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L'activité culinaire des étudiants étrangers

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par Frédérique Giraud
Ens-Lsh - Master 1 de Sociologie 2006
  

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Conclusion

Le métissage alimentaire

Connaître la situation d'un mangeur étranger en France nécessite de se poser plusieurs questions. Il faut tout à bord connaître la nationalité du mangeur, se demander s'il n'aime connaître des saveurs nouvelles, savoir quel est le contenu de son projet de migration en France, connaître sa situation par rapport aux préparations culinaires, s'il est un apprenti cuisinier ou s'il est habitué à faire la cuisine dans son pays...

Le changement de pays signifie aussi le changement de repères culinaires et alimentaires pour le mangeur. Nous avons pu montrer que l'alimentation était un fait hautement culturel, social, que d'un pays à l'autre, le répertoire de ce qui est considéré comme comestible, mangeable est très différent. Un aliment jugé bon à manger dans un pays ne l'est pas forcément dans un autre pays, même limitrophe. Il s'agissait dans cette étude d'examiner les comportements culinaires d'un mangeur à travers le changement de pays de séj our.

Comme nous avons essayé de le montrer, l'alternative possible pour ce mangeur n'est pas entre la continuité absolue des pratiques alimentaires du pays d'origine et leur modification, leur abandon total ou partiel. Entre la renonciation aux pratiques du pays et leur maintien existe un ensemble d'attitudes tenant compte des possibilités du pays d'accueil.

La distance structurelle entre les traditions culinaires de son pays et celles de la France est le premier élément déterminant de la situation d'un mangeur étranger dans le pays d'accueil. D'une part, cette distance détermine la plus ou moins grande différence entre les traditions culinaires des deux pays et de fait, la plus ou moins grande difficulté à goûter et à aimer des saveurs de l'autre pays. Cette distance géographique à laquelle il faut raj outer la relation entre les deux pays détermine la disponibilité en France des produits du pays d'origine. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce ne sont pas les pays les plus éloignés de la France qui ont le de mal à trouver des produits alimentaires issus de ce pays. L'exemple de la Chine est de ce point de vue probant, puisque à Lyon les étudiants asiatiques disposent de tout un quartier asiatique où ils peuvent trouver la plupart des produits dont ils ont besoin pour cuisiner. À l'inverse, des étudiants italiens ou allemands auront des difficultés à trouver des produits très spécifiques, ces pays trop proches de la France géographiquement et culturellement ne sont pas considérés comme exotiques, de fait on ne trouve que des produits alimentaires italiens ou allemands de base et non pas des produits plus locaux que peuvent chercher ces mangeurs.

Nous avons observé dans un premier temps que le mangeur étranger pouvait préparer la dimension alimentaire de son séjour. Le premier élément de cette préparation consiste en des achats alimentaires dont son pays en prévision du séjour à l'étranger. Par là, le mangeur anticipe que l'offre alimentaire du pays d'accueil ne sera pas identique à celle de son pays d'origine, qu'il ne pourra pas trouver en France tous les produits auxquels il est habitué et qu'il aime manger. Ces achats peuvent porter sur des produits de base comme sur des produits plus spécifiques que l'on ne trouvera pas en France du fait même de cette spécificité. Tous les étudiants sont concernés par ces achats qu'ils viennent de Chine, du Brésil ou encore d'Italie ou d'Allemagne. Parmi les produits rapportés de son pays : on peut trouver des produits alimentaires de première nécessité, des produits correspondant à la base des préparations alimentaires comme le sont les pâtes, ou alors des produits plus secondaires, des produits que l'on a appelé produits de réconfort. La dimension économique rentre fortement en ligne de compte dans la prévision de ses achats. Le mangeur considère que ces produits seront certainement plus chers à acheter en France que dans son pays. Ces produits permettent de gérer en France la nostalgie par rapport à son pays, ses saveurs aimées et reconnues sont réconfortantes pour le mangeur étudiant qui de temps à autre aime à retrouver les goûts de son pays.

Se préparer à vivre à l'étranger, c'est aussi pour certains apprendre à cuisiner, se former rapidement aux principes de base de la cuisine alimentaire de son pays ou de sa famille afin de

pouvoir gérer au quotidien cette tâche. Cela peut être aussi manger avant de partir des aliments que l'on ne pourra plus trouver en France. Mais c'est aussi s'informer sur l'offre alimentaire de la France notamment en ce qui concerne des produits auxquels on est habitué, s'informer sur le réseau d'approvisionnement du pays et la disponibilité des produits phares. Cela peut aussi consister à interroger des personnes ayant déjà vécu en France pour connaître les difficultés éventuelles de ce séjour et s'y préparer.

