Chapitre sept
Les rôles du réseau de connaissances sur
le
plan alimentaire du séjour à
l'étranger ?
Il s'agit dans ce chapitre assez court de recenser tous les
rôles du réseau que nous avons pu développer au cours de
l'analyse et d'essayer de caractériser l'importance ou non du
réseau pour les groupes de migrants.
Le réseau206 joue deux rôles majeurs,
l'un matériel, l'autre symbolique mais qui vont tous deux dans le sens
d'un maintien des pratiques alimentaires du pays d'origine. Le réseau
pour être efficace est formé de personnes de même
nationalité, ayant sensiblement le même âge et se trouvant
dans la même situation. Il fonctionne comme un réseau d'entraide
dans le pays d'accueil, il a un rôle de soutien affectif et sert de
relais authentificateur, il a une fonction identitaire.
1) Des réseaux207 d'étudiants ?
L'ensemble des enquêtés connaissent au moins une
personne de leur nationalité dans leur école, lycée ou
lieu d'études. Ils la rencontrent généralement assez vite.
Mais de ce point de vue, on peut remarquer la supériorité du
réseau chinois existant entre les deux écoles normales de Lyon.
Comme nous l'avons déjà expliqué, sa manifestation la plus
concrète réside dans des rencontres sportives hebdomadaires
à l'Ens-Lsh le samedi après-midi. Ces rencontres qui sont
possibles parce que les chinois habitent tous ensemble à l'Ens sciences
et sont assez proches de l'Ens de lettres, permet au groupe de chinois de
sciences de se resserrer, et au groupe de chinois de l'Ens de lettres de se
rapprocher d'eux et d'entretenir ainsi des liens avec d'autres chinois.
En effet les étudiants chinois de l'Ens sciences,
beaucoup plus nombreux que les étudiants chinois de l'Ens de Lettres
entretiennent entre eux des relations constantes, tandis que les Chinois de
Lettres sont beaucoup plus solitaires. Cette différence majeure existant
entre les deux écoles normales de Lyon s'explique par le fonctionnement
des résidences universitaires. En Lettres, la responsable du service
hébergement ne tient pas compte de la nationalité des
étudiants lorsqu'elle constitue les appartements, le plus souvent les
étudiants chinois qui arrivent en ordre dispersé à
l'école se trouvent dans des modules séparés et n'habitent
jamais ensemble. Par contre, à l'Ens sciences, les étudiants
chinois habitent ensemble. Les rencontres sportives sont pour les
étudiants chinois de l'ENS-LSH le moyen de constituer le groupe. En
dehors de ces après-midi, ils se rencontrent deux par deux chez eux,
pour manger mais n'organisent jamais rien ensemble. Ce sont les
étudiants de l'Ens Sciences qui par leur identité de groupe
entretenue fortement fédèrent les chinois de l'ENS. Tous les
chinois de l'Ens Lettres ne se rendent pas à ces rencontres sportives et
restent isolés.
On saisit ici l'importance de la vie en groupe qui crée
et entretient les liens entre les étudiants. Les étudiants
chinois de l'Ens Sciences célèbrent les fêtes
traditionnelles entre eux, et invitent les étudiants en Lettres à
les rejoindre. Le choix du logement est conditionné par la
présence proche du groupe208.
206 Une étude approfondie nécessiterait une
approche comparée du poids du réseau dans toutes les dimensions
du séjour à l'étranger et pas seulement de sa dimension
alimentaire pour saisir son rôle peut-être spécifique
à ce niveau là.
207 Hily, Marie-Antoinette et Berthomière, William "La
notion de "réseaux sociaux" en migration",Hommes et migrations, 1250,
2004,
208 Les travaux sur l'immigration mettent en évidence
l'existence de rapprochements géographiques des migrants dans les
villes. Il existe notamment des quartiers chinois dans les villes qui abritent
ces communautés. L'emplacement géographique du logement de
l'individu conditionne la possibilité de faire partie du groupe, de se
fournir en produits du pays...On peut noter à cet égard que les
chinois des deux Ens
Quartier ethnique
Il n'est pas rare qu'on définisse un quartier par
l'origine ethnique de ses habitants. Bien que cette appellation soit d'usage
fréquent, elle n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Il est
notable qu'il ne suffit pas qu'un quartier soit habité par une
population étrangère de même origine, pour qu'on puisse le
catégoriser comme un quartier ethnique. Les quartiers qualifiés
d'ethniques se rencontrent davantage dans les centres villes, que dans les
cités de banlieue. Ce qui détermine l'appellation, c'est
l'existence de signaux ethniques apparents dans la composante urbaine : lieux
de culte, boutiques, caractéristiques physiques et habillement des
passants, manifestations publiques - défilés, processions
etc...209
La définition ethnique d'un quartier est donc une
définition vécue, pour soi210 et une population
même minoritaire, peut donc lui conférer un caractère
ethnique pour peu qu'elle investisse un nombre suffisant de commerces pour
donner une impression de concentration et devenir l'emblème du quartier.
