Les montagnes ont une nature évocatrice pour le
géographe, mais surtout, elles ont influencé, voire
conditionné, les représentations que se font les groupes humains
de leur environnement. A travers leurs croyances et leurs pratiques, les
sociétés des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale ont progressivement construit des images de la montagne qu`elles se
sont appropriées et qui jouent un rôle fondamental dans leur
culture*, ainsi que dans leur gestion de l'espace.
Les communautés vivant sur des hautes terres sont
volontiers caractérisées par leur forte identité, par
l'attachement à leur terroir et à leurs coutumes, par des formes
de culture variées et profondément marquées par les
montagnes. Quelle symbolique peut-on voir derrière le rapport des
sociétés à leur milieux montagnards ? Nous attacher
à ce rapport métaphysique entre les communautés
montagnardes et leurs reliefs contribue certainement à mieux comprendre
les dynamiques paysagères des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale.
« Qu'une société africaine soit
organiquement attachée à son terroir n'a rien de très
commun. » (Morin, S., 1996). Par exemple, les populations du Fouta-Djalon
ou celles des Monts Mandara sont attachées à leur terre, celle de
leur clan, de leur famille, ou de leur lignage. Mais de quelle nature est le
rapport des peuls musulmans à leurs hauts plateaux1, et quel
est le rapport des Kapiskis animistes à leurs inselbergs
granitiques2 ? Peut-on rapprocher les systèmes de
représentations que véhiculent ces liens avec la montagne?
Pour cela, il suffit de se plonger dans les facettes
culturelles de chaque communauté, auxquelles elles s'identifient et
qu'elles construisent au fil des générations et des contextes
locaux, pour s'apercevoir que les rapports des hommes à leur
environnement présentent des aspects multiples et contrastés. Et
cela, même si parfois, en fonction des aires géographiques, il est
possible de distinguer un fond socioculturel commun.
Nous ne pourrons ici aborder la totalité de ces
éventails culturels, compte tenu du large terrain d'étude et du
grand nombre de communautés qu'il regroupe. Il s'agit de saisir
l'importance du fait montagnard sur les représentations des
individus.
La relation des hommes à leur milieu biophysique est
rarement matérialiste et fonctionnelle. Au-delà de
l'économique et du technique, l'environnement montagnard et son
influence sur l'organisation spatiale des activités est perçu et
interprété de manière imagée, symbolique, comme
nous le montre Morin S. au sujet des sociétés de la dorsale
camerounaise. Dans un essai de généralisation3,
l'auteur met en
1 voir illustration de la première partie
(présentation)
2 voir illustration de la deuxième partie
(présentation)
3 « [...]même si toute tentative de
généralisation doit être menée avec
précaution. » (Morin, S., 1996)
évidence des faisceaux culturels communs entre les
sociétés et constate que certains sont fortement marqués
par les milieux montagnards.
En ce qui concerne le rapport à la terre ou au
terroir, toutes les communautés vouent un attachement à leur
montagne bien plus que symbolique, même si celui-ci varie en fonction des
ethnies. Morin, S., le qualifie d'organique, à l'image de la chefferie
dans les Grassfields qui est « la traduction spatiale des structures
sociales et des représentations propres aux habitants [...]. Ainsi, pour
tous, la terre, c'est d'abord la montagne, le pays habité par une
association de villages et de clans. Il existe une relation existentielle des
sociétés montagnardes à leur milieu, et un attachement
viscéral des populations à leur terroir et à leur village
» -en somme, à leur territoire-. « Seul le massif est
perçu par le montagnard comme sa vraie patrie » (Seignobos, C.,
1982) .
On retrouve ce sentiment chez les migrants. Malgré
leur exode vers la plaine ou la ville, ils restent imprégnés de
leurs croyances vis à vis de la montagne d'origine. En pays
Bamiléké se préserve et se cultive l'adhésion
à un idéal commun : la valorisation de la chefferie d'origine,
où l'on doit construire et investir, car le Bamiléké est
mis en contact avec ses ancêtres dès sa naissance, et à sa
mort, il y sera définitivement remis à sa terre (voir note 17)
(D'après Tchawa, P., 1991 et 1997). Le même constat est valable
pour les populations du Fouta-Djalon.
L'auteur souligne l'image de la panthère dans les
massifs de la dorsale camerounaise, qui reste fortement présente et
associée à la sorcellerie ainsi qu'au pouvoir. Sa
furtivité et sa réputation de prédateur fait que « la
panthère jouit d'une aura maléfique en même temps que d'une
réputation de beauté et de puissance. En bref, elle résume
les attributs d'un chef. » Malgré sa disparition progressive de la
faune dans les zones fortement peuplées, elle demeure ainsi une figure
emblématique des puissants (Grands, Princes et les Fon), et un
lien avec les esprits des montagnes (les Margay). Elle joue donc un
rôle social essentiel, qui « apparaît lié au pouvoir et
à son origine : la terre ou la montagne ». Dans les croyances des
communautés de ces massifs, aucun autre animal, même jouant un
rôle comparable, « ne s'assimile à la montagne comme la
panthère ».
Nous avons vu précédemment que les reliefs de
la dorsale camerounaise influencent les régimes pluviométriques
et hydrologiques. L'eau est également une source de
représentations en fonction de son abondance, ou de sa rareté, et
de ses rythmes saisonniers. Même si l'auteur souligne la banalité
de ce fait dans les sociétés rurales africaines, il en souligne
les spécificités montagnardes : là où l'eau est
abondante, « elle est considérée comme source de
fécondité et de puissance. Dans les montagnes sèches
[...], ce sont les points hauts plus humides et le retour de la saison des
pluies qui focalisent les attentions1 ». Dans les Monts
Mandara, le Prince, Chef de pays, est également Chef de la pluie. Notwa
C. (1976) remarque que dans les Grassfields, les rivières et les lacs
sont de véritables mystères, source de fécondité,
mais également de danger, lieux de réunions d'esprits
maléfiques, de sorciers anthropophages ; pierres de pluies (Ksof),
arc-en-ciel divins et faiseurs de
1 voir la céane du Mont Ziver (doc.10).
LA BOUCLE HISTORIQUE DES PEULS
Source: Pelissier P., 1995.
DOCUMENT 11
SYSTÈME DE DÉFENSE VÉGÉTAL
ET MINÉRAL
DOCUMENT 14
Source: Seignobos, C., 1982.
« Des populations proches de celles des Mandaras
méridionaux, comme les Mofou Mokong, placés sur une voie de
pénétration facile, que favorisaient la présence des mayo
(cours d'eau), avaient raffiné leur système de défense,
face aux éventuels envahisseurs ou pilleurs, mais aussi face aux animaux
sauvages (Seignobos, C., 1982)
pluie1 aux pouvoirs surnaturels témoignent
des rapports mystiques des populations à l'eau.
L'élevage taurin présente un contraste racial
avec celui des plaines. La recherche de pâturages viables serait
même à l'origine du peuplement montagnard. Le pastoralisme
s'intègre de différentes manières dans le système
agraire, en fonction des espaces cultivables disponibles ; il pèse donc
sur l'organisation territoriale. Au-delà de sa fonction pastorale, le
bovin présente une marque sociale forte : il est une forme
d'épargne et surtout, sacrifié lors de la fête de la
Maray (Monts Mandara) ou Nàgnàppõ (Monts
Alantika), il participe à une cérémonie essentielle de la
vie sociale, qui précise les rapports entre les individus dans le cadre
de la communauté. Le bovin représente une marque de prestige
social dans toute l'Afrique de l'Ouest et Centrale, comme on peut le constater
avec la boolatrie des peuls (ou fu l bés).
En témoigne le mil, les cultures agricoles sont
également sujettes aux représentations populaires. Cette
céréale n'est plus cultivée sur les Hautes Terres de
l'Ouest, concurrencée par les tubercules et par les cultures de rentes.
Mais dans les montagnes sèches, le mil participe toujours à
l'autosuffisance alimentaire dans les associations de culture2, et
surtout, « le mil est prince et commande les relations sociales >>.
Il est utilisé comme monnaie d'échange (chez les Dowayo), comme
matière première de la bière locale ; dans les Mandara, le
Prince est maître du mil et assure la pérennité du groupe
en cas de soudure alimentaire difficile. Ainsi, fondement du système
agraire « le mil participe à un système socio-spatial quasi
fermé qui fait de ces montagnes soudano-sahéliennes des
entités homogènes et équilibrées capables de
pratiquement vivre sur elles-mêmes3 [...]. >>
On retrouve l'importance des productions
céréalières dans les représentations des groupes
sociaux à travers la marque des greniers à grains,
éléments centraux dans les concessions familiales puisque «
le nombre et les dimensions des greniers indiquent le degré d'opulence
de leur propriétaire >> (Maquet, 1962). « Leur
présence révèle de ce fait les structures des
sociétés devenues de ce fait inégalitaires et
hiérarchisées >>.
Le cas des Peuls peut également être
souligné, puisque l'histoire de l'Afrique de l'Ouest et de l'Afrique
Centrale (voir doc.11) montre que ces pasteurs sahéliens - dans leurs
migrations vers le Sud- ont installés leurs parcours de pâture
à la limite sud de la zone soudanienne en plaine, comme dans le Nord
Togo, le Nord Bénin où le Nord Cameroun. Ils se sont parfois
sédentarisés (ou semi-sédentarisés) sur les hautes
terres, à la recherche de pâturages pour leurs bovins
(Fouta-Djalon, Atacora, Adamaoua, plateau de Jos... etc.). On peut remarquer
que leurs zones d'installations montagnardes se situent de
préférence sur des hauts plateaux tabulaires. Pour ces
populations il existe également un fond socioculturel commun, vecteurs
d'images et
1 Méto'o Beng sur les Hautes Terres de l'Ouest,
Bi Yam dans les Mandara.
2 L'ouverture contemporaine des montagnes les plus
enclavées a amené la culture du maïs, qui, en terme de
production alimentaire (« le plat et la sauce >>) concurrence
progressivement celle du mil. 3 « Les projets de développement
n'ont pas de prise sur la montagne. L'économie y connaît un tel
degré d'efficacité qu'elle ne semble pas perfectible. >>
(Seignobos, C., 1982)
de représentations sociales et spatiales. On peut
suggérer que celui-ci trouve ses fondements principalement dans l'Islam,
dans le rôle du pastoralisme, le commerce et l'importance des migrations
dans les dynamiques spatiales. Et ce, même si lors des phases de
peuplement chacune des communautés peules a intégré
-rarement l'inverse- en partie les cultures trouvées sur place ; en
effet, maraboutage et fétichisme local s'intègrent dans une
certaine pratique de la religion musulmane.
Mais dans le cas de cette grande communauté de la zone
soudanienne et sahélienne, l'influence de l'environnement
écologique montagnard est bien plus difficile à cerner.
Existerait-il des gradients dans les représentations des milieux
montagnards, en corrélation avec ceux des environnements
écologiques ? « La spécificité d'image trouve
toujours quelque part une traduction matérielle. » (Debarbieux, B.,
1989).
Malgré la diversité des milieux
écologiques et les trajectoires historiques de chaque communauté,
partout ont été élaborés des systèmes
d'exploitation très savants, fondés sur des relations
existentielles des sociétés avec la terre. Ces faisceaux
culturels communs aux sociétés de la dorsale camerounaise,
induisent des représentations -aux nombreuses déclinaisons
locales- de leurs milieux montagnards. Par contre, étendre ce constat
à l'ensemble du terrain d'étude serait hasardeux, non seulement
par manque de matière bibliographique (notamment sur l'Atacora et les
Monts Nimba), mais aussi car les fondements historiques et culturels des
civilisations étudiées présentent de multiples variantes.
L'exemple localisé de la dorsale camerounaise se veut
révélateur de la force symbolique et mythique des milieux
montagnards, mais il convient de ne pas généraliser ; l'exemple
moins convainquant des peuls incitant à la prudence (même si ce
dernier mériterait d'être approfondi) pour ne pas tomber dans
l'environnementalisme ou le déterminisme à outrance. « Le
facteur montagne en tant que milieu biophysique n'importe-t-il pas moins que le
contexte social, économique, culturel dans lequel il s'inscrit ? »
(Debarbieux, B., 1989)
Selon différents gradients physiques mais surtout
culturels, les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale portent
la marque des sociétés qui y vivent, qui les ont
aménagées en inscrivant sur leurs versants les signes de leurs
structures socio-économiques, et de leur vision du monde à
travers les représentations qu'elles s'en font (voir doc.12 et 13). On
retrouve les représentations, notamment montagnardes, à la base
du sentiment identitaire des communautés lorsqu'elles concernent la
terre, le terroir ou l'environnement écologique. La portée des
représentations s'étend à toutes les activités
humaines, et plus particulièrement aux activités agricoles. Les
productions sociales de l'espace ne sont pas dissociables de leurs
significations, perceptibles dans les paysages.
Le rapport des hommes à leur terre, leur attachement
à leur territoire, s'exprime dans l'espace par des marquages originaux;
le bocage en est un exemple, que l'on retrouve fréquemment sur les
hautes terres d'Afrique de l'Ouest.
La haie du bocage Bamiléké (1 et 2), à
l'image de celle du Fouta-Djalon (3 et 4), se développe d'abord autour
de la concession car elle est limite, borne et signe d'appropriation. Mais
également, la clôture, marque la frontière entre le clos,
domaine restreint des cultures, et l'ouvert, vaste domaine des jachères,
de la brousse, autrement dit des pâturages. Morte ou vive, la haie est
« un trait d'union entre l'agriculture et l'élevage
>> (C. LaugaSallenave, 1996). La présence de barrières
est destinée à protéger les cultures contre
l'appétit féroce du troupeau.
La chefferie de Baleng, la plus ancienne du Pays
Bamiléké. Paysage de collines polyconvexes et de bas-fonds
humides à raphiales sur substrat volcanique. La chefferie s'organise
dans une clairière nichée dans une relique de forêt dense
en bas de versant . (Morin, S, 1996)
L'exemple de la dorsale camerounaise nous démontre que
les représentations façonnent les paysages des individus et des
sociétés: en témoigne l'exemple des unités
d'habitat: