Conclusion
Le métissage alimentaire
Connaître la situation d'un mangeur étranger en
France nécessite de se poser plusieurs questions. Il faut tout à
bord connaître la nationalité du mangeur, se demander s'il n'aime
connaître des saveurs nouvelles, savoir quel est le contenu de son projet
de migration en France, connaître sa situation par rapport aux
préparations culinaires, s'il est un apprenti cuisinier ou s'il est
habitué à faire la cuisine dans son pays...
Le changement de pays signifie aussi le changement de
repères culinaires et alimentaires pour le mangeur. Nous avons pu
montrer que l'alimentation était un fait hautement culturel, social, que
d'un pays à l'autre, le répertoire de ce qui est
considéré comme comestible, mangeable est très
différent. Un aliment jugé bon à manger dans un pays ne
l'est pas forcément dans un autre pays, même limitrophe. Il
s'agissait dans cette étude d'examiner les comportements culinaires d'un
mangeur à travers le changement de pays de séj our.
Comme nous avons essayé de le montrer, l'alternative
possible pour ce mangeur n'est pas entre la continuité absolue des
pratiques alimentaires du pays d'origine et leur modification, leur abandon
total ou partiel. Entre la renonciation aux pratiques du pays et leur maintien
existe un ensemble d'attitudes tenant compte des possibilités du pays
d'accueil.
La distance structurelle entre les traditions culinaires de
son pays et celles de la France est le premier élément
déterminant de la situation d'un mangeur étranger dans le pays
d'accueil. D'une part, cette distance détermine la plus ou moins grande
différence entre les traditions culinaires des deux pays et de fait, la
plus ou moins grande difficulté à goûter et à aimer
des saveurs de l'autre pays. Cette distance géographique à
laquelle il faut raj outer la relation entre les deux pays détermine la
disponibilité en France des produits du pays d'origine. Contrairement
à ce que l'on pourrait penser, ce ne sont pas les pays les plus
éloignés de la France qui ont le de mal à trouver des
produits alimentaires issus de ce pays. L'exemple de la Chine est de ce point
de vue probant, puisque à Lyon les étudiants asiatiques disposent
de tout un quartier asiatique où ils peuvent trouver la plupart des
produits dont ils ont besoin pour cuisiner. À l'inverse, des
étudiants italiens ou allemands auront des difficultés à
trouver des produits très spécifiques, ces pays trop proches de
la France géographiquement et culturellement ne sont pas
considérés comme exotiques, de fait on ne trouve que des produits
alimentaires italiens ou allemands de base et non pas des produits plus locaux
que peuvent chercher ces mangeurs.
Nous avons observé dans un premier temps que le mangeur
étranger pouvait préparer la dimension alimentaire de son
séjour. Le premier élément de cette préparation
consiste en des achats alimentaires dont son pays en prévision du
séjour à l'étranger. Par là, le mangeur anticipe
que l'offre alimentaire du pays d'accueil ne sera pas identique à celle
de son pays d'origine, qu'il ne pourra pas trouver en France tous les produits
auxquels il est habitué et qu'il aime manger. Ces achats peuvent porter
sur des produits de base comme sur des produits plus spécifiques que
l'on ne trouvera pas en France du fait même de cette
spécificité. Tous les étudiants sont concernés par
ces achats qu'ils viennent de Chine, du Brésil ou encore d'Italie ou
d'Allemagne. Parmi les produits rapportés de son pays : on peut trouver
des produits alimentaires de première nécessité, des
produits correspondant à la base des préparations alimentaires
comme le sont les pâtes, ou alors des produits plus secondaires, des
produits que l'on a appelé produits de réconfort. La dimension
économique rentre fortement en ligne de compte dans la prévision
de ses achats. Le mangeur considère que ces produits seront certainement
plus chers à acheter en France que dans son pays. Ces produits
permettent de gérer en France la nostalgie par rapport à son
pays, ses saveurs aimées et reconnues sont réconfortantes pour le
mangeur étudiant qui de temps à autre aime à retrouver les
goûts de son pays.
Se préparer à vivre à l'étranger,
c'est aussi pour certains apprendre à cuisiner, se former rapidement aux
principes de base de la cuisine alimentaire de son pays ou de sa famille afin
de
pouvoir gérer au quotidien cette tâche. Cela peut
être aussi manger avant de partir des aliments que l'on ne pourra plus
trouver en France. Mais c'est aussi s'informer sur l'offre alimentaire de la
France notamment en ce qui concerne des produits auxquels on est
habitué, s'informer sur le réseau d'approvisionnement du pays et
la disponibilité des produits phares. Cela peut aussi consister à
interroger des personnes ayant déjà vécu en France pour
connaître les difficultés éventuelles de ce séjour
et s'y préparer.
