2 LES REPRÉSENTATIONS DE LA SOCIÉTÉ,
SA NATURE ET SA STRUCTURE, SES DYNAMIQUES INTERNES
On peut donc considérer que la subjectivité de
chaque individu participe à la construction de logiques spatiales qui
lui sont propres (voir doc. 15 et 16). Mais ce dernier est aussi un être
social, installé dans une niche territoriale, accessible à des
valeurs référentielles de groupe suffisamment claires et
puissantes pour que des structures telles que le pouvoir, l'économie et
ses règles, la culture, les croyances, la religion ou simplement le
langage revêtent une intelligibilité commune. « Etre social
>, parce que, dans le contexte des relations et des pratiques quotidiennes,
l'individu partage non seulement la situation objective, mais aussi, quelle que
soit l'ampleur des négociations auxquelles d'inévitables
divergences le contraignent, les opinions, les représentations, et les
stratégies d'autres acteurs sociaux. (D'après Di Méo, G.,
1991).
Ainsi, existe-il un sentiment d'appartenance à
un même groupe, à un même territoire ? Sur quoi reposent les
identités collectives ? Sur le territoire, la descendance, la pratique
de certains rituels religieux, certains codes sociaux, les classes sociales ?
La religion peut-être considérée comme un centre
dynamique et universellement reconnu. Ciment, clé de voûte de
certaines sociétés et qui, au travers des images qu'elle
véhicule, la religion pose son empreinte dans les pratiques de gestion
de l'espace et dans les paysages. « Le continent africain est remarquable
pour l'importance que les croyances occupent dans la vie quotidienne >,
(Deletage, V, 1998). Une autre forme de codification sociale fortement
symbolique se retrouve dans le langage. Notamment dans les repères
toponymiques, car le groupe se dote d'un nom et de représentations
mentales associées à ce nom : « je ne suis pas
guinéen, je suis peul du Fouta-Djalon >, (Baldé., M.L, 2000,
enquêtes personnelles).
Mais également, l'identité ethnique et
territoriale est parfois une construction contemporaine. « Ainsi en est-il
pour les Bamiléké, nom crée en 1885 par les Allemands
à la suite d'une mauvaise traduction des propos d'un interprète
qui désignait ainsi les Grassfields, les gens d'en haut >,
(Morin, S, 1996). Le sentiment d'identité ethnique des chefferies
Bamiléké est né de la confrontation avec les colons et
avec l'Etat indépendant ; ce sentiment d'unité représente
pour elles un moyen de défendre leurs intérêts, «
alors qu'au début de la colonisation, les chefferies des Hautes Terres
ne cessaient de guerroyer entre elles et leur dernier souci était bien
celui de l'unité d'une quelconque communauté >, (Morin, S,
1996). Malgré une pseudo-identité contemporaine qui
s'étend à un ensemble régional plus vaste, l'unité
socio-spatiale de référence reste la chefferie..
Le paysage de la chefferie de Bandjoun
(Bamiléké), en 1955, avant son saccage par les maquisard
pendant les troubles de 1960. Elle témoigne néanmoins d'une
organisation spatiale toujours visible.
Les concessions familiales (Mba) les plus anciennes
et donc les demeures des puissants se sont d'abord installés sur les
basses pentes. Leurs enfants et serviteurs, villageois, se sont
implantés plus haut, sur les terres de moindre valeur agricole et
sociale. L'inscription de l'habitat traduit la position sociale des individus:
plus on réside en altitude, moins on occupe un rang élevé
dans la chefferie (voir également doc.12_2). La conquête agricole
des versants s'est développée à partir des riches terres.
Sur le haut du versant, la place du marché joue un rôle essentiel:
ici se fait l'information de la population, les danses et les
cérémonies s'y déroulent. On notera l'omniprésence
des signes et des symboles sacrés dans le paysage de la chefferie qui
constituent autant de marques et de représentations sociales.
(D'après Morin, S., 1996, texte et document)
DOCUMENT 18
68 bis
Beaucoup plus nettement que les territoires
géographiques, groupes et classes font l'objet de représentations
souvent identiques, tant de la part des individus qui les composent que des
acteurs sociaux qui leur sont extérieurs. (Di Méo, G., 1991)
A quelle échelle peut-on considérer les
identités collectives? Ou s'arrête le cercle des proches, du clan
ou du lignage ? Comment s'organisent les liens entre les différentes
unités sociales ? Sont-ils spatialisés ? Ainsi, on peut
également raisonner à une échelle plus réduite, en
terme de groupes sociaux et de territoires plus restreints. Nous touchons alors
à l'unité sociale et productive de base, où souvent domine
un homme chef de famille ; les sociétés d'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale sont très largement patriarcales (voir doc. 17).
En pays Tamberma1 (Atacora), la
société s'organise autour de la cellule familiale polygame, forme
de groupement de base. Cette dernière s'intègre dans le lignage
qui comprend les grands-parents, parents et leurs enfants, où les
familles entretiennent des liens motivés souvent par des
intérêts d'entraide et participent aux rites ancestraux dans le
tata2 familial. Au-dessus, l'ensemble le plus vaste est le
clan, unité supérieure référentielle pour tous les
individus de la communauté. « C'est la base même de la
reconnaissance sociale, on se dit de tel ou tel clan et on en est fier. >,
(Deletage, V., 1998). C'est à ce niveau qu'existent des relations
complexes entre les différentes branches ; ici, la religion animiste
maintient l'unité du clan, du lignage et de la famille. Cette notion
parait simple mais les relations qu'elle sousentend sont d'une grande
complexité et presque insaisissables pour un étranger à
leur groupe.
La vie sociale de référence pour les individus
s'organise donc en lignages et en clans, parfois regroupés en hameaux,
en villages ou en quartiers urbains. Ces groupes spatialisés distincts
participent à la gestion des biens communautaires (fonciers,
constructions, aménagements... etc.) ainsi qu'à l'organisation de
la vie sociale et productive. Cette complexe organisation socio-spatiale
représente pour les populations un gage de stabilité sociale et
une garantie de la reproduction du groupe dans ses activités. Un projet
de développement rural ne peut se passer de connaissances
localisées de ces phénomènes sociaux, des logiques et des
représentations qui les président.
Mais surtout, dans l'étude des représentations
que se font les hommes de la société qu'ils composent, on ne peut
s'affranchir de l'étude des rapports sociaux, entre les individus et
entre les multiples unités socio-spatiales d'une communauté.
La société est elle conçue selon un modèle
hiérarchique ? La hiérarchie a-t-elle une traduction spatiale ?
S'exprime-t-elle par des ségrégations socio-spatiales, des signes
dans le paysage ? En effet, « tous ces groupes sociaux ne sont
pas structurés de la même manière et ils sont loin
d'être tous des modèles de démocratie.
L'intérêt collectif n'est pas obligatoirement leur moteur, le
consensus leur seul mode de prise de décision. >, (Rossi, G ., 2000).
Au contraire, les groupes étudiés dans le cadre des hautes terres
d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale sont fortement
hiérarchisés, organisées et médiatisés par
des grappes de facteurs
1 Région du Nord-est de l'Etat togolais, située sur
le versant oriental de l'Atacora, sur la rive droite du fleuve Kéran.
2 Le tata est une construction, un habitat repère d'une
famille et d'un clan (voir illustration de l'introduction). Il s'agit d'une
sorte de concession, à l'image de la tapade du Fouta-Djalon.
LA RÉPARTITION DE L'HABITAT SUR LES VERSANTS DU
FOUTA-DJALON
Dans le massif du Fouta-Djalon, la ségrégation
sociale est à l'origine de la ségrégation spatiale dans le
paysage. Les gens de classe vivent dans des villages à l'écart
des misiide et des foulaso, dans les runde. Le
modèle religieux qui déterminait le statut socioéconomique
et spatial des différentes classes du Fouta-Djalon est toujours visible
dans le paysage et perceptible dans les pratiques quotidiennes des
individus.
DOCUMENT 18 BIS
Ci-dessus, le misiide de Falo
Bowé (au N de Labé, 1958), qui perché sur son bowal,
domine les runde installés près du bas-fond .
A droite, le même
phénomène est observable sur le terroir de Dempo dans les Timbis
(1989).
culturels, dont les composantes sont plus ou moins influentes
en fonction des organisations sociales observées (voir doc.17). Parmi
ces multiples facteurs, on peut retenir le lignage et ses racines historiques
dans la société, le sexe, l'age, la religion, le pouvoir
politique et économique.
En Afrique de l'Ouest et Centrale, les chefs de clans, les
chefs de lignage, les sorciers et devins, sont très respectés
voire craints, notamment pour les représentations qu'en ont les membres
de la société. Par exemple, dans les croyances animistes, les
chefs symbolisent les pouvoirs que leur confèrent les ancêtres et
les autres esprits avec lesquels ils entretiennent des liens.
Ainsi, sur les Hautes Terres de l'Ouest Cameroun,
l'unité territoriale est la chefferie ; véritable Etat, elle
réunit un grand nombre de patrilignages par un fort sentiment
d'appartenance à une même communauté que sacralise le chef
(Fon ou Mfo). Desservant du Grand Esprit de la Montagne (Mbolom),
il est responsable de la gestion de la communauté
(Ngwa1), des terres, des femmes et de la justice.
Ici, les chefs sont mieux écoutés par les populations que
l'administration (Leplaideur, M-A., 1997) (voir note 22). Nous avons vu
précédemment que de cette hiérarchie découle une
occupation de l'espace sectorisée, hiérarchisée sur les
versants (voir doc. 18).
Suivant le nombre de clan et leur hiérarchie que
comporte le village ou la communauté, on peut distinguer parfois
plusieurs chefs qui officient chacun pour leur groupement clanique (Sombas et
Tamberma de l'Atacora), ou à tour de rôle.
Cette vision hiérarchique de la société
est donc répandue sur notre terrain d'étude ; même si elle
peut-être remise en cause2, cette structure sociale
véhicule des représentations de la société par ses
membres. Elle est souvent fonction de la place qu'occupe l'individu dans la
hiérarchie. C'est pourquoi, les facteurs socioculturels de
différentiation des individus et des groupes nous amènent
à la reconnaissance des statuts sociaux et des classes sociales. Quels
sont-ils ? Sont-ils traduits dans l'espace ? Sont-ils figés ou
dynamiques?
Dans le Fouta-Djalon, on distingue à la tête de
la pyramide sociale, l'Almamy (de l'arabe al-imâm, celui qui
dirige la prière) et la branche de sa famille. Juste derrière se
situe la noblesse qui comprend les familles peules à la tête des
chefferies de diwal (provinces) et de misiide (paroisse)
(voir doc.18 bis). Les autres familles peules sont les hommes de condition
libre ; ces derniers habitent dans les foulaso, à
l'écart des misiide, hameau principal de la mosquée. Le
clivage de cette portion privilégiée de la société
existe avec la base de la pyramide sociale, composée par les gens de
classe : les esclaves captifs et les groupes d'artisans. En marge de la
société évoluent différents groupes d'hommes de
condition libre, des artisans parmi lesquels des forgerons, des cordonniers,
des tisserands, des teinturiers, des potiers, des griots, des boisseliers,
souvent d'origine Dialonké. Les traductions spatiales de la
hiérarchie sociale apparaissent ici nettement, principalement en
fonction des origines ethniques, de la pratique religieuse et des
activités pratiquées (D'après Leyle, D., 2000).
1
« Unité de référence des populations,
un tout indissociable, un véritable Pays. » (Morin, S., 1996)
2 Dynamiques sociales sur lesquelles nous reviendrons plus
amplement.
Comprendre une société, cerner les logiques et
les représentations qui façonnent leurs structures, ses
composantes, apparaît comme fondamental dans le développement de
projets. Hélas, on ne compte plus le nombre d'échecs dans le
domaine des politiques de développement et de gestion de l'environnement
écologique, où cette démarche fait souvent
défaut.
Prenons l'exemple d'un projet rizicole en Guinée
forestière, dans la région du Nimba, mis en place pour faire face
à l'inefficacité du système de défriche
brûlis dans un contexte de pression démographique
élevée (40 hab./km²). Organisée par la
polygamie1, la culture du riz sur versant est le domaine des femmes
; mais dans le cadre du projet, la riziculture dans les bas-fonds est
préconisée. La lourde charge de travail que demande ce mode de
mise en valeur risquait de remettre en cause la répartition du travail
entre hommes et femmes, et donc toute l'organisation socioéconomique
patriarcale basée sur la polygamie. Les réticences à
reconsidérer le statut des femmes ont alors été
masquées par de multiples prétextes dévalorisant les
milieux des bas-fonds pour la culture du riz. Le projet, ainsi
court-circuité par la classe sexuelle dominante, n'a donc jamais abouti,
dans l'incompréhension des coopérants responsables du projets.
(D'après Rossi, G., 2000).
Dans le Fouta-Djalon, le même problème
émerge progressivement avec le développement du maraîchage
dans les bas-fonds où les femmes, et surtout les anciennes captives, qui
sont les instigatrices du mouvement de descente dans les bas-fonds, jouent un
rôle prépondérant. Elles sont les premières à
avoir mis ces espaces répulsifs et réputés insalubres en
valeur. Et elles en retirent aujourd'hui d'importants bénéfices
qui ne sont pas que financiers. Cette tendance a d'ailleurs influencé
considérablement les institutions gouvernementales et les ONG dans leur
choix de soutenir prioritairement la gente féminine qui, par ce biais,
recherche la possibilité de s'affranchir d'un joug marital et social
trop pesant et d'offrir à leurs enfants et à elles-mêmes
une émancipation et des perspectives d'avenir qu'elles estiment plus
intéressantes. Le président de la CRA2 de Labé,
El Hadj Mamadou Bilo Baldé Kompaya, n'entrevoit l'avenir agricole de la
sous-préfecture qu'en favorisant dans un premier temps le travail des
femmes. Celui-ci apparaît aujourd'hui comme un moteur du
développement rural. (D'après Beuriot, M., 2000).
Longtemps réticents à travailler ces espaces,
« domaine des captifs », les hommes de descendance peule, conscients
des risques sociaux que représentent pour eux l'émancipation des
femmes et des anciens captifs, refusent aujourd'hui le prêt de leurs
bas-fonds aux particuliers, aux groupements, de surcroît si une ONG ou
les services techniques locaux encadrent ces opérations de mise en
valeur. L'échec du projet aménagé de Foduyé (voir
illustration de la troisième partie), sur les hauts plateaux centraux de
Labé-Timbi, est, au-delà de la mauvaise conception de ses
aménagements hydro-agricoles, le résultat d'un véritable
sabotage social : les élites sociales ne voulaient pas être
concurrencées par l'émergence d'une élite
économique ; et parce que les terres leur appartiennent, certains
grands
1 « Avoir beaucoup de femmes, c'est avoir beaucoup de main
d'oeuvre » (Alpha Moktar Bah, FoutaDjalon, enquêtes personnelles,
2000)
2 Chambre Régionale de l'Agriculture
propriétaires locaux ont annulé les prêts
engagés, prétextant une mise en valeur de leurs parcelles ; qui
fut effective, mais qui fut l'oeuvre de leurs femmes et sur de faibles
superficies comparées à celles engagées par les
prêts.
Quel que soit le jugement qu'on porte sur les «
détournements », les accaparements ou les neutralisations de
projets, ils expriment un profond désaccord avec le projet technique,
politique ou social proposé par une structure exogène ; ils
dénoncent l'inadéquation du contenu du projet avec les logiques
de leur société, ce qu'elles représentent pour eux. Nous
verrons cependant dans le troisième chapitre que ces
sociétés, par l'intervention d'acteurs exogènes ou
allogènes, sont aujourd'hui confrontées à des dynamiques
contemporaines qui modifient parfois profondément leurs
représentations.
Afin de faciliter les pistes d'identification et de lecture
des représentations, nous avons choisi d'aborder en premier lieu celles
qui émanent de l'homme, de sa société, et de son statut
dans la hiérarchie sociale, avant de nous pencher sur les images du
milieu. Pourtant, même si les pays du Nord font aisément une
distinction entre la société et le milieu, pour les
communautés d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale, cette dichotomie
n'existe pas forcément, les hommes et leur environnement formant un
tout.
CHAPITRE 2 :
LES SOCIÉTÉS CONFRONTÉS A LEUR MILIEU : UNE SOURCE DE
REPRÉSENTATIONS
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Dans le système de pensée occidental actuel, les
individus et les sociétés entretiennent avec leur environnement
biophysique des rapports pour l'essentiel d'ordre économique, technique
et matériel. Or nous avons abordé précédemment sur
les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale ces rapports avec
leur milieu qui relèvent de fondements culturels, sociaux et
économiques bien différents.
Pour Rossi G. (2000), les pratiques de gestion des
sociétés, souvent très élaborées, sont
fondées sur une intime connaissance empirique de leur milieu physique,
sur la représentation qu `elles en ont tirée, sur les liens
religieux, spirituels, qu'elles entretiennent avec les éléments
naturels/surnaturels qui le composent. Le but de cet ensemble de conceptions,
de liens et de pratiques, résultats d'évolutions
multiséculaires, est d'assurer la survie et la reproduction du
système communautaire.
Ainsi, dans la perspective de compréhension des
systèmes de représentations des hommes, il s'avère
nécessaire de s'interroger sur la manière dont ils
conçoivent les rapports avec leur milieu.
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