I.4.2 Les recherches théoriques sur les mouvements
sociaux
La sociologie des conflits est redevable à Karl MARX et
ENGELS. Une synthèse de leur oeuvre faite par Guy ROCHER (1968 :
105) révèle que les luttes de classes et les révolutions
résultent de l'opposition nécessaire entre propriétaire
des moyens de production et les masses laborieuses.
Cependant, depuis MARX et ENGELS, la définition des
classes sociales, le rôle des conflits, des luttes de classes et des
révolutions ont fait l'objet de beaucoup d'analyses et de discussions.
De plus, il serait difficile de situer la société africaine,
objet de la présente étude, dans la société
industrielle étudiée par MARX.
MARX a eu le mérite de mettre en lumière la
permanence des conflits dans toute société. Et à
DAHRENDORF (1959) de remarquer que « le conflit accompagne toujours
la vie ; tout ce qui vit connaît sans arrêt des états
de conflit. La société, réalité animée par
des êtres vivants n'échappe pas à cette règle :
le conflit est inhérent à sa nature et à son
fonctionnement. Marx demeure le principal sociologue à avoir pris toute
la mesure de cette réalité » (Guy ROCHER,
1968 :106).
MARX a aussi compris que les conflits sociaux étant
nécessairement des conflits d'intérêt opposent
nécessairement deux groupes et deux seulement. Cette remarque est
valable pour les mouvements étudiants de l'UL. Les deux groupes en
conflit sont les étudiants et les autorités de l'enseignement
supérieur.
Loin de s'arrêter sur ces deux aspects, MARX a
parfaitement compris que le conflit est le principal moteur de l'histoire
d'autant qu'il amène forcément des changements, à plus ou
moins brève échéance. C'est dans et par l'opposition entre
des groupes d'intérêts divergents que les structures sociales se
transforment.
L'oeuvre de MARX est incontestablement un repère dans
l'étude des conflits sociaux, mais MARX s'est autorisé quelques
abus que DAHRENDORF (1959) a eu le mérite de corriger.
En premier lieu, MARX a ramené tous les conflits
sociaux, du moins les conflits sociaux historiquement importants, à des
conflits de classes. Or, la lutte de classes n'est qu'un des conflits
d'intérêt qui divisent la société. Tous les autres
conflits qui agitent la société ne se ramènent pas
nécessairement à la lutte des classes comme l'a supposé
MARX. L'état de la société capitaliste du XIXe
siècle pouvait paraître lui donner raison. Il n'est plus possible
aujourd'hui de perpétrer la même erreur.
La sociologie des conflits ayant fait des progrès
depuis MARX, considérons d'autres auteurs dont les apports constituent
des avancées importantes dans l'étude des mouvements sociaux.
Contrairement à MARX, DARENDORF (1959) a
démontré que la lutte des classes peut connaître d'autres
issues que la révolution. Ce qu'on observe bien plus couramment, c'est
une classe dominante qui emprunte les idées nouvelles et opère
des transformations, assez pour désamorcer les facteurs potentiels de
révolution.
Sous un autre registre, l'auteur montre que si, dans la
société capitaliste du XIXe siècle la
propriété et le contrôle des moyens de production
paraissent indissolublement liés, l'évolution ultérieure
du capitalisme a cependant montré qu'ils pouvaient se dissocier.
Plutôt que la propriété des moyens de production, c'est le
contrôle de ces moyens qui est le facteur essentiel et dominant du
conflit de classes.
Cette constatation impose de trouver aux conflits sociaux une
autre origine que la seule propriété des moyens de production.
L'auteur la situe dans la structure de l'organisation sociale, dans son mode de
fonctionnement. Et, à ce propos, la principale source structurale des
conflits sociaux n'est pas l'inégale distribution de la
propriété des moyens de production ; c'est plutôt
l'inégale distribution de l'autorité entre les personnes et les
groupes. Ceux qui détiennent des postes d'autorité ont en commun
certains intérêts que ne peuvent partager ceux qui sont soumis
à l'autorité ; inversement, ceux qui sont dans une position
de sujétion partagent certains intérêts du fait même
de leur situation commune. Les intérêts divergents de ceux qui
commandent et de ceux qui obéissent sont des intérêts
contraires : le conflit est donc toujours une opposition
d'intérêts.
