Jouissance des terres et garantiepar Jules NDEODEME Université de Yaoundé 2 - Master recherche en droit 2021 |
SECTION 2 : UNE PRISE EN COMPTE A PARFAIRE POUR INSUFFISANCES ET INADAPTIONSLe droit positif présente une situation qui voudrait convaincre du fait que la nature particulière de la jouissance des terres par rapport à la propriété de l'immeuble a été prise en compte, et ceci surtout en certaines des règles organisant le régime de l'hypothèque portant sur ladite jouissance. Cette prise en compte est-elle suffisante ou même adaptée ? C'est la question qui se pose. En effet, une garantie doit être effective puis être éventuellement efficace pour enfin espérer être idéale. La condition d'effectivité tient au texte262(*) qui organise la garantie c'est-à-dire à sa vocation à être réellement appliqué en société263(*). La condition d'efficacité tient à l'aptitude d'un régime juridique à produire le résultat pour lequel elle a été conçue264(*). L'efficacité de la garantie vise à donner au créancier la certitude d'être payée à l'échéance si le débiteur ne s'exécute pas. L'idéalisme en matière de garantie recherche sa pleine efficacité, ce qui est très difficile à atteindre265(*). Des auteurs suggèrent des qualités266(*) pour évaluer l'efficacité des garanties. Il convient ainsi d'évaluer l'hypothèque de la jouissance des terres à l'aune de ces qualités, ce qui revient à questionner sa fonctionnalité. Mais bien avant, il faut évaluer la conceptualisation de l'assiette de la garantie et de la garantie elle-même. Cette conceptualisation détermine l'effectivité et mieux l'efficacité à espérer. Il s'évince en réalité d'une part, qu'il y a un problème de conceptualisation de l'hypothèque de la jouissance des terres à résoudre (Paragraphe 1). D'autre part, après une adéquate conceptualisation, la fonctionnalité de l'hypothèque de jouissance des terres qui recèle aujourd'hui certaines insuffisances et inadaptations (Paragraphe 2) ne devrait pas être compromise. Paragraphe 1 : Le problème de conceptualisation de l'hypothèque de la jouissance des terres et sa résolutionLa conceptualisation est « mise au service d'un système d'interprétation général dont les termes prennent leur signification les uns par les autres (chacun étant plus ou moins compris comme une métaphore ou une approximation du réel)267(*). » En science juridique, elle vise à fixer dans l'absolu la signification de chaque fait dont on reconnaît qu'il constitue un fait juridique268(*). La jouissance des terres est très souvent le résultat d'un acte juridique, dans sa matérialité, elle constitue donc un phénomène juridique. Il y a dans ce sens la consécration des droits réels de jouissance des terres, mais cette appréhension est faite de manière superficielle par le droit positif. La communauté de l'objet sur lequel porte l'hypothèque de l'immeuble et celle de la jouissance des terres conduit peut-être à l'indistinction de leurs régimes, mais il a été développé à la première partie que l'assiette diffère. L'une porte sur des droits réels de jouissance alors que l'autre porte sur l'immeuble. Cette distinction de l'assiette aurait dû conduire à distinguer leurs régimes, chose qui n'en est pas ainsi en l'état. Ceci démontre que la conceptualisation de l'assiette de l'hypothèque de la jouissance des terres recèle des failles (A). Celles-ci ont facilement permis l'organisation insuffisante du régime de ladite hypothèque, non sans permettre la transposition des règles qui lui sont inadaptées (B). A- Les failles de la conceptualisation de l'assiette de la garantie Dans l'esprit du législateur OHADA et de l'autorité règlementaire du 11 août 2015, un droit conférant jouissance des terres, qui est en réalité une simple prérogative de jouir des terres, est considéré plutôt comme s'il s'agissait d'une prérogative presqu'assimilable à la propriété desdites terres. C'est une suite aux idées qui ont présidé à l'adoption du code civil en 1804. A cette époque, concéder un droit de jouissance des terres était extrêmement encadré. Cela n'était possible que dans le cadre des divers usufruits et droits d'usage et d'habitation reconnus à certaines personnes uniquement en considération de leur statut ou de leur rapport avec le propriétaire terrien. Etaient par ailleurs envisagées les servitudes qui ne sont en