Arrivé en France, le mangeur étranger doit faire
ses courses alimentaires. Ce premier acte quotidien,
répété, anodin prend une certaine importance, une
dimension quelque peu tragique pour un mangeur étranger en France.
Comment faire les courses dans un pays dont on ignore l'offre alimentaire et
les structures d'achat ?
Parmi les moyens à la disposition des migrants pour
faire leurs courses alimentaires, on trouve des supermarchés
français traditionnels, des épiceries spécialisées
ainsi que la mobilisation du réseau. Le mangeur étranger peut
donc choisir sa structure d'approvisionnement selon l'objectif de son
alimentation. Le supermarché français permet de faire le plus
gros des courses alimentaires. S'y rendre pour un mangeur étranger pose
un certain nombre de problèmes de connaissances, de reconnaissance et de
confiance lorsqu'on ne connaît pas l'offre des produits, leur marque...
Les épiceries spécialisées permettent à ces
étrangers de retrouver en France quelques produits
spécialisés dont ils ont besoin pour cuisiner. Mais aller dans
des épiceries spécialisées ne sert pas uniquement à
acheter ces produits alimentaires, mais est aussi un moyen pour les
étrangers de se ressourcer, de retrouver des membres du groupe
présent en France. Dans la ville tous les étudiants ne disposent
pas d'une offre alimentaire spécifique dans des épiceries
spécialisées et tous ne ressentent pas non plus le besoin de s'y
rendre. Cette volonté de trouver en France des produits de son pays
caractérise des personnes dont les traditions culinaires sont plus
éloignées de celle de la France, elle peut également
s'expliquer par certaines périodes de l'année, certains contextes
plus propices au res sentiment de la nostalgie de son pays qui se traduit par
une nostalgie alimentaire. Dans ces périodes, retrouver des aliments de
son pays permet d'aller mieux. Marqueur identitaire, la cuisine est
transmission d'une mémoire olfactive, gustative, sensible, une
évocation toute proustienne des saveurs du pays.
Lorsque le produit recherche ne se trouve ni dans les
supermarchés français, ni dans des épiceries
spécialisées, la dernière ressource dont dispose le
mangeur étranger est de faire appel à sa famille pour qu'elle les
envoie par colis ou à des amis.
Le problème de l'approvisionnement
dépassé, le mangeur doit faire la cuisine. On peut globalement
opposer deux attitudes face à l'acte de faire la cuisine en France. En
France, l'étudiant peut manger et cuisiner d'une façon nouvelle,
par rapport à son pays d'origine, c'est à dire utiliser des
ingrédients inconnus auparavant, accommoder des aliments connus
autrement...ou à l'inverse chercher à reproduire les pratiques
dont il a l'habitude. Ces deux pans de la cuisine doivent être
distingués parce qu'il s'agit de deux registres de pratiques très
différentes dans leurs modalités. En effet elles stimulent
différemment le mangeur-cuisinier et prennent place en des temps et des
lieux différents.
Le plus souvent les pratiques culinaires de maintien des
habitudes culinaires parce qu'elles exigent dans la société
d'arrivée plus de temps et d'organisation, en raison du manque de
produits et d'ustensiles, sont réservées à des occasions
particulières de nostalgie ou de rencontre avec des amis, à moins
qu'elles ne coïncident avec une attitude globale de conservatisme
alimentaire. En effet, certains étudiants n'aiment pas la cuisine
française et cherchent à conserver au quotidien en France des
pratiques au plus proche de leur pays. Lorsque le mangeur étranger
reproduit ponctuellement en France des pratiques culinaires de son pays
d'origine, elles prennent place en un temps particulier.
Réalisées en groupe, elles
permettent aux mangeurs de redéfinir leur
identité, de se ressourcer. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai
qui tu es » disait Brillat-Savarin217. L'alimentation constitue
en effet un des supports par lesquels l'individu prend conscience de
lui-même, mais aussi de son inscription dans un groupe. Certains plats
sont investis d'une forte charge symbolique par les mangeurs étrangers,
ce sont les plats totems. Le fait de manger en France comme dans son pays est
investi d'une charge symbolique. Les étudiants cherchent à manger
de façon identique à leur pays d'origine et hiérarchisent
leurs pratiques selon qu'elles se rapprochent plus ou moins des pratiques
culinaires de leur pays. Ils emploient ainsi très fréquemment le
terme de typique qui leur permet de classer leurs pratiques culinaires selon
qu'elles appartiennent au registre alimentaire de leur pays ou à celui
de la société d'accueil. Reproduire en France un plat de son pays
est plus ou moins difficile, selon les difficultés d'approvisionnement,
cela met en jeu à un bricolage de la part du cuisinier mangeur qui doit
« faire avec » ce qu'il dans la société d'accueil.
