II. Se former
1) Apprendre des principes de base
La France peut pour certains enquêtés être
le lieu des premières expériences culinaires. Théodora,
Abdelbaki, Tsu Tsu Tuï n'avaient pas en venant en France, une grande
expérience de la cuisine. C'est en effet la première fois qu'ils
vivent seuls, hors du foyer familial. S'ils avaient déjà
préparé quelques plats de temps à autre (pour Abdelbaki),
ou un peu plus souvent pour Théodora, le séjour en France
correspond toutefois à la première prise en charge
complète du cycle culinaire depuis l'approvisionnement jusqu'à la
préparation des repas. Dès lors, avant de partir il faut
apprendre des rudiments de cuisine. Seul un de nos enquêtés en
fait part.
Ce qui l'a poussé à demander comment faire
à manger c'est d'abord une inquiétude face à la
prévision de cette vie en solitaire en France : « Ce qui m
'inquiétait le plus, c 'est comment je vais m 'en sortir, comment moi je
vais préparer, parce que moi j 'ai jamais préparé de
grands plats, quoi, ça c 'est plutôt ma mère, ma soeur.
».
Il a donc dû s'informer auprès des femmes de la
maison et les regarder faire quelques plats. Pour la première fois, il
s'intéresse véritablement aux pratiques culinaires. La formation
a été rapide. Sa mère et sa soeur lui ont expliqué
quelques principes de base, pour la mise en route des recettes :
préparer pour chaque plat, un fond d'huile, d'oignons et de piment, puis
ajouter à cette base les aliments que l'on veut cuisiner. La formation
est dans le cas d'Abdel explicite, il fait la démarche de demander des
conseils, des méthodes. Mais généralement elle est plus
implicite, elle passe par le regard et l'imitation. « Elles m 'ont
expliqué en gros ce que je devais faire. Puis franchement après
je me suis rendu compte que le principe il est simple,
généralement tu mets l 'huile, tu ajoutes de l 'oignon, de la
sauce, tout ce que tu veux quoi, le plat que tu vas faire quoi, ce qui compte c
'est plutôt la sauce, quoi »
Il ne s'agit pas d'une formation mais plutôt d'une
initiation. Cela est peut-être dû à la nature du fait
culinaire. L'art culinaire requiert un peu de technique, construite à
travers les normes, et beaucoup de pratique, liée à un
savoir-faire et à une touche personnelle où s'exprime le talent
du cuisinier. La pratique culinaire est faite de tours de main qu'on ne peut
expliquer parce que quand il manque quelque chose, on rajoute des fois d'une
façon, des fois d'une autre, et ces ajouts ne peuvent être
expliqués. « Même si je vous donne une recette, je sais
que
vous ne la ferez pas comme moi », par là la
cuisinière qu'interroge Y Verdier112 exprime bien que la
cuisine est un « art non écrit qui ne se décrit pas ».
« Nous les cuisinières, on improvise, on rallonge, on rajoute
».
Mais le fait que cette formation rapide, c'est aussi
l'idée que l'étudiant va bien réussir à se
débrouiller, peut jouer aussi l'idée qu'il n'a pas besoin d'en
savoir plus. Rentré au pays, Abdelbaki nous dit qu'il n'aura plus besoin
de faire la cuisine.
On peut noter que la question de la transmission des pratiques
culinaires nous informe sur la modalité de la transmission d'une
mémoire dans les familles aujourd'hui, et plus particulièrement
en situation de migration113. Les informateurs d'Anne Muxel
confirment le rôle essentiel de l'alimentation dans la mémoire
familiale « La nourriture établit, aussi bien par l'acte que par la
parole, un lien de mémoire concret ». Le concret de cette
mémoire s'inscrit dans des recettes, des plats...
La transmission culinaire
Le mode de transmission de la culture culinaire varie d'une
culture à une autre, et d'une famille à une autre. Mais il s'agit
la plupart du temps d'une transmission par observation, non verbalisée.
C'est le cas dans les familles juives ashkénazes interrogées par
Annie Bloch-Raymond, les familles mixtèques décrites par Esther
Katz114, mais aussi les familles espagnoles pour la confection de la
paella (Frédéric Duhart1 15).
D'autre part, le savoir culinaire est touj ours un savoir en
partie empirique, formé par les souvenirs d'odeurs, de saveurs,
d'apparence, de bruits. Parfois, la transmission n'est que partielle. C'est le
cas, par exemple, dans la culture juive, où, bien que la transmission
coutumière par les femmes soit une prescription, les mères
refusent souvent l'accès de la cuisine à leur fille.
D'après Annie Bloch-Raymond, ce phénomène du secret
pourrait s'expliquer notamment par les relations compliquées entre
mère et fille. On observe d'ailleurs souvent une transmission plus
facile entre belle-mère et belle-fille. De nos jours, et dans nos
sociétés occidentales, la transmission est, de plus en plus,
différée dans le temps, commençant souvent au moment
où la jeune femme se met en ménage, et prenant alors,
éventuellement, la forme d'appels téléphoniques à
la mère ou d'achat de livres de cuisine.
Avant d'être familiale, la transmission alimentaire est
collective, c'est-à-dire nationale, régionale ou ethnique. La
tradition est d'autant plus robuste qu'elle comporte des enjeux socioculturels,
par exemple religieux (exemple de la cuisine juive, décrite par Annie
Bloch-
112 Elle est pour tous « la Derlache » selon le
patronyme de son époux décédé.
113 On peut se demander s'il existe une spécificité
de la transmission des pratiques culinaires par rapport aux autres
mémoires de la famille. Qu'en est-il des recettes que l'on se transmet
de mère en fille, ou plutôt de grand-mère à petite
fille ? Des recettes que l'on dit de famille et que l'on a l'obligation de
garder secrètes ? Anne Muxel montre (dans Individu et mémoire
familiale, Coll. Essais et Recherches, Nathan Universités, 2005),
montre la place de la cuisine au sein du processus de transmission
familiale.
Aujourd'hui la logique de l'héritage est soumise
à l'épreuve de la diversification sociale et à l'ouverture
à la mobilité. Pour François de Singly (F de Singly,
Les uns avec les autres. Quant l 'individualisme crée du lien.
Armand Colin, Paris, 2003) il y a aujourd'hui inversion de la relation
d'héritage « La modernité a inventé un mode
d'hériter qui n'est pas le mode traditionnel puisque l'individu se donne
droit d'élire son héritage ».
114 E Katz, « Cuisine quotidienne et cuisine festive en
pays mixthèque (Etat d'Oaxaca, Mexique). Espaces, ustensiles et
préparations culinaires à l'épreuve du changement. »,
Diasporas, Histoire et sociétés, Toulouse 2005
115 F Duhart, « La paëlla domestiquée (Espagne,
France). Réflexions sur l'entrée en cuisine d'un plat venu des
champs. », Diasporas, Histoire et sociétés,
Toulouse, 2005
Raymond1 16) ou esthétiques
(exemple de l'alimentation des femmes peules du Mali, qui conditionne leur
beauté selon des critères de brillance de la peau et de
blancheur, comme l'a expliqué Dorothée Guilhem). Cette
transmission collective, qui participe de la construction identitaire, est
relayée par la transmission familiale qui, au-delà des enjeux
socio-culturels, comporte en plus de très forts enjeux affectifs. Ce qui
se transmet n'est pas une tradition figée. La cuisine française a
intégré au cours du temps, des aliments provenant des cinq
continents. En Afrique, des aliments nouveaux, apportés par la
colonisation (poulet, thé Lipton, lait en poudre, bouillon Kub Maggi),
sont non seulement intégrés dans les habitudes, mais aussi
investis d'un nouveau symbolisme et de vertus positives, du fait qu'ils
évoquent la richesse.
D'après l'enquête menée par Isabelle
Garabuau-Moussaoui117, la famille est le principal lieu
d'apprentissage culinaire et alimentaire dans l'enfance. La
caractéristique de cet apprentissage est qu'il est contextuel. L'enfant
apprend en « baignant » dans la famille ; il vit le quotidien et
l'intègre comme étant la norme. Il apprend à la fois ce
qu'on mange et ce qu'on ne mange pas dans sa famille, dans le pays ou dans la
culture locale. Cette période est capitale pour la formation des
goûts. L'enfant va prendre certaines habitudes, aimer certains
produits.
Le jeu s'avère être un mode important
d'acquisition des pratiques et des rôles liés à la cuisine.
Manger, jouer, observer constituent les trois vecteurs d'apprentissage de
l'alimentation et de la cuisine, et ils forment système dans l'enfance.
C'est sous la forme du jeu que se font les premières pratiques
culinaires, en miniature. La mère par exemple donne un bout de
pâte aux enfants pour qu'ils s'amusent et fassent des gâteaux. Mais
les enfants n'ont pas accès à la cuisson et aux ustensiles
coupants, trop dangereux. Avec les moyens à leur disposition, les
enfants essaient souvent d'imiter la cuisine mais avec plus de liberté,
en mélangeant dans le jardin de la terre, des feuilles, des herbes...
Avec les dînettes, les enfants imitent la sociabilité des
repas.
Partir en France rend nécessaire l'apprentis sage des
méthodes culinaires. Il faut aussi acquérir un ensemble
d'informations sur le pays d'accueil et surtout sur l'offre alimentaire qu'on y
trouve.
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