1 LE MILIEU BIOPHYSIQUE : LES REPRÉSENTATIONS DE SES
COMPOSANTES ET DE SES PHÉNOMENES
L'environnement écologique, par ses composantes et
leurs interactions dans le temps et dans l'espace, donne des précieux
indicateurs sur la manière dont les hommes perçoivent et
interprètent leur environnement.
De quelle manière sont décrits les
éléments du milieu et comment sontils expliqués ? De
quelle manière sont perçus et représentés le
relief, le climat, les terroirs, la faune et la flore ? Pour Gallais
J. (1974), les sociétés des espaces tropicaux1 ne
peuvent considérer les éléments du milieu comme le support
neutre de leur existence, de leurs activités de production.
Le langage est une forme d'interprétation des
représentations du milieu et de ses composantes ; même si les
grilles d'analyses peuvent être discutées2, les
significations qu'on peut en retirer en font un outil primordial.
Par exemple Bidou J.E, au moyen d'enquêtes
effectuées à Hooré Dimma3 (Fouta-Djalon, au
Nord de Labé) et à l'aide d'un logiciel d'analyse
textuelle4, l'auteur décrypte le discours paysan et
dégage les polarités dans l'usage des mots ; il est alors
possible de les placer sur un cercle de corrélation et de classer les
discours en fonction de leur vocabulaire (annexe 13).
Ainsi, il constate que le vocabulaire de la nature s'oppose
à celui de l'environnement. D'un côté on note les mots de
la végétation (forêt, bois), de l'eau (pluie, source,
ruissellement), de la topographie (bowal, qui est un plateau cuirassé) ;
le mot érosion n'apparaît que pour dire qu'elle n'existe pas dans
la région ; on trouve également les mots qui règlent le
cours du temps (mois, saison, année). Bien sûr, on invoque Dieu,
qui a créé la nature et qui dispense les pluies. De l'autre
côté du cercle, se trouvent les mots de l'environnement,
c'est-à-dire la nature transformée, le milieu construit par
l'homme : la clôture et la haie, les arbres fruitiers, la maison, la
concession (c'est à dire le domaine clôturé), les
troupeaux. Sont associés les verbes de la transformation (planter,
cultiver, récolter) mais aussi plus haut (couper le bois, brûler
la brousse). Le mot « nature > se trouve dans ce groupe lié
à l'expression « protéger la nature > qui est aussi une
obligation (Bidou, J-E., 2000).
Pour ces villageois, la « nature > est ce qui est
sauvage, sans hommes, ou ce qui échappe à leur pouvoir : la
brousse ; alors que « l'environnement > est une nature
domestiquée, transformée par l'homme : le cercle des haies. De ce
fait, les
1 L'auteur emploie ici le terme de « traditionnelle >,
sur lequel nous reviendrons plus en détail dans le chapitre 3.
2 « Le language est-il l'expression adéquate de
toutes les réalités ? > (Nietzsche, Le livre du phiosophe,
Etudes théorétiques, 1872-1875, p.133)
3 Hameaux des sources de la Gambie en Guinée, ces
dernières faisant l'objet d'une protection.
4 Alceste, société Image, Toulouse.
Source : carte IGN, 1/50000 Echelle: 1/25000
FORET CLASSÉE D'HOORÉ DIMMA
DOCUMENT 19
Ci-dessus, la forêt classée d'Hooré Dimma
(Fouta-Djalon), mise en place par les colons français pour
protéger la source de la Haute Gambie; aujourd'hui, « sur les
versants cuirassés entourant la source de la Dimma, ont
été construites avec les crédits de l'Union
Européenne, plusieurs centaines de demilunes en pierre. Sur une cuirasse
extrêmement poreuse et à nue depuis quelques centaines de milliers
d'années, le ruissellement ne peut rien transporter: les demi-lunes ne
montrent pas l'ombre d'une accumulation de sédiments. Les paysans,
absolument persuadés de l'inutilité de ces travaux énorme,
ne les ont pas moins effectués: à 5 $ la demi-lune, le revenu
induit est appréciable. Ce qui est particulièrement
intéressant, ce sont les discours que suscite chez les
différentes catégories de paysans cette entreprise
scientifiquement absurde. Les responsables de la communauté louent la
grande science et le savoir faire des Blancs; ils demandent à ce que le
projet continue et s'étende. Si on leur montre les demi-lunes
désespérément vides, ils expliquent que dix ans, c'est
bien trop court pour juger de leur efficacité, d'autant que ces
ouvrages, au demeurant pas assez nombreux, mériteraient un peu
d'entretient, qu'ils seraient prêt à fournir, si on les
rétribuait pour cela... Les paysans de base, quand à eux,
commencent par tenir le même discours convenu, mais un peu plus tard, la
confiance rétablie, rient franchement: leur argent est bon à
prendre mais les Blancs ont vraiment des idées étranges, ils
combattent l'érosion là où il n'y a pas de sol et
où rien ne pousse et ne poussera jamais. Il faut qu'ils aient des
intérêts autres pour faire les choses aussi curieuses. Ils
attendent que le projet se termine: ils pourront ainsi réutiliser les
pierres pour les fondations de leurs maisons, l'entretien des pistes et ...pour
faire des cordons anti-érosifs là où ils le jugent utile.