Arrivé en France, le mangeur étranger doit faire ses courses alimentaires. Ce premier acte quotidien, répété, anodin prend une certaine importance, une dimension quelque peu tragique pour un mangeur étranger en France. Comment faire les courses dans un pays dont on ignore l'offre alimentaire et les structures d'achat ?

Parmi les moyens à la disposition des migrants pour faire leurs courses alimentaires, on trouve des supermarchés français traditionnels, des épiceries spécialisées ainsi que la mobilisation du réseau. Le mangeur étranger peut donc choisir sa structure d'approvisionnement selon l'objectif de son alimentation. Le supermarché français permet de faire le plus gros des courses alimentaires. S'y rendre pour un mangeur étranger pose un certain nombre de problèmes de connaissances, de reconnaissance et de confiance lorsqu'on ne connaît pas l'offre des produits, leur marque... Les épiceries spécialisées permettent à ces étrangers de retrouver en France quelques produits spécialisés dont ils ont besoin pour cuisiner. Mais aller dans des épiceries spécialisées ne sert pas uniquement à acheter ces produits alimentaires, mais est aussi un moyen pour les étrangers de se ressourcer, de retrouver des membres du groupe présent en France. Dans la ville tous les étudiants ne disposent pas d'une offre alimentaire spécifique dans des épiceries spécialisées et tous ne ressentent pas non plus le besoin de s'y rendre. Cette volonté de trouver en France des produits de son pays caractérise des personnes dont les traditions culinaires sont plus éloignées de celle de la France, elle peut également s'expliquer par certaines périodes de l'année, certains contextes plus propices au res sentiment de la nostalgie de son pays qui se traduit par une nostalgie alimentaire. Dans ces périodes, retrouver des aliments de son pays permet d'aller mieux. Marqueur identitaire, la cuisine est transmission d'une mémoire olfactive, gustative, sensible, une évocation toute proustienne des saveurs du pays.

Lorsque le produit recherche ne se trouve ni dans les supermarchés français, ni dans des épiceries spécialisées, la dernière ressource dont dispose le mangeur étranger est de faire appel à sa famille pour qu'elle les envoie par colis ou à des amis.

Le problème de l'approvisionnement dépassé, le mangeur doit faire la cuisine. On peut globalement opposer deux attitudes face à l'acte de faire la cuisine en France. En France, l'étudiant peut manger et cuisiner d'une façon nouvelle, par rapport à son pays d'origine, c'est à dire utiliser des ingrédients inconnus auparavant, accommoder des aliments connus autrement...ou à l'inverse chercher à reproduire les pratiques dont il a l'habitude. Ces deux pans de la cuisine doivent être distingués parce qu'il s'agit de deux registres de pratiques très différentes dans leurs modalités. En effet elles stimulent différemment le mangeur-cuisinier et prennent place en des temps et des lieux différents.

Le plus souvent les pratiques culinaires de maintien des habitudes culinaires parce qu'elles exigent dans la société d'arrivée plus de temps et d'organisation, en raison du manque de produits et d'ustensiles, sont réservées à des occasions particulières de nostalgie ou de rencontre avec des amis, à moins qu'elles ne coïncident avec une attitude globale de conservatisme alimentaire. En effet, certains étudiants n'aiment pas la cuisine française et cherchent à conserver au quotidien en France des pratiques au plus proche de leur pays. Lorsque le mangeur étranger reproduit ponctuellement en France des pratiques culinaires de son pays d'origine, elles prennent place en un temps particulier. Réalisées en groupe, elles

permettent aux mangeurs de redéfinir leur identité, de se ressourcer. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » disait Brillat-Savarin217. L'alimentation constitue en effet un des supports par lesquels l'individu prend conscience de lui-même, mais aussi de son inscription dans un groupe. Certains plats sont investis d'une forte charge symbolique par les mangeurs étrangers, ce sont les plats totems. Le fait de manger en France comme dans son pays est investi d'une charge symbolique. Les étudiants cherchent à manger de façon identique à leur pays d'origine et hiérarchisent leurs pratiques selon qu'elles se rapprochent plus ou moins des pratiques culinaires de leur pays. Ils emploient ainsi très fréquemment le terme de typique qui leur permet de classer leurs pratiques culinaires selon qu'elles appartiennent au registre alimentaire de leur pays ou à celui de la société d'accueil. Reproduire en France un plat de son pays est plus ou moins difficile, selon les difficultés d'approvisionnement, cela met en jeu à un bricolage de la part du cuisinier mangeur qui doit « faire avec » ce qu'il dans la société d'accueil.

