3. Une main d`oeuvre abondante et malléable
D`entrée de jeu, notons que les Allemands
furent les premiers à se confronter à l'épineux
problème de la main d'oeuvre. Il est inadmissible de penser que les
édifices coloniaux étaient l'oeuvre des colons uniquement. Ceci
se justifie par le nombre
1 Thomas Deltombe, Manuel
Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines
de la françafrique 1948-1971, Yaoundé, éditions
Ifrikiya, juin 2012, p
57.
2 Marc Michel, « La
colonisation française en Afrique noire : aspects économiques et
sociaux », in http// :www.études-coloniales.com,
posté le 1er juin 2007 et consulté le 12
février 2014 à 16h
3 Ibid.
4 Institut National du
Patrimoine, Architecture coloniale et ...p 15
40
d'Européens et d'indigènes
présent à Dschang pendant la colonisation. Les tableaux suivants
nous donnent quelques indices.
Tableau 1: Evolution de la population européenne
et indigène dans les différents territoires dont Dschang
était le Chef-lieu
|
Bezirk de Dschang
|
Circonscription de Dschang en
|
Subdivision de Dschang en 1926
|
Région bamiléké en
1950
|
|
|
1921
|
|
|
Indigènes
|
/
|
82 467
|
75 613
|
/
|
Européens
|
Environ 10
|
9
|
15
|
259
|
Source : Statistiques compilées par nous sur la
base des documents suivants : Zacharie Saha, « Le Bezirk de
Dschang : relations entre l'administration coloniale allemande et les
autorités traditionnelles (1907-1914) », Mémoire de
Maîtrise en Histoire, Université de Yaoundé, avril 1993,
p75; Marie Chieufack, « L'administration coloniale française et les
mutations sociales et économiques dans la région
Bamiléké entre 1919 et 1959 », Mémoire de DIPES II en
Histoire, ENS Yaoundé, 2010-2011, p 33-34. ; ARO Rapport annuel de la
subdivision de Dschang, 1926 et ARO Rapport mensuel, 2e trimestre,
circonscription de Dschang, recensement de Juillet 1921.
Il ressort de ce premier tableau que l'effectif des
populations européennes se trouvant à Dschang a
évolué très lentement et que logiquement, celles-ci ne
pouvaient pas constituer une main d'oeuvre suffisante. De plus, si on se
réfère à la prétendue « mission civilisatrice
» de l'Occident envers le continent africain, les Européens ne
pouvaient qu'être des Chefs de chantiers et leur nombre réduit
répondait sans difficultés aux tâches qui leur
étaient réservées.
Tableau 2: Comparaison de la population de Dschang avec
les autres localités de la circonscription en 1927.
|
Dschang
|
Nkongsamba
|
Foumban
|
Indigènes
|
76 205
|
23 140
|
38 040
|
Européens
|
18
|
97
|
12
|
Source : Berlise Guedia Dongmo, « Les
investissements agricoles dans la subdivision de Dschang 1909-1957 »,
Mémoire de Master en Histoire, Université de Dschang, 2012-13,
p.29. ;
Il ressort de ce deuxième tableau que les
Européens étaient plus présents en un lieu ou en un autre
en fonction de l'intérêt qu'ils y avaient. On peut comprendre
qu'ils soient plus nombreux à Nkongsamba qu'à Dschang à
cause des vastes plantations qui s'y trouvent et plus à Dschang
qu'à Foumban parce que le premier était le Chef-lieu de la
circonscription administrative et en tant que tel, concentrait
41
l'essentiel des services administratifs et politiques,
lesdits services ne pouvaient être pilotés que par un blanc. Enfin
le nombre très élevé des populations locales les
prédisposait et les obligeait même à jouer le rôle
qui leur revenait, c'est-à-dire être une source de main-d'oeuvre.
Une main-d'oeuvre malléable gérée par les dirigeants qui
sont en nombre réduit. Donc Lovett Z. Elango a tout a fait raison quand
il écrit :
Lorsque l'on considère l'ensemble de
l'héritage allemand au Cameroun ou seulement certains de ses aspects, on
se voit confronté finalement à l'énorme mobilisation de
main d'oeuvre indigène qui seule a rendu possible ces
réalisations...c'est dans cette perspective qu'il faut considérer
et apprécier les différents vestiges de la domination coloniale
allemande au Cameroun1
Puisqu'il faut d'office mettre de côté
les engins sophistiqués pour le transport des matériaux parce
qu'ils n'existaient pas, le seul moyen possible de transport des personnes et
des biens était le portage fait par les indigènes2.
Les briquettes ou briques cuites ayant permis aux Allemands d'élever les
maisons, étaient par exemple pétries, ensuite cuites
derrière la Chefferie Foto et transportées sur la tête par
les populations indigènes vers les lieux de construction3.
Aussi, les planches destinées aux constructions étaient
transportées par nos parents sur leur tête de Nkongsamba pour
Dschang pendant une durée d'un mois4.
En fonction de l'autorité responsable de
l'infrastructure, le recrutement de la main d'oeuvre pouvait être libre
ou forcé. Il pouvait être libre lorsque ce sont les fidèles
d'une congrégation religieuse qui voulaient aider à la
construction de leur chapelle. Ainsi Ebanda Menduga nous fait savoir que «
ce sont surtout les femmes du "sixa", leurs fiancés, les
catéchumènes, les chrétiens qui désiraient aller
à la confesse,
1 Lovett Z. Elango, «
Reprise d'une oeuvre commune », in Wolfgang Lauber (ed), Architecture
allemande au Cameroun 1884-1914, Stuttgart, Edition Karl Krämer,
1988, pp 28-29.
2 Pour plus
d'informations, lire Zacharie Saha, « Le Bezirk de Dschang :
relations entre l'administration coloniale allemande et les autorités
traditionnelles (1907-1914) », Mémoire de Maîtrise en
Histoire, Université de Yaoundé, avril 1993, 123p.
3 Entretien avec Etienne
Gouné, le 02 Juin 2014 à son domicile à Foto
4 Entretien avec Kemkeleng,
le 05 juin 2014 à la Chefferie keleng
42
et les écoliers qui étaient
utilisés à la fabrication et au transport des briques. Ils
formaient une main d'oeuvre gratuite1».
Pendant les constructions, les membres du
clergé qui avaient des notions en constructions architecturales n'ont
pas hésité à former les techniciens locaux comme le
confirme le père Goustan le Bayon : « En construisant, pères
et frères ont formé les ouvriers qualifiés, maçons,
charpentiers, ferrailleurs, plombiers 2»
En revanche, ce recrutement était forcé
quand il s'agissait surtout des travaux de construction des routes, des ponts,
ou les travaux dans les plantations. Comme l'affirme Léon Kaptué,
« les Allemands crurent résoudre le problème en utilisant la
force. Qui ne se souvient de ces théories de porteurs enchainés,
faméliques, lourdement chargés et parcourant en tous sens les
pistes et les sentiers du territoire3 ». Monique Guimfacq nous
raconte ici comment les populations de Dschang ont vécu ces moments
difficiles :
Les populations de la circonscription de Dschang
doivent en effet garder un effroyable souvenir des travaux de constructions de
la ligne du nord par les Allemands et surtout des travaux qui leur avaient
été imposés dans les plantations de Victoria. Dès
leur arrivée à Dschang, les Français avaient promis
apporter plus d'humanité que les Allemands dans l'utilisation des
travailleurs. Ainsi, le premier recrutement en 1922 fut extrêmement
facile. Contrairement aux promesses faites, les résultats furent
effroyables, sur 1 000 individus recrutés, 200 à peine revinrent
chez eux et le plus souvent pour y mourir.4
En plus, les administrateurs coloniaux avaient
développé un certain nombre d'astuces pour avoir la mainmise sur
la main d'oeuvre. Par exemple, avec l'introduction de la culture du café
dès 1926 à Dschang, les arrêtés du 4 juillet 1933 et
du 10 mai 1937 apportèrent des restrictions dans cette culture. Seuls
les Chefs traditionnels avec quelques notables pouvaient créer des
plantations de café. Ceci permettait à l'administration d'avoir
en permanence la main d'oeuvre. En 1944,
1 Titus Ebanda Menduga
« Construction en terre de l'époque allemande à nos jours,
survol des expériences camerounaises depuis le 19é
siècle », in Wolfgang Lauber (ed), Architecture allemande au
Cameroun 1884-1914, Stuttgart, Edition Karl Krämer, 1988, p.
146.
2 Père Goustan le
Bayon, Les prêtres du Sacré-Coeur et la...
p.129.
3 Léon
Kaptué, Travail et main d'oeuvre au Cameroun sous régime
français 1916-1952, Paris, L'Harmattan, 1986, p.12.
4 Monique Guimfacq,
Foto, un grand royaume au coeur de la Menoua : Des origines à 2010,
Yaoundé, AEFCA, 2010, p.84.
43
Marcel Lagarde employait pour la seule station de
quinquina de Dschang 818 ouvriers.1
On peut constater avec Léon Kaptué que
les colons en général avaient les mêmes
préoccupations « on retrouvait chez les nouveaux
maîtres (Français), les mêmes préoccupations
capitalistes, la même âpreté du gain, le même souci
d'exploiter le territoire à moindre coût 2»
En fin de compte, on peut constater qu'il y avait un
lien très étroit entre les administrateurs coloniaux et les
missionnaires comme le souligne si bien Onomo Etaba et que l'un ne pouvait pas
laisser l'autre tomber :
Le politique et le religieux ont cheminé
pendant l'époque coloniale. En effet, le religieux avait besoin de
l'administration pour des questions foncières, de main d'oeuvre et de
sécurité. A partir de 1884-85, l'administration se devait
d'accorder aux missionnaires une protection spéciale et en contre
partie, ceux-ci devaient faire preuve de loyauté et de soumission au
pouvoir temporel3
En outre, dans les années 1950, l'entretien des
bureaux administratifs se faisait par les prisonniers comme le confirme cette
note de service datant du 25 septembre 1956 adressée au Régisseur
de la prison de Dschang par le Chef de région et dont voici le contenu :
« A compter du 26 septembre 1956, une corvée de cinq prisonniers
sera en permanence affectée à l'entretien des abords des bureaux
de la région et de la subdivision.4 »
En définitive, Dschang est une création
allemande, l'esprit qui guida les réalisations allemandes dans cette
ville est celui de toute une tradition basée sur la
longévité, l'idéal et surtout des choses bien faites comme
le déclare ce grand architecte allemand Daniel Durnham
Ne fais pas de projets mineurs, ils ne sauraient
susciter l'enthousiasme et il y a de grandes chances pour qu'ils ne soient
jamais réalisés. Place très haut l'objet de tes espoirs et
le but de ton travail. Saches forger de grands projets et n'oublies pas qu'il
soit de conception noble et
1 Monique Guimfacq, Foto,
un grand royaume... p.91.
2 Léon
Kaptué, Travail et main d'oeuvre...p.31.
3Roger Onomo Etaba, «
Systèmes politiques et politiques missionnaires au Cameroun du milieu du
XIXe siècle à la première moitié du XXe
siècle, in NKA, Revue interdisciplinaire de la Faculté de
lettres et de sciences humaines, n°4, 2005, p.204.
4 Archives
Départementales de Dschang
44
logique. Acquiert une fois tracée, valeur
d'éternité et que longtemps après que nous
aurons
disparu, il demeurera un élément vivant et
s'imposera avec une force toujours accrue1.
Par contre, les Français construisaient ce
qu'on appelle les infrastructures formalistes, c'est-à-dire qui vont
directement servir à l'administration et à la mise en valeur du
territoire, l'aspect esthétique étant négligé.
C'est d'ailleurs pour cette raison qu'à Dschang particulièrement
et au Cameroun en général, ils «accueillirent les
réalisations allemandes avec satisfaction, avec une admiration
secrète et choisirent le Cameroun comme centre de la politique de mise
en valeur de leur empire colonial africain2 ». Comme l'affirme
Edith Ngomedje parlant de la ville de Yaoundé : « le
général Aymerich ne cacha pas son émerveillement devant
les infrastructures de ses prédécesseurs
allemands3» Tout ceci fut possible grâce
à la disponibilité d'une abondante main d'oeuvre. Au sujet de
l'usage des infrastructures coloniales, il y avait une barrière
infranchissable entre les européens et les indigènes. En d'autres
termes, les Africains et les Européens ne pouvaient vivre ensemble dans
la même demeure quand bien même, ils avaient les mêmes
fonctions. A titre illustratif, Enoh Meyomesse affirme ceci :
Les Camerounais peuvent encore, jusqu'à ce
jour, visiter, à Mvolyé à Yaoundé, la
résidence des prêtres à étages et en planches, qui
se trouve en haut du sanctuaire marial. Les prêtres blancs logeaient
à l'étage, tandis que leurs collègues noirs, non seulement
vivaient au rez-de-chaussée, mais en plus étaient interdits de
monter à l'étage. Quiconque osait le faire était purement
et simplement défenestré4.
Ce n'est que pendant la Première Guerre
Mondiale par exemple que les catéchistes noirs ont habité la
résidence des pères à Dschang, bien évidemment
parce que les pères pallotins allemands étaient
pourchassés par les militaires de la coalition franco-britannique. A ce
moment, ils sont là pour tout simplement prendre soin de la mission en
l'absence de véritables responsables. Il faudra attendre jusque dans les
années 1950, à la veille des indépendances dans les pays
africains, pour voir
1 Lovett Z. Elango, «
Reprise d'une oeuvre...p.28.
2 Ibid. P.36.
3 Edith Njokou Ngomedje,
« L'histoire à travers les ...p.15.
4 Enoh Meyomesse, « La
servitude religieusement consentie », in Les cahiers
de
Mutations, le vrai visage de l'église
catholique au Cameroun, Vol 056, Mars 2009, p.4.
45
apparaitre les premiers prêtres africains
logeant dans les habitats construits par les Européens. De même
pour les infrastructures des administrateurs coloniaux.
|