2.3 Des unités socio-spatiales distinctes ?
« Les montagnes sont le lieu de vie du plus grand nombre
de groupes ethniques, gardiens de leurs traditions culturelles, de leurs
connaissances de l'environnement et de leurs facultés d'adaptation
» (Messerli, B., et Yves, J-D, 1999). En fonction de leurs milieux, de
leurs stratégies de reproduction du groupe et de leur évolution
historique, les sociétés des hautes terres d'Afrique de l'Ouest
et d'Afrique Centrale ont ainsi développé, des cultures, des
organisations sociales, et des modes de productions originaux, qui s'expriment
à travers les structures territoriales et leurs témoins, les
paysages.
L'outil paysage, caractérisant l'interface entre
l'homme et son milieu, permet au géographe de soulever des
interrogations, des hypothèses par rapport aux structures territoriales
des sociétés (voir note 18). Interfaces dynamiques, ils portent
la marque spatiale et temporelle du rapport des sociétés à
leur espace. Pour Rossi G. (2000) et Berque A., (1986) les paysages sont
l'empreinte et la matrice de la culture : ils expriment les conceptions, les
rapports, de la représentation qu'ont les groupes et les individus de
leur milieu et de leur territoire, des pratiques de gestion et des
comportements qu'ils adoptent.
Ainsi, si on s'attarde sur la structure des paysages sur les
hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale, y déceler des
points communs, des convergences socioculturelles apparaît bien difficile
; l'aire géographique étudiée, dans sa dimension humaine
et historico-économique semble bien trop contrastée pour qu'on
puisse mettre en évidence de manière objective des permanences
sociales dans les paysages montagnards ; d'autant plus que de nombreuses
informations nous manquent afin d'établir des liens solides entre ses
différentes composantes. Bien au contraire, la diversité ethnique
et culturelle à construit au long de leur histoire les paysages des
massifs, véritables unités socio-spatiales.
L'adaptation humaine aux caractères montagnards
nécessite des modes de production particuliers (stratégies
répondant aux logiques socio-économiques de
chaque groupe humain localisé) qui suivent les
objectifs de la reproduction du groupe et du maintien de la ressource. Si on se
penche sur les modes de mise en valeur agricole, on constate alors que les
pratiques de gestion des risques, certes multiples et variées,
répondent non seulement aux caractères du milieu biophysique
évoqués plus haut (verticalité, altitude,
potentialités agronomiques, érosion, natures et variations
climatiques) (voir doc.10), mais aussi aux humanités endogènes
(culture, rapports sociaux, dynamisme géographique) et exogènes
(contexte économico-administratif et ethnico-social).
Les déclinaisons paysagères en fonction de ces
grappes de facteurs sont nombreuses. Même si certaines pratiques,
principalement productives et défensives, marquent le paysage de leur
empreinte, la gestion de l'environnement en milieu montagnard ne dépend
pas seulement des potentialités écologiques « naturelles
» ; elle est également, et même surtout, sociale et
culturelle.
Certes la réalité de « l'étagement
» biophysique est prise en compte par les sociétés dans
l'aménagement de leur territoire, dans la gestion des espaces de culture
qui occupent de préférence les sols les plus fertiles, ou
l'organisation des espaces pâturés qui varient en fonction des
saisons1. Mais cette gestion répond rarement aux mêmes
logiques, aux mêmes rationalités, et aux mêmes
représentations que dans nos montagnes occidentales.
L'étagement qu'on peut observer sur la grande
majorité des versants du Fouta-Djalon traduit la hiérarchie
sociale dans le paysage. La période de l'Empire Théocratique peul
du XVIIIème siècle a vu la mise en place d'un
régime esclavagiste, au détriment des Dialonkés,
descendants des premiers occupants du massif. Cette ségrégation
sociale est à l'origine de la ségrégation spatiale. Les
gens de classe vivent dans des villages à l'écart des villages
peuls (misiide et foulaso), dans les runde (voir note 19) : « les foulaso
se juchent de préférence sur les hauteurs et les runde dans les
bas-fonds2 » (Richard-Molard, J., 1952).
