b) Comment parvenir à la typicité ?
Au vu des pratiques que nous essayé de décrire et
d'analyser, il semble que à un moment donné, que ce soit dans une
pratique régulière et quotidienne ou pour certains plats plus
festifs
185 Hubert, Annie, Cuisine et politique, le plat national
existe-t-il?, Revue des sciences sociales, 2000
et mangés plus rarement, l'un des objectifs des
migrants est de parvenir à une typicité des plats. Les migrants
recherchent dans le plat du pays des saveurs d'autrefois, le «vrai
goût du village». Il faut un ensemble de conditions pour parvenir
à retrouver des sensations authentiques que nous allons essayer de
lister.
Trouver tous les produits de la recette
La première étape consiste à trouver des
produits d'origine, authentiques, c'est la condition indispensable pour pouvoir
continuer à faire ici, en France, une cuisine « comme chez soi
». L'obtention d'aliments authentiques, de bonne qualité passe par
la quête de lieux de ravitaillement idéaux que représentent
les magasins spécialisés.
La décision de s'y rendre ou de ne pas s'y rendre fait
entrer en ligne de compte le facteur temps (selon la distance des
supermarchés asiatiques), et le budget alimentaire. En effet, si on peut
trouver l'ensemble des ingrédients utiles à la cuisine chinoise,
ils sont plus chers qu'en Chine, de sorte que se nourrir de façon
chinoise en France coûte plus cher qu'en Chine. La décision de s'y
rendre ou non peut être supplée par la possibilité de
demander à ses amis chinois de ramener des produits pour soi. On peut
penser que le groupe est incitatif dans la décision de s'y rendre. De
plus dans la volonté de manger typique entre en ligne de compte une
bonne ou mauvaise conscience selon que l'on ne se ravitaille pas là
où il « faut ». Ne pas faire l'effort et la dépense de
se rendre dans un magasin asiatique informe dès le début la
tentative de reconstitution du plat. Les colis et l'approvisionnement au
départ peuvent servir de supplétif au ravitaillement sur
place.
Une préparation dans les règles
La première étape levée, on doit pouvoir
préparer le plat selon les méthodes traditionnelles. Il faut
disposer des ustensiles nécessaires : la préparation de la
cuisine chinoise demande des ustensiles spécifiques : le panier en
bambou pour cuire des raviolis à la vapeur, le rice cooker pour
faire cuire le riz ; le café italien demande la détention d'une
cafetière italienne. Ce n'est pas tant le plat qui est typique que la
manière de le préparer et de le consommer. Cela pose la question
de comprendre pourquoi Shumeï ne mange plus en France avec des baguettes
et de l'importance de ce fait dans sa position aux autres chinois en France.
Les trois étudiants chinois que nous avons observés dans leurs
pratiques culinaires utilisent tous des baguettes, mis à part
Shumeï à la fois pour préparer, saisir et remuer tous les
aliments et pour manger. Shumeï elle s'en distingue fortement puisqu'elle
se sert de cuillère à soupe et de cuillère en bois pour
remuer. Shumeï est assez peu prolixe à ce sujet, elle
considère seulement que manger avec un couteau et une fourchette est
plus pratique. On doit de façon certaine tenir ce propos comme un indice
du fait qu'elle mange de manière plutôt française en
France, en effet les préparations chinoises se mangent plus facilement
avec des baguettes, les ingrédients étant préparés
de manière à ce qu'ils soient préhensibles avec des
baguettes. La texture gluante de certains mets fait également qu'ils ne
sont pas attrapables avec une fourchette et un couteau qui les déchire
et ne permet pas de les porter entier à sa bouche, notamment pour les
raviolis ou les boulettes.
Si les plats sont les mêmes, il y a tout un ensemble de
faits autour du met qui changent et contribuent à modifier le fait
alimentaire au-delà de la continuité mise en avant. C'est la
forme des journées alimentaires, le lieu où l'on mange, la
manière dont on mange...
Par exemple toute pratique alimentaire relève d'une
position particulière du corps et de techniques spécifiques. La
rencontre avec des pratiques alimentaires étrangères nous
confronte directement à d'autres façons d'être du corps. On
ne mange pas de la même manière avec des baguettes ou munis d'une
fourchette et d'un couteau. En Chine, les plats sont tous posés ensemble
sur la table et l'on se sert constamment dans le plat collectif avec ses
baguettes. On est donc amené à croiser les baguettes de l'autre,
à devoir attendre que l'autre se serve. Une anecdote confirme ce fait.
Lorsque notre colocataire nous a fait goûter au moment du Nouvelan des
boulettes de riz gluant, elle a pris le soin de nous expliquer comment les
manger. Ces boulettes sont cuites à la vapeur et servies dans un bol.
Elles sont remplies d'une sauces différents (pâtes de haricot
rouge, pâte de cacahuète, graines de lotus, sésame noir,
taro). De ce fait elles sont difficiles à manger parce que
l'intérieur est généralement très chaud.
Shumeï nous a expliqué qu'il fallait les déposer dans une
cuillère à soupe et les croquer par petits morceaux de
manière à ne pas se brûler et à ne pas
répandre le coeur fondant dans son bol.
L'ensemble de ces éléments fait que la
continuité n'est pas aussi manifeste que les enquêtés
veulent bien la définir. En France, les manières de manger
à table sont différentes : pour caricaturer un Japonais ne mange
pas en France assez sur un tatamis, un tunisien mange rarement le repas en
buvant du thé vert.
Le fait d'affirmer la continuité de ses pratiques, et
d'essayer réellement de reproduire en France des plats ne signifie pas
la totale et parfaite reconstitution des plats. Il y aura toujours des
modifications des plats, des recettes. Si les plats sont reproduits en France,
ils sont conservés mais réinterprétés. C'est ce que
nous souhaitons présenter dans la partie suivante qui s'attelle à
expliquer le côté technique et matériel de la cuisine.
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