A l'inverse, certains étudiants cherchent en France à goûter de nouvelles saveurs et s'efforcent au maximum de cuisiner français. Ils découvrent de nouveaux aliments, de nouveaux ustensiles, donc de nouvelles manières de cuisiner. Ces pratiques manifestent un certain goût pour l'innovation culinaire, pour l'exotisme. Le mangeur se plaît à manger d'autres choses.

On a mis à jour un ensemble de traits structurant les pratiques culinaires d'un mangeur en situation de migration. Un des éléments essentiels relatif à la permanence ou à la modification du style alimentaire de toute population et encore plus immigrée est le critère économique, c'est à dire le budget dont elle dispose pour se nourrir. En France, les produits du pays d'origine sont plus chers que dans son pays.

La distance de la France au pays d'origine, la présence d'une communauté étrangère dans la ville de destination de l'étudiant, l'offre alimentaire en produits du pays d'origine, leur qualité, leur prix sont autant d'éléments qui modèlent l'activité culinaire.

L'alimentation en France qui peut être partagée, incorporée permet à la population en migration de structurer des représentations communes et de fonder le sentiment de références partagées. L'intérêt de la cuisine réside non dans ce qu'elle contient de typique, mais davantage dans le rôle éminent qu'elle joue dans les pratiques biographiques. L'ensemble des goûts culinaires, des affects que met à jour l'analyse des pratiques culinaires et des discours dessine un complexe de relations sociales et donne à voir leur réagencement à travers l' immigration.

Nous avons présenté deux attitudes idéal-typiques vis-à-vis de l'acte culinaire : l'une consiste pour l'étudiant à tenter en France de reproduire les pratiques du pays d'origine, l'autre réside dans la volonté de cuisiner autrement. Toutefois, ces deux attitudes ne sont jamais accomplies totalement, la volonté de manger au plus proche de chez soi est contredite. Le fait d'affirmer la continuité de ses pratiques, et d'essayer réellement de reproduire en France des plats ne signifie pas la totale et parfaite reconstitution des plats. Il y aura toujours des modifications des plats, des recettes. Si les plats sont reproduits en France, ils sont conservés mais réinterprétés. La cuisine de l'étudiant étranger est issue d'une combinatoire dans laquelle les usages, la diversité des produits locaux ou importés ont créé des métissages et des savoirs culinaires spécifiques. La cuisine est un langage dans lequel les pratiques du pays d'origine et celles du pays d'accueil vont se mêler.

217 Brillat-Savarin, Anthelme, Physiologie du goût, ou Méditations de gastronomie transcendante, Paris: Herman, 1975.

J-P Corbeau théorise la notion de métis sage gustatif dans son article « Cuisiner, manger, métisser. »218. La référence à la notion de métissage correspond à la désignation d'une forme de mutation gustative ou/et de recomposition de l'acte culinaire. Elle résulte d'un système plus ou moins complexe dans lequel le nouveau comportement, le nouveau goût formalise la rencontre, le « bricolage » entre la raison de l'individu (ayant une histoire originale), la situation dans laquelle sa personne se trouve impliquée avec les interactions qu'elle suppose.

Nous postulons avec François Laplantine et Alexis Nouss219 que « Le métissage, qui est une espèce de bilinguisme dans la même langue et non la fusion de deux langues, suppose la rencontre et l'échange entre deux termes [...] Non pas l'un ou l'autre, mais l'un et l'autre, l'un ne devenant pas l'autre, ni l'autre ne se résorbant dans l'un ». Cette notion de métissage alimentaire ainsi définie fait naître en nous un questionnement relatif à la recomposition des pratiques alimentaires des migrants. Dans les cuisines d'expatriés, se trouve le début du métissage culinaire, dans l'adaptation des plusieurs cultures partageant un même espace, se crée la cuisine créole. Laurence Tibère220 décrit et analyse ce phénomène à La Réunion, île exemplaire quand on parle de créolité et de métissage.