Ce commandement direct se retrouve dans les massifs à
tendance sèche de la dorsale camerounaise (Monts Alantika, Monts
Mandara), où le haut des reliefs est le siège de la puissance :
pour les Ouldémé (Monts Mandara), « habiter en haut, c'est
demeurer près du ciel, près de la pluie et dominer les autres
» (Morin, S, 1996) (voir note 20); l'étagement montagnard
correspond ici à la stratification de la population historique : les
premiers occupants ont abandonné les bas de versants aux derniers
arrivés.
Ainsi, à l'inverse, Morin, S., relève que «
la position des concessions selon l'altitude inscrit dans l'espace montagnard
la hiérarchie sociale entre les divers clans*, lignages et individus
» (Morin, S., 1996). Dans les Grassfields et les Bamiléké,
l'étagement social est inverse : plus l'individu ou son clan
réside en
1 le plus souvent sur les hauteurs après la saison des
pluies (bowés du Fouta-djalon), et pour les massifs à
longue saison sèche, la descente vers les bas-fonds permet aux bestiaux
de trouver des espaces apetables
2 « Dans le Fouta-Djalon, les bas-fonds sont
traditionnellement des espaces marginalisés, car réputés
insalubres. Domaine du paludisme et de l'onchocercose pendant la saison
pluvieuse, ce sont des espaces qui sont perçus par les Peuls du
Fouta-Djalon comme des espaces à risques. » (Beuriot, M., 2000)
altitude, moins il occupe un rang élevé dans la
société ; la concession du roi (Mfo) s'établit
donc en bordure des bas-fonds, au contact des riches terres du bas.
Mais, dans le contexte politique et socio-économique
actuel et ses traductions spatiales (voir annexes 9, 10, 11 et 12), notamment
par des structures exogènes supérieures (Etats, régions
administratives, cantons,... etc.), des mutations paysagères
apparaissent, modifiant voire parfois déstructurant les organisations
traditionnelles des massifs. En effet, la période contemporaine, de la
colonisation à nos jours, a véhiculé des dynamiques
nouvelles dans les sociétés des hautes terres d'Afrique de
l'Ouest et d'Afrique Centrale. Le déploiement de structures
administratives par les colons européens a été repris par
les Etats indépendants dans la deuxième moitié du
XXème siècle. La mise en place d'organismes de
développement, de coopération et de gestion de l'environnement
exogènes aux populations des massifs, a fortement perturbé ou
transformé les dynamiques sociospatiales de leurs territoires ; de ce
fait, elle a aussi modifié les paysages. S'ajoutant à la
croissance démographique endogène, les leitmotivs de ces
différentes politiques et leur application sur le terrain -à
savoir l'ouverture à l'économie de marché, la
modernisation, le désenclavement des espaces montagnards et la gestion
rationnelle des ressources- sont à l'origine de mutations
paysagères contemporaines dans notre terrain d'étude. Dans
l'appréciation de ce contexte politique général, il
s'avère nécessaire de tenir compte la vigueur des conflits
ethniques et religieux sous-jacents de manière permanente dans
l'exercice du pouvoir au niveau national ; ce dernier devient souvent
l'instrument de certaines ethnies aux détriment d'autres.
Par exemple, le développement des cultures de bas-fonds
dans le massif du Fouta-Djalon, favorisé par les projets de
développement des institutions guinéennes et des ONG, influence
aujourd'hui les choix culturaux des paysans. Tous ont très vite saisi
leur intérêt à pratiquer ces cultures : les exploitants,
qui s'investissent dans les bas-fonds, concentrent leur énergie sur le
maraîchage qui apparaît fortement rémunérateur. Leur
intérêt n'est pas seulement financier, et les agriculteurs les
plus dynamiques, issus des populations anciennement soumises, l'ont bien
compris. Le bas-fond est l'instrument de la revanche économique et
sociale des anciens captifs sur leurs maîtres et de l'émancipation
des femmes. Les bas-fonds sont des instruments au service de la joute sociale
et de la récurrence des conflits : le développement c'est la
compréhension, l'acceptation c'est une toute autre histoire. De plus,
à ce point attractif dans les zones de forte concentration humaine
(périphérie des marchés), l'écosystème
bas-fonds montre déjà des signes de faiblesse attestant d'une
dégradation environnementale préjudiciable à son bon
fonctionnement (D'après Beuriot, M., 2000).
