Chapitre six
Cuisiner en France
Tout changement d'environnement socioculturel est un changement
du cadre des activités alimentaires et de leurs modalités, comme
nous avons essayé de le montrer. L`insertion dans un nouveau contexte
peut être le lieu de production d'une nouvelle socialisation alimentaire.
Notre démarche d'enquête est guidée par l'idée qu'il
existe une dimension diachronique dans l'expérience alimentaire. Si nous
parlons de dynamique, c'est parce que comme nous l'avons signalé
à plusieurs reprises le mangeur en situation de migration en changeant
d'espace social alimentaire est confronté à une nouvelle offre
alimentaire, à de nouvelles habitudes culinaires... face auquel il se
trouve dépourvu ou du moins dépaysé.
Afin d'analyser les pratiques alimentaires des
étudiants étrangers en France nous devons séparer deux
ordres de la pratique alimentaire qui obéissent à deux logiques
distinctes. Chacune d'elle fera l'objet d'un traitement particulier dans un
sous-chapitre.
En France, l'étudiant peut manger et cuisiner d'une
façon nouvelle, par rapport à son pays d'origine, c'est à
dire utiliser des ingrédients inconnus auparavant, accommoder des
aliments connus autrement...ou à l'inverse chercher à reproduire
les pratiques dont il a l'habitude. Nous distinguerons ces deux pans de la
cuisine de nos enquêtés en défendant l'hypothèse
qu'il s'agit de deux registres de pratiques très différentes dans
leurs modalités. En effet elles stimulent différemment le
mangeur-cuisinier et prennent place en des temps et des lieux
différents. Le plus souvent les pratiques culinaires de maintien des
habitudes culinaires parce qu'elles exigent dans la société
d'arrivée plus de temps et d'organisation, en raison du manque de
produits et d'ustensiles, sont réservées à des occasions
particulières de nostalgie ou de rencontre avec des amis. Nous verrons
que sous cette distinction réside à nouveau une diversification
de la pratique culinaire.
Nous faisons l'hypothèse de la
complémentarité de ces deux registres de pratiques. On peut
supposer qu'il ne s'agit pas pour les étudiants étrangers en
France de modifier globalement leurs pratiques culinaires. L'hypothèse
d'une modification des pratiques alimentaires ne consiste pas à supposer
l'existence d'un nouveau tout alimentaire organisé en France, nous
essaierons de montrer la continuité des pratiques en France avec celles
du pays d'origine. Il s'agit plus pour les étudiants que nous avons
interrogé de juxtaposer des manières de cuisiner et de manger de
leur pays d'origine et du pays d'accueil de façon ordonnée selon
les contextes de préparation alimentaire (seul ou en groupe ;
période normale ou période de fête) que de renouveler
totalement leurs habitudes culinaires. On fait l'hypothèse que se met en
place un style combinatoire. A côté de pratiques culinaires issues
plus ou moins fidèlement du patrimoine alimentaire national,
régional et /ou familial de leur pays, apparaissent chez les migrants de
nouvelles pratiques adaptées des manières de faire
françaises.
Une précaution lexicale s'impose. Si nous sommes
amenés à parler de pratiques culinaires françaises,
tunisiennes... c'est par simplicité. Nous sommes en effet touj ours
conscients de l'amplitude trop forte que donne le terme et nous n'affirmons pas
que telle ou telle pratique est bel et bien française ou tunisienne. Il
s'agit juste pour nous de la référence à son milieu de
naissance plutôt que d'une affirmation péremptoire visant à
catégoriser fermement des pratiques selon leur origine
géographique.
Première partie : Cuisiner en France comme chez
soi
La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé
avant que je n'y eusse goûté [...]Mais, quand d'un passé
ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la
destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la
saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler,
à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le
reste. Marcel Proust, À la recherche du temps
perdu. Du côté de chez Swann, 1913.
Partir et séjourner à l'étranger c'est se
confronter à de nouvelles pratiques et techniques culinaires. Si
l'étudiant vit seul ou en colocation, il sera amené à se
préparer à manger. Deux cas de figure se présentent selon
que le pays d'origine de l'étudiant est culturellement proche de la
France ou très distant.
Dans le premier cas, l'acte culinaire en France ne se modifie
pas énormément entre le pays d'origine et le pays d'accueil.
L'étudiant fait à manger comme il le faisait dans son pays, il
peut manquer d'ingrédients et/ou d'ustensiles, mais pour la cuisine
quotidienne, souvent rapide et peu recherchée il ne voit pas beaucoup de
différences par rapport à son pays. Comme nous le rappelle notre
enquêtée brésilienne Anna « pour faire les choses
simples du Brésil en France, c 'est facile ». Lorsqu' il veut
préparer un plat qui gagne en spécificité qui exige des
aliments peu utilisés en France, il doit apprendre à composer
avec un ingrédient à peu près semblable à celui
acheté usuellement chez lui où à préparer la
recette sans cet ingrédient.
Lorsque le pays d'origine du migrant se différencie
nettement du point de vue de ses habitudes alimentaires de la France, ce sont
à la fois la cuisine quotidienne et la cuisine festive qui poseront
problème. Les pratiques culinaires demanderont plus de temps et
d'organisation que chez soi. Quelle sera l'attitude de l'étudiant ?
Essaiera-t-il de manger comme dans son pays ? Ou sera-t-il attentif avant tout
aux contraintes de coût et de temps et de fait adoptera-t-il les
pratiques alimentaires des étudiants du pays où il
séjourne?
Dans un premier temps notre analyse se concentrera sur les
deux ensembles de raisons distincts qui pous sent à reproduire en France
son régime alimentaire d'origine. Pour un grand nombre
d'étudiants, il s'agit d'une pratique résiduelle et ponctuelle
qui prend place en des temps sociaux précis : lorsqu'on éprouve
un manque par rapport à son pays, lorsqu'on rencontre dans le pays
d'autres étudiants originaires du même pays, ou encore pour faire
découvrir aux autres sa cuisine.
Pour un nombre plus restreint de personnes, les raisons de la
pratique sont différentes : c'est la trop grande distance structurelle
entre les espaces sociaux alimentaires du pays d'origine et du pays d'accueil
qui détermine une absence de goût ou un dégoût pour
la cuisine du pays où l'on séjourne et pousse à conserver
des pratiques culinaires au plus proche de sa société d'origine.
Mais manger en France de la même manière que chez soi ne va pas de
soi et demande un apprentis sage.
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