Il faut cependant distinguer entre deux types d'ensemble de
personnes en opposition. Par exemple, les personnes occupant différents
postes d'autorité dans une même association ne forment pas
nécessairement un groupe, au sens sociologique du terme. Elles peuvent
avoir en commun certains intérêts liés à leur
situation commune, sans qu'il en résulte la formation d'un groupe.
DAHRENDORF désigne cet ensemble par
« quasi-groupe ». Les quasi-groupes sont en
réalité des catégories sociales plutôt que des
groupes : par exemple, les consommateurs, les commerçants, les
étudiants...
Par contre le groupe d'intérêt est un ensemble de
personnes qui possède une certaine organisation, un programme explicite
d'action, des buts assez précis : c'est le cas par exemple d'un
syndicat, d'un parti politique, d'un mouvement social. C'est le groupe
d'intérêt et non le quasi-groupe qui est le véritable agent
actif dans les conflits d'intérêts. Le groupe
d'intérêt sert en effet à cristalliser les raisons des
conflits, à les expliciter et à polariser l'action des personnes
et des sous-groupes.
Cette classification permet dans le cadre de ce mémoire
d'identifier, au-delà du quasi-groupe des étudiants, le groupe
d'intérêt regroupant ceux qui se retrouvent effectivement dans les
actions menées par les groupes du genre CEUB, MEET... et sous un autre
registre, HACAME, FESTO ...
DAHRENDORF a montré aussi que, pour qu'il y ait
conflit, il faut que les intérêts latents (intérêts
qui guident la conduite des acteurs sans être cependant pas reconnus par
ceux-ci d'une manière consciente) deviennent des intérêts
manifestes (puissants facteurs de conflits autour desquels se constituent les
groupes d'intérêts actifs : partis politiques, syndicats,
mouvements sociaux, capables de préciser des objectifs,
d'élaborer une politique d'action, de pratiquer une
stratégie).
DAHRENDORF a plus que quiconque contribué à
construire une sociologie des conflits sur des fondations théoriques
sérieuses. Il a su s'inspirer de l'oeuvre de MARX et s'en
détacher sur des points importants. Cependant, sa contribution appelle
certaines réserves. On peut reprocher ainsi à l'auteur d'avoir
réduit tous les conflits sociaux à des conflits
d'autorité.
De MARX à DAHRENDORF, retenons que les conflits et
contradictions sont un facteur de changement social. Les conflits naissent
directement de l'action sociale ; ils font partie de l'action sociale. Ils
sont engendrés par le fonctionnement normal de tout système
social. Le conflit est une des voies nécessaires par laquelle passe la
société pour s'adapter sans cesse à des situations
nouvelles et pour survivre dans le cours de sa propre évolution.
Ces tentatives d'explication des conflits ont tracé des
voies pour l'étude des mouvements sociaux. Dans ce sens, les
théoriciens de l'Ecole de Francfort comme ADORNO, MARCUSE,
HABERMAS...sont incontournables. Cependant, pour des raisons pratiques,
l'oeuvre d'Alain TOURAINE sera analysée par la suite.
Alain TOURAINE (1965 et 1966) a le mérite d'avoir
étudié en profondeur les mouvements sociaux et de proposer un
schéma théorique destiné à l'analyse de leur action
en même temps que de leur structure. Selon TOURAINE, pour exister en tant
qu'organisation revendicatrice, tout mouvement social doit réunir
certains principes d'existence qui se résument en trois :
Ø Le principe
d'identité
Un mouvement social doit d'abord se donner une identité
en disant qui il représente, au nom de qui il parle, quels
intérêts il protège ou défend. Il s'agit ici de la
définition du groupe revendicateur, d'une manière qui soit
socialement identifiable et significative. Par exemple, un mouvement social
peut s'identifier en se disant le porte parole d'un groupe particulier :
la classe ouvrière, les femmes, les paysans, les étudiants...
Il peut aussi se dire porte parole des intérêts
d'une société globale (exemple de mouvement nationaliste) ou
encore il peut s'identifier à un groupe quasi global (exemple d'un
mouvement de consommateurs).
Il revient selon TOURAINE, pour comprendre la nature et
l'action d'un mouvement social de se demander : qui le mouvement dit-il ou
veut-il représenter ? Au nom de quels groupes parle-t-il ou
prétend-il parler ? De quels intérêts est-il le
défenseur ou le promoteur ?
Ces questions de TOURAINE sont utiles dans l'étude des
mouvements étudiants de l'UL car ils peuvent permettre de cerner tous
les contours du sujet.
Ø Le principe d'opposition
Un mouvement social existe parce que certaines idées ne
sont pas reconnues ou parce que des intérêts particuliers sont
brimés. Il lutte donc toujours contre une résistance, un blocage
ou une force d'inertie. Il cherche à briser une apathie, une opposition
ou une indifférence. Il a nécessairement des adversaires. Le
principe d'opposition est le deuxième principe d'existence des
mouvements sociaux d'après l'auteur de « Sociologie de
l'action ». Sans opposition, un mouvement social n'existe plus
en tant que mouvement social.
Ø Le principe de
totalité
Même quand il représente ou défend les
intérêts d'un groupe particulier, un mouvement social dit le faire
au nom de valeurs et réalités universelles qui sont reconnues ou
devraient l'être par tous les hommes et par la collectivité toute
entière. Ainsi les raisons qu'invoquent un mouvement social pour motiver
son action peuvent être : l'intérêt national, le bien
commun, la liberté humaine, le bien-être collectif, les droits de
l'homme, la santé de tous... C'est ce que TOURAINE appelle le principe
de totalité. Un mouvement social ne peut revendiquer sans que ce soit
au nom de quelque vérité de base, reconnue par tous les membres
de la collectivité. Ce principe est important pour expliquer la nature
et l'orientation d'un mouvement social.
TOURAINE a en outre élaboré une méthode
d'analyse de l'action historique qu'il appelle l'analyse actionnaliste.
Celle-ci a pour but d'expliquer comment se créent les valeurs, par
quelle logique et par quel cheminement elles apparaissent, s'expriment et
entraînent l'action des collectivités. Ce qui est
intéressant car cela rejoint la préoccupation de
réfléchir sur les logiques d'apparition des mouvements
étudiants de l'Université de Lomé.
TOURAINE trouve dans la multiplication des mouvements sociaux
une caractéristique des sociétés modernes. La
multiplication des mouvements sociaux est corrélative aussi à la
multiplication des élites selon l'auteur. Les mouvements servent
à expliquer certaines réalités sociales, que ce soit pour
les défendre, les critiquer ou pour proposer de les changer. Ils
constituent un puissant médium de participation. Ils servent à
développer et à entretenir une conscience collective
éclairée et combative dans une société ou dans un
secteur particulier de la société.
Pour tout dire, TOURAINE a beaucoup exploré le champ
d'étude des mouvements sociaux qui se sont imposés comme une
forme de participation à la vie publique.
Ce qu'on peut cependant reprocher à TOURAINE, c'est de
trouver dans ce qu'il appelle « nouveaux mouvements
sociaux » (antinucléaires, écologistes,
féministes, etc....), les mouvements dont la conflictualité ne
porterait plus sur l'exploitation, mais concernerait les orientations
culturelles de la société.
C'est en cela que Pierre COURS-SALIES (2003), propose une
approche historico analytique des mobilisations collectives qui combine une
réévaluation critique de la sociologie tourainienne et une
relecture du mouvement ouvrier dans ses premiers pas, largement
mythifiés. Les prises de position de TOURAINE lors des grèves de
l'automne 1995, n'y voyant qu'une coalition d'intérêts
corporatistes faisant l'impasse sur la « nécessaire
modernisation » de la société française, sont
intelligibles dans la continuité de sa théorisation sociologique
des mouvements sociaux.
La définition restrictive du mouvement ouvrier par
TOURAINE fait problème. COURS-SALIES, dans son analyse du syndicalisme
« cégéliste » d'avant 1914 rappelle
que le fondement du mouvement ouvrier n'est pas étroitement
socio-économique mais indissociable d'un projet d'émancipation
susceptible d'unifier tous les
« prolétaires », qu'ils soient travailleurs
manuels, intellectuels, industriels ou agricoles.
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