec 78,55% (région de Dakar). Logiquement,
Abdoulaye Wade fait son meilleur pourcentage dans le Diourbel avec 20,96%, en
dépit des ndiguel prononcés en faveur de Diouf
44.
Derrière eux, les petits scores de Mamadou Dia et de
Majhemout Diop, deux "historiques" de la politique sénégalaise,
discréditent totalement leur action et les condamnent presque de
facto à se rallier au camp PDS. Enfin, la faiblesse du score
d'Oumar Wone n'étonne presque personne.
Les législatives offrent le même type de panorama
:
- Electeurs inscrits : 1 928 257
- Votants : 1 083 681 (56,20 % de participation) - Bulletins
nuls : 4 511
- Nombre de suffrages exprimés : 1 079 170
- PS : 8 62 713 soit 79, 94 % (111 sièges) - PDS : 150
785 soit 13, 97 % (8 sièges) - RND : 29 271 soit 2,71 %. (1
siège) - MDP : 13 030 soit 1,21 %
- LD/MPT : 12 053 soit 1,12 %
4 3 "L'élection d'Abdou Diouf proclamée par la
Cour suprême", Le Soleil, 7 mars 1983. 44 Le Soleil du 3
mars 1983.
Ces résultats surprennent, dans la mesure où
beaucoup d'électeurs avaient déclaré vouloir voter pour
Diouf, mais en aucun cas pour le PS. On relève que les scores d'Abdou
Diouf et de son parti sont à peu près semblables.
Néanmoins, dans aucune des huit régions
sénégalaises, le score du PS dépasse celui de son
secrétaire général. Le plus grand écart en
pourcentage entre Diouf et le PS est observé dans la région de
Thiès (82,94% pour Diouf, 78,56% pour le PS). Ceci s'expliquent par le
"bon" résultat obtenu par le RND dans la région (4,04% contre
2,71% de moyenne
nationale). Tout comme Diouf, le PS fait son meilleur score
dans la région du Fleuve avec 88,29%, mais obtient son plus grand nombre
de voix dans la région du Sine Saloum, 187 917 voix 45.
A l'instar de Wade, le PDS fait son meilleur pourcentage dans le Diourbel
avec 21,58%, soit 7,61 % de plus que sa moyenne nationale. Par contre, le PDS
ne profite pas du score médiocre du PS dans la région de Dakar.
Le parti de Wade ne récolte que 14,59% des suffrages, devant un RND qui
obtient dans la région du Cap Vert son meilleur résultat
régional (7,39%) : la formation de Cheikh Anta Diop confirme son statut
de parti politique urbain.
Alors que le corps électoral de l'opposition est
supérieur à celui de 1978, les formations nongouvernementales
perdent la moitié de leurs députés place Tascher (9 contre
18 en 1978). Cela s'explique par l'instauration du double scrutin, qui favorise
le PS. En effet, les socialistes disposent d'une telle assise sur l'ensemble du
territoire qu'ils raflent les 60 sièges mis en jeu par le scrutin
départemental. Les partis de l'opposition se contentent ainsi des bons
scores acquis à la proportionnelle. On peut souligner que si ces
élections législatives avaient été
effectuées sur le modèle de 1978 - c'est-à-dire une
proportionnelle totale - l'opposition aurait eu entre 22 et 24
députés au Parlement.
Le PS est donc loin devant tous ses autres concurrents. Il
confirme son hégémonie vieille de trente années. Le PDS
récolte un score honorable, même s'il compte 10 sièges en
moins par rapport à 1978. Ce déficit est d'autant plus grand
lorsque l'on sait que le nombre de députés était à
l'époque de 100. Le grand perdant de ce scrutin est bien
évidemment le RND. Qualifié de "parti de masse" lors de son
officialisation en 1981, la formation de Cheikh Anta Diop sort de ces
élections décrédibilisée, voire humiliée.
Son nombre infime de député l'empêche de revendiquer le
moindre ministère. Par obligation, le RND doit dorénavant
s'aligner sur les positions prises par le PDS. La LD/MPT crée quant
à elle un court instant la surprise. Les premiers résultats la
placent en quatrième position et lui donnent un siège à
l'Assemblée nationale 46 . Elle déchante cependant
bien vite, puisque le MDP obtient un meilleur score sans avoir le moindre
député. Pour ce qui est des trois autres formations en lice,
elles confirment les mauvais résultats enregistrés par leur
candidat aux présidentielles et montrent, pour Pierre Biarnès,
leur inutilité47 .
Si dans l'ensemble la bonne tenue de ces élections est
saluée par l'opinion publique, les opposants de Diouf crient au
scandale. Abdoulaye Wade n'hésite pas à dire, en parlant du
scrutin de 1983, "que ce ne sont pas des élections et qu 'elles ne
méritent même pas le nom d'élections
4 5 Le Sine Saloum, fortement peuplé avec des villes
telles que Kaolack ou Kaffrine, est la région qui a le plus grand nombre
de votants en 1983. Abdou Diouf y obtient notamment 193 351 voix. Le
Soleil, 3 mars 1983. 46 "Le vainqueur", Le soleil, 28
février 1983.
4 7 Pierre Biarnès, "Victoire électorale sans
surprise du Président Diouf et du Parti socialiste", Le Monde, 1er
mars 1983.
frauduleuses" 48 . D'autres partis
n'accordent aucun crédit à ces résultats, comme la LD/MPT,
le MDP ou encore l'UDP. Abdou Diouf ne cache pas quant à lui sa
déception : "je dois avouer que mon voeu aurait été de
voir l'opposition bien représentée à l'Assemblée
nationale ".
En effet, le Président dispose d'une "chambre
introuvable", qui n'arrange nullement ses affaires. Il a axé toute sa
campagne sur l'ouverture politique, la transparence des élections et sa
disposition à incorporer dans son futur gouvernement des opposants. Mais
la faible représentation à l'Assemblée nationale de
l'opposition l'en empêche. Il se retrouve discrédité et
isolé, face à un parti qu'il ne maîtrise pas encore
totalement. Très vite, les regards désapprobateurs des dioufistes
se tournent vers ceux que l'on appelle communément les "barons",
accusés d'avoir trafiqué les résultats électoraux
pour se maintenir au pouvoir.
Quels que soient les coupables, la falsification des
résultats a tout d'abord été favorisée par
l`absence d'isoloir de vote. Dans le milieu rural, très dépendant
des organismes agricoles étatiques, l'intérêt pour
l'électeur était de montrer son affiliation au PS, pour
récolter quelques bénéfices ultérieurement. Dans ce
cas là, il n'avait aucun motif qui justifiait son passage dans
l'isoloir. Ainsi, celui qui s'y rendait était forcement un dissident. Sa
démarche s'avérait de ce fait suicidaire, du moins
financièrement. Le principe de précaution a été
donc de voter socialiste, ou tout simplement de ne pas se déplacer au
bureau de vote. Outre cet aspect, les dispositions prises en 1982 pour
contrecarrer les fraudes, quoique louables, ont été
incomplètes. En effet, les agencements assurant la présence
d'observateurs issus de l'opposition dans les bureaux de vote ont
été rendus inutiles par... la non-présence de ces
mêmes observateurs au moment des dépouillements des bulletins,
centralisés à Dakar. Sans la moindre contrainte, les
falsifications de résultats ont pu être nombreuses. D'autres faits
litigieux, comme la possibilité de voter sans carte d'identité,
n'ont pas servi la cause d'élections qui se voulaient
irréprochables.
Ces faits sont longuement commentés après les
élections. Il en va de même pour le taux d'abstention
constaté. En dépit des nombreux appels incitant à voter,
que ce soit lors des meetings politiques ou dans la presse, seulement
55 % des inscrits sur les listes électorales sont allés aux
urnes, soit à peine deux tiers des électeurs potentiels. En
réalité, 60 % des Sénégalais n'ont pas pris part
aux votes 49. Alors que les politiques ont fait de
véritables efforts de communication - en revêtant notamment les
habits traditionnels et en prononçant la plupart de leurs discours en
wolof, peul ou mandingue - le désintéressement de la population a
été encore plus important qu'en 1978. On l'explique par le
caractère élitiste de la consultation. Seules les grandes villes,
très urbanisées comme Dakar, ont eu un vif intérêt
pour les débats. Le milieu rural, désorienté par
l'utilisation excessive de termes technocratiques peu en rapport avec le
quotidien paysan, n'a pas adhéré à la rhétorique
employée par les candidats.
Alors que le PS comptaient compenser ces absentions par une
forte participation de la communauté mouride en sa faveur, on a vu
qu'Abdou Diouf et le PS ont enregistré leurs plus mauvais
résultats... dans "le pays mouride". Le PDS y fait quant à lui
son meilleur résultat régional, avec 21,58 %. Ces pourcentages
laissent entrevoir un changement de comportement
48 "Wade : Une comédie grotesque", Le Soleil,
1er mars 1983 et Pierre Biarnès, "L'opposition qualifie de mascarade
les élections du 27 février", Le Monde, 3 mars 1983.
4 9 Pierre Biarnès, "Victoire électorale sans
surprise du Président Diouf et du Parti socialiste", Le Monde, 1er
mars 1983 et Siradiou Diallo, "Abdou Diouf ne sera plus le même",
Jeune Afrique, n°1 157, 9 mars 1983.
électoral chez les fidèles, visiblement
désireux de ne plus respecter à la lettre les consignes
énoncées par le Khalife général. Une
différenciation entre le religieux et le politique commence donc
à s'opérer dans l'esprit de la communauté mouride à
partir des années 1980 50.
Abdou Diouf sort néanmoins renforcé de ces
élections. Grâce à l'onction populaire reçue, il
n'est plus considéré comme le simple dauphin constitutionnel de
Senghor. Ce dernier a d'ailleurs été informé avant les
élections que sa présence n'était pas souhaitée au
cours de la campagne électorale, afin de ne pas détériorer
l'image du chef que s'était façonnée Abdou Diouf. Le
second Président de la République sénégalaise a
ainsi pu imposer son style et prendre contact avec la population. Face à
un adversaire doté d'une redoutable machine électorale,
l'opposition n'a jamais eu l'espoir de l'emporter. Elle peut néanmoins
se réjouir des avancées démocratiques qui ont
été entreprises depuis 1981 par le gouvernement, en dépit
des grossières fraudes constatées le 27 février 1983. Le
pays est sur la bonne voie. Après ce scrutin, il semble que "rien ne
sera plus jamais comme avant dans le Sénégal de demain"
51.
50 Donal Cruise O'Brien, "Les élections
sénégalaises du 27 février 1983", PoA 11, 1983.
51 Le Président sénégalais aurait
prononcé ces paroles à sa sortie de l'isoloir le 27
février 1983. Anecdote rapportée par Pierre Biarnès lors
de l'interview d'Abdou Diouf dans le Club-presse du Tiers-monde.
"Abdou Diouf s 'exprime dans le club-presse du Tiers-monde", Le
Soleil, 10 mars 1983.