Contrairement à ses voisins africains, le
Sénégal est très rapidement rattaché à la
sphère politique du pays colonisateur. En 1789, un cahier de
doléance est envoyé au Roi de France Louis XVI dans le cadre de
l'organisation des Etats généraux. Si ce document réclame
le maintien de la traite négrière - ce qui exclu par
conséquent les intérêts de la population noire - il
démontre qu'un cadre politique actif, même sommaire, est
déjà en place à Saint-Louis. Ainsi, 1789 est restée
dans l'imaginaire collectif la date fondatrice d'une existence politique dans
le pays. C'est pourquoi les dirigeants sénégalais contemporains
n'hésitent pas à évoquer cet événement pour
justifier l'exemplarité politique du Sénégal en
Afrique.
Cependant, il faut attendre 1848, et la proclamation de la
IIème République, pour voir les populations locales prises en
compte. Les habitants des Quatre communes (Rufisque, Gorée, Saint-Louis,
Dakar) sont déclarés citoyens français1.
Même si le multipartisme - dans un premier temps sous la domination
palpable des blancs et des métis - est instauré dans quelques
zones privilégiées, le reste du Sénégal est encore
soumis à la règle de l'indigénat. En effet, les "sujets"
de l'Afrique Occidentale Française (A.O.F) peuvent se voir infliger des
travaux forcés, n'ont aucun représentant à
l'Assemblée nationale et dépendent de la justice des
administrateurs coloniaux.
La position des "assimilés" est par conséquent
privilégiée. Ils ont la possibilité d'accéder
à des établissements scolaires plus renommés (le
lycée Faidherbe ou Van Vollenhoven ), de former des associations et de
publier des périodiques. Cette acculturation à la vie politique
permet à Blaise Diagne d'accéder, en 1914, à
l'Assemblée nationale. Il est le premier noir à être
élu député, mettant fin à l'hégémonie
blanche et métisse. Cet événement marque la
première "alternance politique" de l'histoire du
Sénégal2. Le programme de Diagne est toutefois bien
peu différent de celui de ses prédécesseurs, prônant
une assimilation absolue à l'Etat français. Son principal
opposant au cours des élections suivantes est Galandou Diouf, qui
parvient finalement à être élu député du
Sénégal de 1934 à 1941. Ce dernier se heurte ensuite
à Lamine Guèye, maire de Saint-Louis (qui est encore la capitale
de l'espace sénégalais à cette période) depuis
1925. Ce docteur en droit, également chantre de l'assimilation et
affilié à la SFIO, est l'homme fort du Sénégal des
années post-seconde guerre mondiale. Il s'appuie sur le Parti Socialiste
Sénégalais (PSS), fondé en 1934, qui prend ensuite le nom
de Fédération socialiste SFIO du Sénégal. Son
électorat est constitué de notables, rassemblant les couches
aisées des Quatre communes. Guèye invite aussi les jeunes
intellectuels sénégalais à se rallier à lui, dont
un certain Léopold Sédar Senghor, qui le rejoint en 1945.
Léopold Sédar Senghor est né en 1906
à Joal, d'une famille sérère commerçante.
Catholique
1 Durand Barthélémy Valentin, un mulâtre,
est élu premier député du Sénégal à
l'Assemblée française de 1848 à 1851. "Liste des
députés du Sénégal", Le soleil, 6 janvier
2000.
2 Même si le terme d'alternance peut paraître
exagéré, il souligne la rupture symbolique que provoque la
victoire de Blaise Diagne face au mulâtre François Carpot, 1910
voix contre 675. "Blaise Diagne et la révolution du 10 mai 1914",
Le soleil, 6 janvier 2000.
pratiquant, il bénéficie de l'aisance
financière de son père pour aller en hypo-khâgne au
lycée Louis le Grand à Paris, en 1928. Après un
échec aux concours d'école normale supérieure, il est
reçu à l'Agrégation de grammaire en 1935. Il devient alors
professeur de Lettres à Tours puis à Saint-Maur. Mobilisé
pendant la deuxième guerre mondiale, il est fait prisonnier jusqu'en
1942. Il entame ensuite une carrière de politique - en même temps
qu'il embrasse celle de poète avec la parution de Chants d'ombre -
après sa rencontre avec Lamine Guèye. Elu aux deux
Assemblées constituantes chargées de rédiger la
Constitution de la IVème République, Senghor assiste à
l'adoption de la loi Guèye le 25 avril 1946, qui offre à tous les
habitants d'outre-mer la citoyenneté française. Le corps
électoral sénégalais passe en l'espace d'une année
de 45 000 à plus d'un million d'électeurs. Même si ce
changement favorise presque immédiatement l'ascension politique de
Senghor, cet aspect assimilateur déplait à l'homme de Joal. Il se
démarque très vite de son mentor socialiste.