L'Etat sénégalais compte à l'aube des
élections de 1983 treize partis d'opposition. Il souffre de ce qu'on
appelle communément "un trop plein démocratique"
24. En effet, cette nébuleuse opposante ne
remplit pas son rôle contestataire. Elle n'a aucun plan d'action commun
et, semble-t-il, aucune volonté réelle d'en avoir un. Pourtant,
aux alentours des années 1978 -1979, quelques personnalités
politiques ont tenté d'éviter cet éparpillement. En 1978,
Mamadou Dia essaie en créant la COSU de former un véritable
"rassemblement national démocratique et populaire"
d'extrême gauche.
Basant sa doctrine sur le pluralisme politique
intégral, une refonte totale du système économique
sénégalais et un rejet du "néo-colonialisme
français", Dia attire rapidement des formations clandestines telles
qu'And Jëf, la LD/MPT, le PAI-Sénégal et l'UDP. La COSU
n'arrive cependant pas à ratisser au-delà des formations
marxistes. Ce fait est principalement imputable à Mamadou Dia
lui-même. En effet, ce dernier croit en son "destin national" et refuse
l'entrée d'hommes comme Wade ou Anta Diop, qui pourraient
immanquablement lui faire de l'ombre. Mais l'ascension de la COSU prend bien
vite fin, suite à l'ouverture politique décidée par Abdou
Diouf en avril 1981. Dépossédée de son thème majeur
et fédérateur, la COSU ne subsiste que peu de temps avant de
disparaître dans l'indifférence générale.
Toutefois, l'approche des élections amène les
opposants à émettre le souhait de s'unir. Abdoulaye Wade
déclare, à l'annonce de sa candidature à la
présidence le 26 novembre 1982, que "l'union de toutes les forces
démocratiques en vue du changement doit être effectué
autour d'un programme minimum, en écartant les discutions
d'écoles, les querelles byzantines et les idéologies, pour s
'arrêter que sur les objectifs concrets" 25 .
Quant à Mahjemout Diop et Ousmane Wone, ils laissent entendre
qu'ils pourraient se retirer des présidentielles au profit d'un candidat
unique choisi par les différents partis d'opposition 26.
23 Pierre Biarnès, "Veille d'élections au
Sénégal : Un trop plein démocratique", Le Monde, 25
février 1983 et D.Cruise O'brien, "Les élections
sénégalaises du 27 février 1983", PoA 11, 1983.
24 Pierre Biarnès, "Veille d'élection au
Sénégal : Un trop plein démocratique", Le Monde, 25
février 1983.
25 "Abdoulaye Wade candidat à l'élection
présidentielle", Le Soleil, 26 novembre 1982.
26 "Ousmane Wone, candidat du PPS", Le Soleil, 1er
décembre 1982.
L'espoir est donc de mise lorsque huit partis
établissent "une plate-forme d'unité d'action des partis de
l'opposition" en janvier 1983. Ils adoptent une déclaration commune qui
impute "les souffrances du peuple sénégalais" aux anciens
colonisateurs et aux 22 années de mauvaise gérance socialiste.
Ils prônent aussi un changement à court terme en
établissant "un programme de salut national" 27 . Mais
très vite, la flamme unitaire s'éteint. Le groupe des huit se
divise au sujet du choix d'un candidat unique. Si Mamadou Dia est
plébiscité par la LD/MPT, la LCT, le MPT et l'UDP ; le PAI, le
PPS, le PDS et le PIT refusent de soutenir l'ancien Président du
Conseil, privilégiant leur propre leader.
Pour les législatives, la situation est encore plus
anarchique. Alors qu'une liste commune faciliterait la présence d'un
contingent de députés appréciable place Tascher, les
formations d'opposition choisissent la carte individuelle contre toute logique.
Voici ci-dessous un récapitulatif sommaire des différentes
stratégies suivies.
- Le RND adopte une attitude paradoxale. Si le parti de
Cheikh Anta Diop ne présente pas de candidat aux présidentielles,
certainement pour favoriser une entrée dans le gouvernement de ses
dirigeants, il constitue une liste pour les législatives. Lorgnant vers
Abdou Diouf tout au long de la campagne, cette erreur stratégique
déstabilise l'électorat du RND et marque le début d'un
déclin irrémédiable. A partir de 1983, le RND n'incarne
plus la possibilité d'une alternance politique auprès du grand
public.
- Le PIT prend le parti de Wade en déclarant
officiellement soutenir sa candidature, "étant trop réaliste
pour faire la politique de l'autruche" 28. Il
s'estime trop peu influent pour prétendre à la magistrature
suprême. Cette alliance étonne puisqu'elle réunit un parti
dit libéral à une formation marxiste, très proche de
Moscou. Cependant, Seydou Cissokho rétorque que le PDS n'a de
libéral que son statut, décidé à l'époque du
tripartisme senghorien. Pour lui, le PDS est une formation populaire, qui a su
"rallier les masses". Cependant, le PIT présente une liste aux
législatives.
- Le MDP et surtout Mamadou Dia effectuent un dernier baroud
d'honneur. Le candidat tente de justifier ses agissements passés,
laissant une sorte de testament politique. On note une rancoeur palpable
à l'égard de ses anciens amis socialistes, contre qui il
désire mener "un véritable "jihad". Agé de 71
ans, atteint d'une cécité presque totale, l'homme n'oublie
cependant pas de défendre les intérêts des trois partis qui
se sont ralliés à sa candidature. Ils forment selon eux un "cadre
d'unité anti-impérialiste". Néanmoins, la LD/MPT et le MDP
vont en ordre dispersé aux législatives. Les deux autres partis
ralliés à Dia, à savoir la LCT et l'UDP, ne se
présentent pas... n'ayant pas la possibilité de payer la caution
de 3 millions de FCFA, nécessaire pour obtenir l'autorisation de dresser
une liste.
- Le PAI de Mahjemout Diop aborde ces élections de
façon solitaire en créant le "Front Boksarew". Affaiblie
par des scissions à répétition, notamment avec le PIT, la
formation historique du marxisme au Sénégal apparaît en
retrait lors des débats. Comme le souligne fort justement Donal Cruise
O'Brien, "l'extrême gauche s 'est vu offrir la corde
électorale pour se
27 "Huit partis d'opposition d'accord sur une plate forme",
Le Soleil, 6 janvier 1983.
28 "Le PIT soutient Abdoulaye Wade", Le Soleil, 28
janvier 1983.
pendre" 29.
- Le PPS est certainement le parti le moins en vue durant les
21 jours de campagne. Néanmoins, son secrétaire
général Ousmane Wone s'invente un destin présidentiel.
Outre le fait de dénoncer avec virulence le régime
néo-colonialiste de Diouf, il déclare le 13 janvier 1983 que
"le peuple sénégalais le choisira" 30.
Prévoyant, l'homme nomme par avance son futur Premier ministre.
L'heureux élu est Landing Savané, le secrétaire
général d'And Jëf. Mais les observateurs ne sont pas dupes,
n'hésitant pas à qualifier le PPS de "petit parti sans
importance".
La multiplication des candidatures ne bénéficie
bien évidemment pas à l'opposition. Elle l'affaiblit et
discrédite l'action générale menée par les quelques
dirigeants "responsables". Seul surnage dans cette nébuleuse
contestataire le parti d'Abdoulaye Wade, en dépit des graves agitations
qui ont secoué le PDS entre 1981 et 1983.