Les marchandises spécifiques et les signaux culturels émis par
les premiers commerces attirent une clientèle de même origine,
extérieure au quartier, qui, en fréquentant les commerces et les
rues, en renforce encore la caractéristique. Le phénomène
d'ethnicisation ressentie d'un quartier est donc profondément lié
à son caractère commercial, notamment à Lyon dans le
quartier de la Guillotière, c'est la présence de restaurants
asiatiques (chinois, vietnamiens, thaïlandais et japonais) et la
présence d'épiceries asiatiques qui confère sa
spécificité au quartier.
En ce qui concerne les autres nationalités, il semble
qu'on ne puisse pas à proprement parler de réseau211.
Si les étudiants italiens, tunisiens...se rencontrent, pour manger
ensemble ou sortir, ils n'organisent pas à proprement parler de
rencontres très ritualisées et à résonance
traditionnelle. Ce qui différencie le réseau chinois, c'est la
force des liens entre les individus, l'enfermement du groupe sur
lui-même, qui tolère assez peu la présence d'autres
nationalités. Ces rencontres sont réservées au groupe des
chinois, la première barrière étant de toute
évidence la langue. En effet, en observant des rencontres nous avons pu
constater que la langue parlée est le chinois et que ces
étudiants parlent assez mal français. Les rencontres se
déroulent depuis au moins l'année dernière. Elles sont
très réglées : les étudiants chinois arrivent vers
14h ou 15h, se font ouvrir la porte par un étudiant chinois de l'Ens de
Lettres et repartent le soir vers 18h ou 19h. Ils arrivent tous ensemble et
partent en petits groupes généralement faire des courses pour les
repas pris en commun le soir même.
Au-delà des rencontres du samedi, les étudiants
chinois des deux écoles se retrouvent au moment des fêtes
traditionnelles et notamment au moment du Nouvel-an. Mais il faut voir que
cette rencontre a été prévue lors de ces
après-midi, elles en sont le dépassement et non pas quelque chose
de parallèle qui existerait à part. C'est la rencontre sportive
qui fédère le groupe, c'est au cours des rencontres de sport que
s'organisent les modalités de rencontre. Mais il faut se garder de
penser que ces rencontres sont animées par le seul esprit sportif. Dans
le groupe, il y en a qui participent aux « tournois » de badminton,
mais qui restent assis à
sont dans la ville de Lyon très bien placés par
rapport au quartier chinois de la Guillotière. Ils en sont assez proches
pour pouvoir s'y rendre quasi-quotidiennement.
209 Emmanuel Ma Mung. La diaspora chinoise, géographie
d 'une migration, Ophrys, Paris, 2000.
210 On emploie ici cet adjectif épithète, dans le
même sens que Marx lorsqu'il parle de classe pour soi pour
désigner une classe sociale qui a conscience de son rôle social
211 Le groupe d'étudiants russe nous semble fonctionner de
la même manière, mais n'ayant pas d'enquêté de cette
nationalité, il n'a pas été possible d'assister à
des rencontres.
discuter. Le sport est plus le prétexte à la
rencontre, que le but de celle-ci. Le cadre où se déroulent ces
après-midi est propice à la reconstitution du groupe, en effet le
gymnase est un lieu clos, disposant de bancs et de chaises. Il peut s'y
organiser pendant quatre - cinq heures une vie du groupe en dehors du regard
des autres personnes. Ceux qui ne font pas de sport discutent de leurs
familles, parfois de recettes de cuisine, de leurs études...
Le groupe sert de relais identificateur. C'est pourquoi nous
avions constaté que notre colocataire cuisinait plus chinois lorsqu'elle
reçoit des amis chinois. Faire à manger pour les autres est une
manière de célébrer une identité commune, de se
remettre dans un contexte émotionnel proche du pays d'origine. Les
aliments alors dégustés prennent d'autant plus de valeur qu'ils
sont consommés en groupe. Peut-être est-ce aussi la raison qui
fait que l'on réserve des aliments qui coûtent cher, parce qu'ils
sont importés, à des occasions où l'on invite des
personnes à manger. Leur consommation en groupe rehausse leur valeur
affective et gustative.
La cuisine dans la dispersion est une manière de se
rassembler soi-même, de se retrouver. Stéphanie Tabois 212
montre la nécessité de se « fabriquer » un
passé culinaire identitaire pour les pieds noirs, qui, en
Algérie, se distinguaient de la population locale en cuisinant
«français» ou « italien » en tous les cas «
européen », et qui exilés en France, se sont
rapprochés des goûts et plats algériens, dont les
composants et les arômes rappellent « le pays là-bas ».
On assiste à une sorte de création, qui bien enracinée
aujourd'hui dans cette population a pris tous les attributs d'une vraie cuisine
typique.
|