Abdou Diouf indique très tôt que son
élection pourrait avoir comme conséquence l'arrivée
d'hommes neufs, situés en dehors de la sphère socialiste, pour
créer une véritable "union nationale". Ce terme
fédérateur doit favoriser le ralliement à un autre concept
utilisé abondamment : "le sursaut national". Il est évoqué
pour la première fois au cours du message annuel de Diouf, le 1er
janvier 1982. Le Président exhorte à cette occasion le peuple
à "rompre avec le laxisme, le goût de la facilité et de
la futilité, la mentalité d'assisté et le mythe de l'Etat
providence" 34. Il souhaite "tuer le vieil homme
qui somnole confortablement" en chaque Sénégalais.
33 "Abdoulaye Wade candidat à l'élection
présidentielle", Le Soleil, 26 novembre 1982.
34 "Abdou Diouf appelle à un sursaut national",
Le Soleil, 4 janvier 1982.
Ces idées, qui sont presque des thèmes de
campagne avant l'heure, préparent la population à des lendemains
qui déchantent. Pourtant, le contexte économique
s'améliore quelque peu au Sénégal entre 1981 à
1983. La production d'arachide, qui était passée sous la barre
des 300 000 tonnes en 1980, revient à un niveau à peu près
normal, aux alentours de 800 000 tonnes, grâce aux pluies abondantes de
1981 et 1982. La situation reste néanmoins précaire.
La santé économique du pays n'a pourtant pas
une grande influence sur le choix des électeurs en 1983. Abdou Diouf, en
deux ans de présence au Palais présidentiel, est devenu l'homme
du changement. En prenant des mesures contre la corruption, en adoptant des
remises de dettes anciennes aux paysans, en ouvrant le pays aux autres partis,
il accapare la sympathie de toutes les couches sociales du
Sénégal. La passive revolution, décrite par
Robert Fatton, est à son apogée 35.
L'intelligentsia des grands milieux urbains, autrefois en marge de la
politique ou affiliée à des groupuscules marxistes, est
séduite par cet homme novateur. On assiste à l'érection de
multiples groupes de soutien qui militent pour l'élection du
Président sortant, soit dans les journaux, soit dans des débats
publics. On peut dresser une liste non-exhaustive de ces organisations :
- Le Groupe des 1 500
- Le Groupe de rencontres et d'échanges pour un
Sénégal nouveau (GRESEN)
- Mouvement national de soutien (MNS)
- Association nationale de soutien à l'action des
pouvoirs publics (ANSAPP)
- Union nationale de soutien à l'action du
Président Abdou Diouf (UNSAPAD)
- Comité national des griots du PS pour le soutien
à l'action du Président Abdou Diouf (CONAGRISAPAD)
Ces groupes se caractérisent par leurs
diversités. On retrouve des technocrates, des paysans, des femmes, des
religieux, des infirmes, des pêcheurs, des sportifs etc. Ils sont d'une
grande importance pour Abdou Diouf : ils établissent un lien entre la
société civile et lui-même, consolidant son image
populaire.
Le Président de la République assure
définitivement sa victoire en obtenant l'appui explicite des
confréries maraboutiques. Il se justifie par la dévotion
affichée par Diouf depuis 1981 et surtout par les rapports très
étroits qu'entretiennent l'Etat et "les marabouts de l'arachide". A
travers les organisations agricoles étatiques, il existe une sorte
d'interdépendance économique entre les deux parties, puisque le
marabout fournit l'arachide tandis que l'Etat lui assure son train de vie en le
rémunérant. De plus, le gouvernement s'appuie sur les religieux
pour quadriller et gérer plus facilement les régions. Cette
tradition, qui remonte à la période coloniale et reprise sous
Senghor, n'a pas été abandonnée par Diouf.
Les marabouts, qui ont une influence sur 80% de la
population, sont ainsi indispensables pour s'assurer la fidélité
des communautés rurales, traditionnellement fidèles aux
ndiguël prononcés. Après un démarchage
effectué par le Premier ministre Habib Thiam, les Khalifes mouride et
tidjane appellent à voter Diouf en décembre 1982 36 .
Abdou Lahat Mback - chef des Mourides - explique son choix en soutenant que
"le Président a oeuvré pour la promotion de Touba et des
Mourides. Il demande par conséquent à tous les talibés en
retour de lui donner plus que ce qu'il a
35 Robert Fatton, The making of a liberal democracy :
Senegal Passive Revolution, 19 75-1985, Boulder, Lynne Rienner, 1987.
36 "Soutien à Abdou Diouf", Le Soleil, 7
décembre 1982 et "Soutien du khalife général des
tidjanes à Abdou Diouf", Le Soleil, 29 décembre 1982.
donné à Touba".
Fort de ces interventions, Abdou Diouf est choisi le 11
décembre 1982 par le bureau politique socialiste pour représenter
le PS. Au cours de son discours d'investiture, le secrétaire
général invite l'administration à adopter une totale
impartialité lors des prochaines élections pour qu'elles ne
soient entachées d'aucune irrégularité. De surcroît,
il confirme sa volonté d'ouvrir son prochain gouvernement, en cas
d'élection, à des hommes nouveaux : "notre parti ne peut
ignorer toutes les forces de progrès, tous ces hommes de bonne
volonté qui pensent que les Sénégalais peuvent se
rassembler autour d'idéaux communs, pour trouver des solutions aux
problèmes nationaux ". On remarque dans cette déclaration
qu'Abdou Diouf met en avant son désir de combattre les pratiques
jacobines de certains dirigeants socialistes. En éliminant les
réfractaires à cette ouverture politique, il veut "allumer la
nouvelle flamme du parti" 37.
C'est pourquoi les intérêts de Diouf et du PS
diffèrent. Le Président, pratiquement assuré d'être
élu au premier tour, désire faire preuve d'ouverture. Son
intention est durant la campagne "de ne dire du mal de personne, de ne pas
faire des injures et de ne pas polémiquer" 38 .
L'attitude du PS est tout autre. Mis sous pression par leur propre
secrétaire général, les dirigeants PS sont aussi
visés par une opposition qui dénoncent leurs manigances
clientélistes. Habib Thiam, tête de liste pour les
législatives, lassé de ces accusations, rétorque 39
:
"les partis d'oppositions ne sont même pas
arrivés à s 'entendre entre eux. Comment peuvent-i ls
prétendre diriger le Sénégal et assurer son
développement ?"
La victoire du PS n'est cependant jamais réellement
mise en doute par les observateurs, tant l'élection du couple Diouf-PS
parait être une évidence. La pression morale, initiée par
les ndiguël des religieux, l'interdiction faite aux partis de se
coaliser et la non-présence d'isoloir de vote garantissent une large
avance socialiste aussi bien aux présidentielles qu'aux
législatives. Dans le "doute" d'une quelconque désillusion, Abdou
Diouf prétend dans son dernier meeting de campagne "que
quel que soit le verdict des urnes, il le respectera" 40.
Mais personne n'est dupe en 1983. Abdou Diouf est un Président
assuré de l'emporter 41.