Au cours de l'analyse, il a été montré qu'une juxtaposition de pratiques du pays d'origine et du pays d'accueil se faisait jour comme caractéristique des habitudes alimentaires des migrants. Du fait des difficultés d'approvisionnement, les migrants ne peuvent se procurer l'ensemble des ingrédients qui leur permettraient de manger de la même manière que chez eux. Par ailleurs, le choix de venir à l'étranger rend la volonté de goûter à de nouvelles saveurs presque une évidence. De sorte que les habitudes alimentaires des étudiants étrangers que nous avons interrogé ont toutes été modifiées dans le sens où à côté des pratiques d'origine maintenues en des temps et des espaces particuliers, coexistent des pratiques alimentaires originaires de la France. Deux registres de pratiques au minimum coexistent au sein de la configuration culinaire d'un même individu, c'est pourquoi la notion de métissage est heuristique du point de vue de notre démonstration.

Elle permet de saisir simultanément au sein d'un même individu des registres de pratiques différents, à la manière dont procède J-P Hassoun221 dans son analyse. Il distingue en effet au sein des pratiques alimentaires des migrants des pôles d'influence de différentes nationalités suivant les plats préparés. On rajoute à cette idée que ces pôles d'influence sont liés à la fois à des plats, à des contextes géographiques et relationnels comme nous avons pu le montrer à travers l'exemple des pratiques culinaires de notre colocataire Shumeï.

Après avoir présenté la typologie établie par J-P Corbeau qui propose trois formes de métissage différentes : le métissage imposé, le métissage désiré et le métissage non pensé, on appliquera cette typologie à notre analyse en essayant de mettre à jour des types d'habitudes culinaires différentes.

L 'analyse de J-P Corbeau du métissage alimentaire

Le métissage imposé. Sur le plan gustatif, il correspond à une acculturation induite par des stratégies de l'industrie agroalimentaire ou des politiques de gestion du temps et de l'activité sociale. Corbeau prend l'exemple d'un consommateur français de produits alimentaires

218 J-P Corbeau, « Cuisiner, manger, métisser », Revue des sciences sociales. Révolution dans les cuisines, 27, Strasbourg, 2000, p.68-73

219 F. Laplantine et A. Nouss, Le métissage, Dominos, Flammarion, Paris, 1997, p. 79.

220 Tibère, Laurence, « Manger créole. L'alimentation dans les constructions identitaires à la réunion », Diasporas, Histoire et Sociétés, numéro 7, Toulouse, 2ème semestre 2005

221 Hassoun, Jean-Pierre, "Pratiques alimentaires des Hmong du Laos en France",Ethnologie française, 1996, 15 1-167.

transformés. Indubitablement il mange plus sucré, plus salé, plus acide que ses grands-parents, ses parents, et sans doute lui-même s'il a atteint un certain âge, ne le faisaient il y a quelques décennies. Ce métissage imposé, dont on comprend l'intérêt économique d'un point de vue productiviste, correspond à toute une politique de commercialisation hégémonique à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt. Concernant l'acte culinaire, les mutations au sein de la cellule familiale ont modifié les pratiques. Le salariat hors domicile des femmes qui assuraient la confection des nourritures quotidiennes, oblige à réorganiser ces tâches. Les contraintes de budget-temps entraînent alors un métis sage imposé.

Le métissage désiré

Le métissage peut être revendiqué par certains types de consommateurs qui cherchent à échapper aux contraintes de leur routine quotidienne, à anticiper un voyage possible, à se l'imaginer ou, tout simplement, à se le remémorer. Les mangeurs, peuvent aussi exprimer un pluralisme culturel dans des convivialités et des commensalités complices durant lesquelles ils souhaitent faire savoir à l'autre qu'ils désirent faire sa découverte, développer une forme de proximité.

On peut enfin chercher un métissage gustatif signifiant une forme de réussite sociale, une revanche dans la mémoire ou l'oubli collectif. On affirme sa « distinction » en s'emparant des codes gastronomiques de l'autre, en s'appropriant son répertoire alimentaire, en « bricolant » ses discours et ses manières de table.

Le métissage non pensé

« A force d'incorporer des Objets Comestibles Non Identifiés sans que cela puisse aboutir, par absence de sens, à la véritable construction d'un métissage - on s'interroge sur sa propre personnalité... Frappé par une anomie, on part à la quête de son histoire, on désire retrouver les goûts, on cherche sa matrice culturelle, la région, le territoire d'où l'on vient. La redécouverte du goût des produits de « terroirs » et des produits « fermiers » incarne bien le

métissage non pensé. »222

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"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo