1 LES IMAGES DU MONDE EXTÉRIEUR
Dans la grille de lecture proposée, nous avons
abordé dans le chapitre précédent les
représentations du milieu biophysique, et leurs conséquences sur
le fonctionnement des systèmes sociaux et des systèmes
productifs, ainsi que sur les structures paysagères. Mais au-delà
du territoire s'étendent des espaces plus ou moins connus par les
populations, avec d'autres sociétés, d'autres milieux et d'autres
organisations spatiales.
Comment les communautés si situent-elles dans
un espace plus large ? Quels sont leurs repères d'orientation
géographique ? Quelles représentations du monde extérieur
se font-elles ? Quelles sont les notions sur lesquelles reposent ces
représentations du monde extérieur, de l'espace lointain ? Quels
supports véhiculent les images de «i'extérieur » ?
Ces visions du monde reposent sur une multitude de
caractéristiques socioculturelles localisées, sur un fond de
nécessités économiques.
A travers le langage, de la même manière que nous
l'avons montré pour les représentations du milieu, on peut ainsi
identifier et décrypter la manière dont les
sociétés se représentent les espaces extérieurs
à leur territoire identitaire ainsi que les communautés qui y
vivent. Pour cela, on peut s'attacher aux termes employés pour
décrire et expliquer les lieux, les aires ou les groupes humains.
La religion et ses variantes locales, qui s'exprime à
travers les croyances populaire,s influence aussi les représentations du
monde extérieur. Sur les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale, nous avons vu que les sanctuaires montagnards sont des repères
visuels et spirituels forts1 qui centralisent le monde de la
communauté autour de la montagne, demeure des esprits des ancêtres
et garante de la reproduction du groupe (voir note 26): de la montagne
dépend la destinée de la communauté. En cela, elle est un
repère géographique fort pour la (les) société(s)
qui s'y rattache(nt).
De même, pour les peuls (fulbés, fulani...
etc.), la pratique de l'Islam les amène à développer
une représentation forte de La Mecque. Cette image est non seulement
spirituelle, puisque tout bon musulman aimerait y faire le pèlerinage et
devenir El Had] ou Had]a, mais aussi géographique, car les
prières quotidiennes nécessitent que le fidèle s'oriente
vers cette ville sacrée.
Les visions du monde extérieur dépendent
également de la mobilité des individus, des migrations qu'ils
entreprennent et des raisons qui les motivent. Ainsi, dans le Fouta-D]alon,
nombreux sont les individus qui entrevoient le monde à travers les
migrations de leurs proches, du lignage ou du clan: un fils à Conakry,
un autre à
1 Voir partie 2, chapitre 2.
Banjul ou Dakar, et, fierté familiale, une nièce
en Belgique1. Les populations sédentaires ont plus
aisément une vision centralisée sur le territoire et ses
repères, avec une vue discontinue du monde extérieur
correspondant aux lieux où les membres issus de la communauté se
sont installés2 ou qu'ils ont fréquentés lors
de leurs migrations; l'espace représenté occupe dans ces
sociétés une place importante. Par contre, les populations
nomades ou semi-sédentaires, comme certaines populations de pasteurs
peuls, ont une vision de l'espace vécu plus large, et linéaire en
fonction des parcours de pâture.
Cela dit, les représentations de l'espace
géographique qui s'étend au delà du territoire local
(unité socio-spatiale de référence), dépendent
surtout des trajectoires individuelles de chaque membre de la
société, de son espace vécu, espace pratiqué
quotidien ou occasionnel. A l'échelle d'approche individuelle, les
représentations de l'espace « lointain >> peuvent ici prendre
de multiples formes.
Les référentiels socio-spatiaux et les
trajectoires individuelles influencent la vision de « l'autre>>, de
la société voisine, qu'on croise parfois, ou lointaine, dont on
« entend parler >>. Mais, dans les représentations du monde
des individus et des groupes, les supports de l'information et de la
communication jouent une place prépondérante. Les moyens
techniques modernes de communication3 et de diffusion de
l'information permettent d'avoir accès à une certaine
quantité d'information. Les « récepteurs >>
perçoivent cette information, l'interprètent et se la
représentent 4. Mais, en dehors des capitales et des grandes
agglomérations (voir note 27), les technologies de l'information et de
la communication restent pour l'instant marginales, non seulement faute de
moyens car elles ont un coût, mais aussi faute de réseaux denses
et élargis.
L'information circule donc principalement avec les individus
et les biens marchands, voire par l'intermédiaire des grandes
cérémonies ou rassemblements qui permettent de resserrer les
liens sociaux et de prendre des nouvelles ; on y écoute un cousin parler
de la famille ou les griots5 conter et répandre la vox
populi. La communication orale occupe donc encore une place
prépondérante, dans la circulation de l'information sur les
hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale. Elle influence
fortement les représentations du monde extérieur, puisque les
supports écrits sont rares et déchiffrés par une
proportion encore minoritaire de la population.
Parmi les vecteurs des représentations du monde, on
pourra également retenir comme indicateurs les représentations
cartographiques (si elles existent), mais surtout dans le cadre de notre
terrain d'étude, artistiques (art pictural et plus largement
artisanal).
1 Alors que bien souvent, les conditions de vie des
expatriés africains en Europe ne sont pas toujours facile. Beaucoup le
savent mais le taisent lorsqu'ils en parlent.
2 Par exemple pour les peuls, on peut parler d'une
véritable diaspora, avec un réseau complexe de liens, à
toutes les échelles territoriales : le village, le massif, le pays,
l'Etat, le continent, le monde.
3 Nous retiendrons la télévision (par satellite),
le téléphone, l'Internet mais surtout dans les
sociétés des hautes terres du terrain d'étude, la radio
hertzienne.
4 Ce flux, lui-même soumis aux interprétations, aux
représentations, et (surtout) aux intérêts de «
l'émetteur >>.
5 Les griots sont en Afrique de l'Ouest des personnages que
l'on respecte, car ils apportent la nouvelle, mais on les appelle
également « les menteurs >>, car ils savent subtilement
déformer la réalité dans leur intérêt.
Dans les représentations que se font les
sociétés de l'espace, la place de la ville parait difficile
à définir. De nos jours, doit-on considérer la ville comme
un élément extérieur au milieu car elle s'étend
souvent aux limites du territoire local, ou doit-on l'y intégrer puisque
ses fonctions économiques, politiques et administratives la rendent
progressivement incontournable? Construction humaine, repère
identifiable, mais également entité mystérieuse et parfois
lointaine, la place de la ville dans les représentations des hommes pose
véritablement une difficulté d'interprétation. Sa
perception par les populations est vraisemblablement fonction de facteurs
locaux : les distances (voir note 6), les rôles socio-économiques
et administratifs, la nature du peuplement (densité, répartition
et migration). Ces facteurs d'attraction ou de répulsion
déterminent la pratique de la ville qui en découle (quotidienne,
régulière, fréquente, occasionnelle, rare...) et
modèle les représentations dont les cités font l'objet.
Quelle est vision de la ville ? Quelle est sa
structure ontologique? Estelle un élément endogène
à la société, ou un élément exogène
?1
Nous avons précédemment vu que les
représentations du milieu et les structures spatiales des
sociétés rurales des Hautes terres d'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale s'apparente à une vision binaire de l'espace : le
village, nature humanisée, rassurante, domaine des ancêtres, et la
brousse, nature sauvage, peu sécurisante, demeure des mauvais
génies et des démons. Dans cette représentation de
l'espace territorial, la ville s'associe à une nature
artificialisée, autrement dit à une construction humaine et
sociale. Mais, du fait de la mosaïque culturelle et sociale, elle est plus
difficile à réduire à un certain modèle.
De toute évidence les relations entre les villes et les
espaces ruraux accusent des rapports de domination économique, car la
pratique du marché assure un besoin fondamental de l'homme, et
politique, puisque y siègent les administrations nationales
délocalisées. Même si le Fouta-Djalon et les Hautes terres
de l'Ouest présentent des structures urbaines régionales plus
imposantes et un réseau plus dense, nous nous placerons essentiellement
du point de vue des sociétés rurales, largement dominantes dans
notre terrain d'étude.
Dans un premier temps, la vision des milieux urbains
dépend de la distance structurale* entre ces derniers et le territoire
villageois. Dans le Fouta-Djalon, les principaux centres urbains et
marchés se situent le long de l'artère routière
centrale2 ou en bordure de massif3, en contact avec la
plaine environnante. Les grands marchés fonctionnement en réseau
(Timbi-Madina - Labé) à l'échelle du massif, mais les
marchés secondaires et locaux4 sont d'une moindre importance
; on le constate au regard des cultures maraîchères
commercialisables, qui, dans des
1 Pour cela nous nous baserons sur des travaux effectués
par Gallais, J., Frémont, A et Chevalier J., 1982
2 Le long de la route nationale : Mamou, Dalaba, Pita,
Labé, Mali...
3 Télimélé, Lélouma, Tougué,
Dabola...
4 Sur le haut plateau de Labé : Tountouroun,
Daralabé, Bantiniel, Niguélandé...
zones éloignées1, ne sont pas
pratiquées, car on va à la « grande ville » deux fois
dans l'année. Ainsi, plus la communauté sera isolée de la
ville, plus la dichotomie sécurité-aventure et incertitude dans
les représentations sera forte.
Mais également, les pratiques et les
représentations de la ville sont inséparables du rôle
politique qu'elle joue, des groupes sociaux qui ont le pouvoir ou qui
déterminent l'atmosphère urbaine. Ainsi, pour Schwartz, les
perceptions de la ville sont essentiellement saisies à travers
l'ensemble des services que la ville est capable de dispenser. La ville est
alors souvent représentée comme une source de travaux biens
rémunérés. Cette image de la ville comme source de revenus
est d'autant plus importante s'il s'agit de la capitale ; elle est à
l'origine de nombreuses migrations. De ce fait, pour assurer les revenus du
ménage et la dépense, l'exode n'est pas un
phénomène nouveau dans le Fouta-Djalon ou encore en pays
Bamiléké Ces mouvements concernent surtout les hommes, qui, au
sein de la société foutanienne, exercent certes le pouvoir de
décision, mais sont également responsables de la
sécurisation de la famille.
La migration apparaît également comme un passage
obligé pour accéder à la vie adulte, une étape
sociale : le jeune homme doit partir pour faire ses preuves. (voir note 25).
Les migrations vers la ville résultent de différentes
réalités urbaines, mais aussi des représentations que s'en
font les individus : l'ouverture de la Guinée au monde depuis 1984 a
également engendré des migrations d'ordre social. La relative
liberté de circulation a développé un désir
d'émancipation chez les jeunes et les anciens captifs du Fouta ; l'exode
féminin demeurant pour l'instant marginal. La recherche de «
nouveaux modes de vie » (N. Badie-Levet, 1998) que représente la
ville, loin des contraintes de la société traditionaliste peule,
a entraîné d'importants flux d'exode rural vers les grandes
villes, d'individus à la recherche de réussite
sociale2.
Ces migrations sont vécues comme une aventure dans la
mesure où la distance perçue entre la région de
départ et celle d'arrivée est suffisante. On peut souligner le
phénomène d'acculturation que constitue la ville et qui
entraîne, pour les plus traditionalistes3, une
représentation négative ; ils y entrevoient la disparition de
leur culture, la remise en cause du pouvoir traditionnel, mais aussi la mort de
leur communauté. D'après Balandier (1955), les sociologues ont
analysé depuis longtemps le rôle de la
désintégration des cultures locales assuré par les villes
coloniales. Cette déstructuration socioculturelle des cultures locales
s'affirme d'autant plus que la ville est grande et particulièrement dans
les capitales qui bénéficient de cette image de «
société inédite », souvent le reflet d'une culture
occidentale qui s'impose via les modes de communication et de consommation
« modernes ».
1 En terme de distance-temps. Ex : Kasagui, 35 km au S-E de
Labé : 4 h de « route » sur les bowés, et en moto sans
chargement (enquêtes personnelles)
2 Cette perception flatteuse de la ville continue à
susciter l'émigration en dépit des épreuves subies par les
migrants: de retour au pays, ceux-ci taisent ces dernières par
fierté et ne transmettent qu'une image idyllique appuyée sur les
objets prestigieux ramenés de l'aventure. (Gallais, J., Frémont,
A et Chevalier J., 1982)
3 Le terme est utilisé sans aucune connotation
péjorative.
Dans le présent travail nous avons un peu mis à
l'écart les représentations des citadins de leur propre
environnement urbain1. Les études menées ont
été essentiellement expérimentées en milieu urbain
occidental. On peut néanmoins dégager quelques axes de
réflexions.
Le développement urbain contemporain en Afrique traduit
une véritable << explosion démographique » des villes,
aux caractères anarchiques en terme d'aménagement. On constate
cependant que le quartier représente un équivalent urbain du
territoire pour ceux qui y vivent. Pour Gallais J., Frémont A. et
Chevalier J., (1982), les structures résidentielles prennent parfois un
caractère plus traditionnel qu'à la campagne : les groupements
domestiques de cohabitation lignagers, ou de frères et soeurs,
deviennent plus étendus et plus complexes qu'ils ne le sont dans les
villages. Le regroupement socioculturel représente pour les urbains un
gage de sécurité.
Mais, en zone urbaine, on peut s'interroger sur la
reproduction d'un système sociospatial villageois. Cette réserve
est d'autant plus justifiée que les populations urbaines des hautes
terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale augmentent progressivement,
et que les générations urbaines développent une
mentalité particulière, fortement occidentalisée :
à Labé 2 (Fouta-Djalon), des groupes de musique
rap3 se sont constitués. Le sens de ce genre de
phénomène est bien plus qu'anecdotique, il est significatif que
des mentalités urbaines prennent forme, avec leurs propres
représentations de la ville. D'après Bailly S, (1974), les
représentations de l'espace urbain et de ses paysages sont
influencées par l'espace d'usage de l'individu et de son groupe :
<< l'image mentale de la ville est donc en partie sectorielle (quartiers
connus et fréquentés), mais ces secteurs sont liés entre
eux par des flux visuels linéaires correspondant aux axes de
déplacements ».
On peut s'interroger sur la validité de ce
modèle dans les villes de notre terrain d'étude car, face
à l'acculturation par l'adoption de comportements urbains <<
occidentaux », l'attachement au village et aux terres des ancêtres
reste fort. Gallais J., Frémont A. et Chevalier J., (1982) ainsi que
Morin S., (1996) et Champaud (1978), s'appuyant sur l'exemple
Bamiléké, remarquent qu'une pratique urbaine déjà
ancienne et remarquablement efficace ne coupe pas les individus de leur domaine
traditionnel : ils participent à deux mondes. Même ceux qui ont
quitté leur montagne4 y restent très attachés
et y construisent une résidence secondaire : << c'est dans sa
chefferie que l'émigré reviendra vieillir et mourir ; c'est
là qu'il sera enseveli » (Delarosière, 1949). La <<
villa mania » (Tchawa, P., 1991) qui sévit aujourd'hui sur les
collines Bamiléké témoigne de la prégnance des
liens avec le territoire d'origine.
A la vision de l'espace binaire5, majoritairement
celle de ruraux, peut-être opposée celle des urbains, dont la
vision de leur environnement varie en fonction des trajectoires
socio-économiques individuelles et des quartiers
fréquentés.
1 Il faut préciser que les données disponibles
à ce sujet sont peu nombreuses ou inaccessibles en ce qui concerne notre
terrain d'étude. Nous ne disposons donc que de peu d'études des
représentations de la ville africaine vue de l'intérieur et dans
le détail de la vie quotidienne.
2 La communauté urbaine de Labé compte environ
120000 hab.
3 Qu'on peut considérer comme une musique originaire des
ghettos urbains noir-américains.
4 Di Méo, G., (1991) qualifie ces acteurs territoriaux
émigrés de << transitionnels ».
5 Etudiée dans le chapitre précédent.
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