« (Rossi, G, 2000)
autochtones ne comprennent pas que les projets1 et
les objectifs des experts leur imposent la protection de leur terroir : c'est
pour eux une évidence. Le discours paysan décrit la même
réalité et les mêmes objectifs que le scientifique, mais
à sa manière. Ils comprennent encore moins la raison pour
laquelle il faut protéger la nature, ce domaine non humanisé et
qui échappe à leur pouvoir. Par ces incompréhensions, il
existe une perception nette de la différence entre un
développement "traditionnel" qu'on pourrait qualifier d'endogène
et un développement "moderne" exogène qui, pour un objectif
commun, est perçu et conçu de manière totalement
différente (voir doc.19). Au-delà des discours où les
villageois considèrent qu'il n'y a pas d'érosion, que leur
pratique du brûlis est équilibrée, que le classement de la
forêt pour la protéger les gêne, et où ils expriment
leur incompréhension des politiques de protection des forêts ou
des sols, se profile le fait que leur notion d'environnement n'est pas la
nôtre. (D'après Bidou, J-E., 2000 et Rossi, G, 2000).
Rapporté par Nassourou S., (1999), un poème
boori2, témoigne également que la
littérature, orale ou écrite, constitue un support
appréciable pour l'étude des représentations du milieu.
Dans ce poème, Yâya Nguessek, décrit son environnement aux
travers des représentations qu'il s'en fait. Il y décrit
notamment les conditions climatiques et atmosphériques de
Ngaoundéré : « il fait sombre et pourtant ce n'est pas la
nuit » (nyibbi hiiraay), cela tenant à ce que la
région a souvent un ciel nuageux. L'image la plus forte est celle du
paysage de brousse, qu'il qualifie de noire (laade baleere), pour
signifier son aspect désert, parfois hostile voire effrayant,
parsemée de rivières, d'espaces boisés, de montagnes et de
ravins; une zone répulsive où le seul berger courageux peut
s'aventurer ou installer un campement. Mais à l'opposé, à
travers l'activité pastorale, il décrit la brousse comme un
milieu humanisé, espace utile transformé par l'homme et son
bétail.
Dans leur vision de l'espace, les sociétés font
la distinction entre les terres cultivées, l'espace habité
(l'environnement) et les terres non exploitées
représentées par la brousse perçue de manière
négative (la nature). Elle est présente chez les Peuls autour de
la tapade (voir doc.15 et 16), les Kabyés ou encore dans les Hautes
Terres de l'Ouest où l'espace est centralisé autour de la
chefferie (voir note 23).
De cette manière, on remarque que les
représentations de l'environnement écologique varient en fonction
de ses caractéristiques, et véhiculent des images souvent fortes
; nous en avons fait la démonstration en ce qui concerne le cas
montagnard des hautes terres du terrain d'étude. Il s'avère
nécessaire de remonter également aux conceptions du rapport
à la nature des hommes, aux liens qu'ils tissent avec elle.
1 Notamment le projet Haute-Gambie.
2 1973 : Yâya Nguessek, est un berger peul de l'Adamaoua,.
Il a vécu la plus grande partie de sa vie avec les troupeaux dans les
pâturages, laade, la brousse. Sur ses vieux jours, il a rejoint
la ville de Ngaoundéré
De quelle nature sont les liens avec le milieu
biophysique ainsi que les cycles de ses éléments? Quel est le
rôle de la religion et des croyances populaires dans les
représentations du milieu ? Quelles entités, quelles
divinités se représentent les hommes dans leur milieu? S'agit-il
de puissances localisées sur certains points ou diffuses ? Le
poids des croyances, des religions et des traditions culturelles qu'elles
impliquent en Afrique (et plus particulièrement dans notre terrain
d'étude montagnard), rend presque impossible de concevoir le milieu
comme vide de puissances invisibles ; effectivement, la grande majorité
des lieux sont présentés et abordés comme étant
habités par des forces spirituelles qui leur seraient consubstantielles
et antérieures à la présence humaine, auxquelles il faut
ajouter l'âme des ancêtres. Ainsi le territoire ne peut être
dissocié des esprits et divinités, d'où découle
leur caractère sacré.
La concession, le territoire clanique, celui du village ou
encore la brousse est associé à une divinité qui en a la
charge. Ces représentations divinisées du milieu se retrouvent
plus intensément et plus ouvertement chez les populations animistes,
mais on perçoit des pratiques de maraboutage et fétichistes
également chez les musulmans, de manière sous-jacente.