Un autre exemple peut être mis en évidence avec
les mutations paysagères dans la dorsale camerounaise. En pays
Bamiléké, l'ouverture à l'économie de marché
par les cultures de rente (café) depuis la colonisation a
engendré de profondes mutations socio-économiques et joue donc un
rôle important dans les dynamiques contemporaines du paysage. Le
développement d'une agriculture
spéculatrice dans un contexte foncier
limité1, a provoqué le délaissement progressif
des stratégies agraires traditionnelles : abandon progressif du bocage
protecteur des sols, ainsi que les modifications du système
jachère dont les rotations ont été
accélérées sur les terroirs. Dans les Mandaras, il s'agit
par contre de l'obligation de cultiver le coton qui est à l'origine des
dysfonctionnements des systèmes culturaux. Ainsi, la
stérilisation et l'érosion des sols, accentuées par les
caractéristiques montagnardes des systèmes de versants et de la
dénivellation, sont les conséquences directes de l'introduction
des cultures de rente et de la modernité (D'après Morin, S.,
1996)
Souvent inadaptées, car inadéquates dans les
logiques, dans le temps et dans l'espace, ces mutations contemporaines
véhiculées par des acteurs exogènes aux
sociétés ont provoqué chez les populations des massifs
d'Afrique de l'Ouest et Centrale des résurgences identitaires, celles-ci
dépassant parfois même la réalité sociale. Par le
refus de l'innovation et de la transformation d'un système de gestion de
la ressource devenu obsolète sous des pressions extérieures, le
repli identitaire de certaines populations occulte de nombreuses perspectives
d'avenir et accentue souvent les situations de crise. Nous pouvons ainsi
constater que les conséquences de la mise en place de projets et de
politiques sont à l'origine d'une image négative de
l'interventionnisme exogène. De nouvelles formes de
représentations apparaissent alors face à l'intervention de ces
acteurs « étrangers >>.
Les paysages des hautes terres étudiées se
distinguent donc par leur originalité, dans les modes de mise en valeur,
aux adaptations subtiles aux aptitudes du milieu, mais également par la
force constructive des facteurs culturels où les représentations
occupent une place majeure, qu'elles se basent sur une réalité
biophysique, socioculturelle, ou économique.
De toute évidence, l'organisation de l'espace n'est pas
imposée ou déterminée par les contraintes du milieu ; elle
laisse apparaître de multiples facettes sociales et culturelles : «
L'aménagement sur les versants est donc fonction des
représentations sociales >> (Morin, S., 1996). Les multiples
formes de paysages observées sur notre terrain d'étude sont,
avant tout, des constructions des individus et des représentations
qu'ils se font de leur société, auxquelles les communautés
des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale sont fortement
attachées. Ce sentiment d'identité spatiale et culturelle, qu'on
perçoit dans les structures paysagères, ne trouve pas toujours
ses fondements dans les caractères montagnards. Ces derniers sont plus
conséquents sur les comportements sociospatiaux dans la dorsale
camerounaise2 que sur certains hauts plateaux tabulaires de la
dorsale guinéenne et de la chaîne de l'Atacora ; mais ce sentiment
identitaire qu'on retrouve dans tous les massifs est significatif
d'unités socio-spatiales distinctes, avec des fonds socioculturels
communs. Ils nous permettent maintenant d'aborder les systèmes de
représentations en géographie sur des bases territoriales
valables.
1 « l'espace [Bamiléké] est fini >>
(Morin, S.)
2 « Ces montagnes constituent de vrai systèmes
socio-spatiaux. >> (Morin, S., 1996)
« La recherche d'une définition de la montagne est
une chimère » (Messerli, B., et Yves, J-D., 1999). Cette
complexité de cerner le « fait montagnard » se pose donc dans
l'étude des représentations des individus et des
sociétés qui y vivent. Dans un souci de compréhension des
logiques socio-spatiales sur notre terrain d'étude, nous ne pouvions
occulter ou contourner ce problème.
Dans notre démarche, nous avons choisi une approche
« classique » du problème montagnard, non par volonté
de dissocier le physique de l'humain, mais plutôt en raison des
spécificités des milieux physiques par rapport aux reliefs
alentours; de ce point de vue, les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale sont des montagnes, réalités biophysiques
appréciables selon certains gradients. Par contre, l'approche des
spécificités sociales est à traiter avec plus de prudence,
au vu des multiples humanités, dont les cultures, les trajectoires
historiques et les contextes socio-économiques apparaissent
contrastés : « autant certaines visions globales sont possibles sur
les caractéristiques biophysiques des montagnes, autant la
multiplicité et parfois la complexité des humanités
montagnardes rendent périlleuses toutes formes de
généralisation » (Lassère, G., 1983).
La spécificité des environnements1
montagnards, des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale, nous
semble bien difficile à affirmer et offre de diverses formes de
territorialité : les systèmes montagnards sont le lieu de vie
d'un grand nombre de groupes ethniques, gardiens de leurs traditions
culturelles, de leurs connaissances du milieu et de leurs facultés
d'adaptation. Pour cela, même s'il importe de connaître les
interactions entre les sociétés et leur milieu pour comprendre
les représentations et leurs implications spatiales, nous essayons de
considérer les espaces montagnards non pas comme des objets
d'étude, mais plutôt comme un cadre d'étude, contenant de
pratiques sociales étudiées indépendamment du contexte.
Toutefois, nous pensons que les populations au contact,
parfois multiséculaire, de ces milieux biophysiques, ont
intégré certaines des images ou représentations qu'ils
véhiculent, pour les sociétés mais aussi pour le chercheur
ou l'observateur. Nous ne saurons pourtant dire si l'intensité et la
force de ces représentations peuvent être corrélées
avec les gradients physiques de vigueur, de massivité et de
commandement. Pour cette raison, même si nous venons de montrer que ces
milieux originaux en influencent la formation et la construction mentale et
sociale, la notion de représentations montagnarde2 n'a
guère de signification en soi, tellement diverses sont les conditions
offertes aux hommes par ces écosystèmes, ainsi que leurs
perceptions et leurs formes d'adaptations au milieu.
Nous pouvons seulement pour l'instant constater que les
représentations participent à la construction des paysages et
nous permettent de cerner plus
1 La notion d'environnement au sens large incluant
(évidemment) les sociétés y vivant.
2 catalogue générique des représentations
des sociétés au contact de leur milieu montagnard.
précisément les logiques socio-spatiales des
individus et des sociétés. Les caractères implicites de la
montagne mettent en lumière des facteurs culturels et spirituels qui
influencent profondément la manière dont les hommes voient et
traitent l'environnement. Ces valeurs et croyances déterminent dans une
grande mesure les ressources et les éléments du milieu que les
hommes veulent exploiter et ceux qu'ils se sentent profondément
déterminés à protéger (D'après Messerli, B.,
et Yves, J-D., 1999).
Même si cette analyse de la dialectique
représentations-environnements montagnards tente de montrer des pistes,
de poser des questions ; cette étape nous permet maintenant
d'élargir cette vision pour tenter de mettre en évidence des
faisceaux de représentations qui interviennent dans les logiques
spatiales endogènes et leur confrontation à celle des projets,
encore fondamentalement exogènes. Car même si depuis la fin des
années 1970, se développe un mouvement critique de
l'interventionnisme dans les pays du Sud, et que les organismes et les
institutions affichent leurs bonnes intentions1, la
réalité dans les motivations, la conception et l'application des
politiques et des projets n'a que trop peu évoluée.
Hier encensés par les naturalistes, les milieux
montagnards centralisent aujourd'hui l`attention des organisations de
développement et de protection de l'environnement, relayées par
les institutions nationales : conserver ces « patrimoines de
l'humanité » est une source d'enjeux non négligeables
(pharmacie, bois, eau, génétique...). D'après l'O.N.U.,
« le développement durable des montagnes est une priorité
planétaire » (voir note 11).
Nous allons maintenant voir, au moyen d'exemples concrets que,
jusqu'à présent, la majorité des politiques
institutionnelles mises au point dans des visions globales de la dialectique
développement-environnement, s'affranchissent toujours des logiques
locales et des représentations des hommes.
1 "la meilleure façon de traiter les questions
d'environnement est d'assurer la participation de tous les citoyens
concernés au niveau qui convient" (principe 10) déclaration de
Rio, 1992.
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