A l'inverse, certains étudiants cherchent en France
à goûter de nouvelles saveurs et s'efforcent au maximum de
cuisiner français. Ils découvrent de nouveaux aliments, de
nouveaux ustensiles, donc de nouvelles manières de cuisiner. Ces
pratiques manifestent un certain goût pour l'innovation culinaire, pour
l'exotisme. Le mangeur se plaît à manger d'autres choses.
On a mis à jour un ensemble de traits structurant les
pratiques culinaires d'un mangeur en situation de migration. Un des
éléments essentiels relatif à la permanence ou à la
modification du style alimentaire de toute population et encore plus
immigrée est le critère économique, c'est à dire le
budget dont elle dispose pour se nourrir. En France, les produits du pays
d'origine sont plus chers que dans son pays.
La distance de la France au pays d'origine, la présence
d'une communauté étrangère dans la ville de destination de
l'étudiant, l'offre alimentaire en produits du pays d'origine, leur
qualité, leur prix sont autant d'éléments qui
modèlent l'activité culinaire.
L'alimentation en France qui peut être partagée,
incorporée permet à la population en migration de structurer des
représentations communes et de fonder le sentiment de
références partagées. L'intérêt de la cuisine
réside non dans ce qu'elle contient de typique, mais davantage dans le
rôle éminent qu'elle joue dans les pratiques biographiques.
L'ensemble des goûts culinaires, des affects que met à jour
l'analyse des pratiques culinaires et des discours dessine un complexe de
relations sociales et donne à voir leur réagencement à
travers l' immigration.
Nous avons présenté deux attitudes
idéal-typiques vis-à-vis de l'acte culinaire : l'une consiste
pour l'étudiant à tenter en France de reproduire les pratiques du
pays d'origine, l'autre réside dans la volonté de cuisiner
autrement. Toutefois, ces deux attitudes ne sont jamais accomplies totalement,
la volonté de manger au plus proche de chez soi est contredite. Le fait
d'affirmer la continuité de ses pratiques, et d'essayer
réellement de reproduire en France des plats ne signifie pas la totale
et parfaite reconstitution des plats. Il y aura toujours des modifications des
plats, des recettes. Si les plats sont reproduits en France, ils sont
conservés mais réinterprétés. La cuisine de
l'étudiant étranger est issue d'une combinatoire dans laquelle
les usages, la diversité des produits locaux ou importés ont
créé des métissages et des savoirs culinaires
spécifiques. La cuisine est un langage dans lequel les pratiques du pays
d'origine et celles du pays d'accueil vont se mêler.
217 Brillat-Savarin, Anthelme, Physiologie du goût, ou
Méditations de gastronomie transcendante, Paris: Herman, 1975.
J-P Corbeau théorise la notion de métis sage
gustatif dans son article « Cuisiner, manger, métisser.
»218. La référence
à la notion de métissage correspond à la
désignation d'une forme de mutation gustative ou/et de recomposition de
l'acte culinaire. Elle résulte d'un système plus ou moins
complexe dans lequel le nouveau comportement, le nouveau goût formalise
la rencontre, le « bricolage » entre la raison de l'individu (ayant
une histoire originale), la situation dans laquelle sa personne se trouve
impliquée avec les interactions qu'elle suppose.
Nous postulons avec François Laplantine et Alexis
Nouss219 que « Le métissage, qui est une espèce
de bilinguisme dans la même langue et non la fusion de deux langues,
suppose la rencontre et l'échange entre deux termes [...] Non pas l'un
ou l'autre, mais l'un et l'autre, l'un ne devenant pas l'autre, ni l'autre ne
se résorbant dans l'un ». Cette notion de métissage
alimentaire ainsi définie fait naître en nous un questionnement
relatif à la recomposition des pratiques alimentaires des migrants. Dans
les cuisines d'expatriés, se trouve le début du métissage
culinaire, dans l'adaptation des plusieurs cultures partageant un même
espace, se crée la cuisine créole. Laurence
Tibère220 décrit et analyse ce phénomène
à La Réunion, île exemplaire quand on parle de
créolité et de métissage.
Au cours de l'analyse, il a été montré
qu'une juxtaposition de pratiques du pays d'origine et du pays d'accueil se
faisait jour comme caractéristique des habitudes alimentaires des
migrants. Du fait des difficultés d'approvisionnement, les migrants ne
peuvent se procurer l'ensemble des ingrédients qui leur permettraient de
manger de la même manière que chez eux. Par ailleurs, le choix de
venir à l'étranger rend la volonté de goûter
à de nouvelles saveurs presque une évidence. De sorte que les
habitudes alimentaires des étudiants étrangers que nous avons
interrogé ont toutes été modifiées dans le sens
où à côté des pratiques d'origine maintenues en des
temps et des espaces particuliers, coexistent des pratiques alimentaires
originaires de la France. Deux registres de pratiques au minimum coexistent au
sein de la configuration culinaire d'un même individu, c'est pourquoi la
notion de métissage est heuristique du point de vue de notre
démonstration.
Elle permet de saisir simultanément au sein d'un
même individu des registres de pratiques différents, à la
manière dont procède J-P Hassoun221 dans son analyse.
Il distingue en effet au sein des pratiques alimentaires des migrants des
pôles d'influence de différentes nationalités suivant les
plats préparés. On rajoute à cette idée que ces
pôles d'influence sont liés à la fois à des plats,
à des contextes géographiques et relationnels comme nous avons pu
le montrer à travers l'exemple des pratiques culinaires de notre
colocataire Shumeï.
Après avoir présenté la typologie
établie par J-P Corbeau qui propose trois formes de métissage
différentes : le métissage imposé, le métissage
désiré et le métissage non pensé, on appliquera
cette typologie à notre analyse en essayant de mettre à jour des
types d'habitudes culinaires différentes.
L 'analyse de J-P Corbeau du métissage
alimentaire
Le métissage imposé. Sur le plan
gustatif, il correspond à une acculturation induite par des
stratégies de l'industrie agroalimentaire ou des politiques de gestion
du temps et de l'activité sociale. Corbeau prend l'exemple d'un
consommateur français de produits alimentaires
218 J-P Corbeau, « Cuisiner, manger, métisser »,
Revue des sciences sociales. Révolution dans les cuisines, 27,
Strasbourg, 2000, p.68-73
219 F. Laplantine et A. Nouss, Le métissage,
Dominos, Flammarion, Paris, 1997, p. 79.
220 Tibère, Laurence, « Manger créole.
L'alimentation dans les constructions identitaires à la réunion
», Diasporas, Histoire et Sociétés, numéro
7, Toulouse, 2ème semestre 2005
221 Hassoun, Jean-Pierre, "Pratiques alimentaires des Hmong du
Laos en France",Ethnologie française, 1996, 15 1-167.
transformés. Indubitablement il mange plus
sucré, plus salé, plus acide que ses grands-parents, ses parents,
et sans doute lui-même s'il a atteint un certain âge, ne le
faisaient il y a quelques décennies. Ce métissage imposé,
dont on comprend l'intérêt économique d'un point de vue
productiviste, correspond à toute une politique de commercialisation
hégémonique à la fin des années soixante-dix et au
début des années quatre-vingt. Concernant l'acte culinaire, les
mutations au sein de la cellule familiale ont modifié les pratiques. Le
salariat hors domicile des femmes qui assuraient la confection des nourritures
quotidiennes, oblige à réorganiser ces tâches. Les
contraintes de budget-temps entraînent alors un métis sage
imposé.
Le métissage désiré
Le métissage peut être revendiqué par
certains types de consommateurs qui cherchent à échapper aux
contraintes de leur routine quotidienne, à anticiper un voyage possible,
à se l'imaginer ou, tout simplement, à se le remémorer.
Les mangeurs, peuvent aussi exprimer un pluralisme culturel dans des
convivialités et des commensalités complices durant lesquelles
ils souhaitent faire savoir à l'autre qu'ils désirent faire sa
découverte, développer une forme de proximité.
On peut enfin chercher un métissage gustatif signifiant
une forme de réussite sociale, une revanche dans la mémoire ou
l'oubli collectif. On affirme sa « distinction » en s'emparant des
codes gastronomiques de l'autre, en s'appropriant son répertoire
alimentaire, en « bricolant » ses discours et ses manières de
table.
Le métissage non pensé
« A force d'incorporer des Objets Comestibles Non
Identifiés sans que cela puisse aboutir, par absence de sens, à
la véritable construction d'un métissage - on s'interroge sur sa
propre personnalité... Frappé par une anomie, on part à la
quête de son histoire, on désire retrouver les goûts, on
cherche sa matrice culturelle, la région, le territoire d'où l'on
vient. La redécouverte du goût des produits de « terroirs
» et des produits « fermiers » incarne bien le
métissage non pensé.
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