De ce fait, chaque acte, productif ou social, doit être
minutieusement réfléchi pour ne pas avoir à subir les
représailles de démons ou des esprits qui se manifestent de
manière ubiquiste dans les éléments du milieu. L'espace
religieux n'est pas entièrement statique, il est aussi dynamique : on ne
peut pas toujours délimiter un centre religieux, car certains sont en
perpétuel mouvement et varient en fonction des activités et des
moments de la vie (D'après Deletage, V., 1998)
Présente dans le quotidien de chaque membre de la
société, les représentations sacrées du milieu
constituent un système de repères, de signes admis par tous. La
dimension spirituelle de l'espace participe au fonctionnement et à
l'identification d'une communauté, à son terroir et sa dimension
historique ; de symboliques, les représentations du milieu peuvent
devenir organiques, médiatisées par la culture et notamment les
croyances religieuses.
L'exemple des Bakweri du Mont Cameroun (Morin, S., 1996) est
révélateur de l'attachement que peuvent avoir les
sociétés des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale à leur milieu, notamment les montagnes. «
Dépossédés de leurs terres fertiles de piémont par
les Allemands puis par les Britanniques pour y installer des plantations
industrielles, ils sont repoussés en altitude ». Depuis ce «
choc colonial », privée d'un partie de son territoire, la
société Bakweri se déstructure progressivement. Le
quotidien devient plus difficile à assumer, l'exode et la prostitution
se développent, la natalité s'effondre... La communauté
Bakweri, spoliée et désorientée, traverse une crise qui
menace la survie du groupe, « parce qu'il a perdu sa montagne, parce
qu'avec son terroir on lui a volé son âme » (Courade, G,
1981).
Les croyances, les mythes, les légendes sont des
représentations qui reconnaissent la nature des choses sacrées,
leurs pouvoirs et leurs vertus, leurs rapports les uns avec les autres et avec
les choses profanes, et ce, aux yeux de toute la société. Ainsi,
lorsque les éléments du milieu se manifestent, à travers
l'activité sismique et volcanique, ou encore les aléas
climatiques, tous les membres de la société y perçoivent
des signes, des messages des divinités qu'ils savent interpréter.
Comment les sociétés réagissent aux
phénomènes du milieu ? Quelle gestion en font-elles ? Il
s'agit de connaître tout d'abord les origines des dynamiques du milieu.
Car bien souvent, elles trouvent leur cause dans des explications sociales,
comme par exemple l'érosion1.
En 1982, les Bakwéri du Mont Cameroun avaient
assimilé l'éruption volcanique de la montagne à la mort du
chef. Mais les interprétations peuvent être multiples : en 1922,
une éruption de huit semaines détruisit 200 ha. de plantations ;
pour les autochtones, la coulée de lave dévastatrice fut l'oeuvre
du dieu Ebassy Moto qui contrôle la montagne, pour protester
contre la présence coloniale. La plus récente fut à
l'origine de nombreux dégâts, et elle représente de nouveau
la protestation contre les étrangers, qui investissent aussi le site au
moyen du tourisme, et qui perpétuent la plantation de cultures de rentes
(huile de palme... etc.). Alors, pour apaiser la colère du Dieu, «
on lui sacrifie des coqs et des chèvres ; le sang est ensuite
répandu sur le sol, ainsi que du vin de palme, pour calmer la
colère du dieu Ebassy Moto ))2
Au-delà du simple constat de leur
interprétation, on peut souligner la capacité d'adaptation des
sociétés aux phénomènes du milieu ; elles
développent des stratégies spécifiques en fonction de la
représentation positive (bonne saison des pluies en pays Kabyé)
ou négative (sécheresse dans les Alantika).
Par exemple, une mauvaise saison des pluies, et son corollaire
sur les rendements représente pour certains chefs de familles du
Fouta-Djalon l'obligation de devoir pratiquer une activité
parallèle, l'agriculture vivrière traditionnelle ne permettant
pas de subvenir à l'autosuffisance du foyer familial en encore moins de
dégager des revenus suffisants nécessaires à la
dépense: « l'homme est obligé d'émigrer )) (J.
Richard-Molard, 1952). La motivation première reste d'ordre
économique. L'exode est un moyen de trouver des revenus
monétaires extérieurs, nécessaires à la survie du
groupe familial et de faire face au sous emploi dans le Fouta-Djalon.
Dans la dorsale camerounaise, « l'inquiétude de
l'eau )) véhicule de nombreuses représentations sur les
phénomènes pluviométriques, et différents rites et
cérémonies s'établissent en fonction des aléas. Sur
les Hautes Terres de l'Ouest, si les semailles tardent à venir, les
femmes organisent des deuils aux grands carrefours de la chefferie, où
elles se lamentent et implorent les dieux de la pluie
1 « Nos visions de l'érosion sont influencées
par nos constructions sociales et mentales. Elles occultent souvent la
multiplicité des cas de figure et des variantes. )) (Rossi, G., 1997)
2 Jonathan Kongo Mbappé (notable de Buéa)
1 Ce que de nombreux auteurs appellent les ethnoconnaissances.
auxquelles sont offerts des sacrifices et des offrandes ; ce
sont les cérémonies des « pleurs de la pluie »
(Lelaa mbeng). Dans ce cas, les Fon, grands prêtres
(faiseurs de pluie) et maîtres de la société du
culte des eaux et des rites agraires interviennent pour régler les
saisons. (Morin, S., 1996)
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