réalité que des droits accessoires aux terres parce que intimement liés à leur utilisation. Bien qu'organisé à cette époque, le louage n'épousait véritablement pas la philosophie des droits réels. D'ailleurs ledit louage était envisagé dans le sillage des contrats spéciaux. C'est près d'un siècle après, en 1902 notamment, que le bail emphytéotique est connu et tout le vingtième siècle a par la suite fait développer d'autres droits réels de jouissance des terres qui sont de nos jours admis pour constituer l'assiette de l'hypothèque. Un droit réel de jouissance des terres est, soit un démembrement du droit de propriété des terres, soit une prérogative accordée et reconnue dans les domaines par l'Administration. A cause de l'assimilation de la propriété et des droits de jouissance pouvant être concédés, les derniers ne sont que très rarement évoqués dans l'AUS et très peu utilisés dans la pratique. Ils ne sont en effet évoqués qu'au moment de la constitution de la garantie. Ils sont évoqués comme des droits sur lesquels l'hypothèque est susceptible de porter et très rarement évoqués à d'autres étapes de l'organisation du régime de l'hypothèque269(*). En effet, l'assimilation excessive de l'immeuble et de la propriété de l'immeuble aux droits réels de jouissance pouvant être constitués sur le même immeuble occulte véritablement ces derniers. Ceci est vrai pour la simple raison que ses caractéristiques ne sont pas suffisamment perceptibles encore moins étudiées270(*). D'ailleurs, ils semblent être quelque peu négligés par le droit positif271(*). En effet, de nos jours et beaucoup plus pour l'avenir, des baux de longue durée272(*) ou des droits réels de jouissance des terres innomés seront davantage consentis, et moins la cession entière de l'immeuble sera faite. Puisque ces droits constituent des éléments du patrimoine de leurs titulaires, ils doivent également pouvoir facilement leur ouvrir droit à garantir le remboursement des crédits auxquels ils prétendent pour les mettre en valeur ou pour d'autres investissements. Il se précise donc que l'assimilation complète de l'immeuble aux droits réels immobiliers divers et spécifiquement à ceux conférant jouissance rend difficile l'utilisation de ces derniers comme assiette de l'hypothèque. Il est vrai que pour un seul droit de propriété, plusieurs droits réels de jouissance pourront être constitués et quels qu'ils soient, le seul droit de propriété leur tiendra prééminence. Relativement à la garantie, pour changer la tendance, il est souhaitable de considérer les droits réels de jouissance des immeubles tels qu'ils sont. L'idée est de s'inscrire dans la philosophie de ceux qui préconisent une réforme du droit des biens273(*). Cette réforme serait grande si elle viendrait à consacrer un titre entièrement dédié aux droits de jouissance des terres à côté du droit de propriété immobilière. Cette conceptualisation déclinée en une appréhension singulière des droits de jouissance par le législateur permettra de mieux conceptualiser leur garantie. B- La conceptualisation de l'hypothèque de la jouissance des terres La garantie portant sur la jouissance des terres étant envisagée non pas séparément mais plutôt indistinctement de l'hypothèque de droit commun, il en découle qu'un simple copiage est fait des rigidités ainsi que des éventuelles faiblesses de la dernière. L'assiette est pourtant distincte. La jouissance des terres, caractérisée souvent en « peines et soins » ou « impenses » pour désigner les cultures, constructions et améliorations apportées aux terres, est distincte de l'immeuble ou des terres et des droits de propriété sur elles. Les impenses constituaient autrefois l'assiette du nantissement. La nature de la garantie portant sur la jouissance des terres a été appréhendée différemment par le premier AUS de 1997, avec un léger changement lors de la révision de 2010. Il y a à espérerun plus grand changement lors de la prochaine révision. Il y a nécessité d'envisager de manière formelle c'est-à-dire prévoir dans l'Acte uniforme OHADA organisant les sûretés un titre ou chapitre ou même une section relative à la garantie ou l'hypothèque de jouissance des terres avec des modes de constitution et de réalisation plus souple.Il s'agira d'adopter des modes visant clairement l'objectif d'efficacité,c'est-à-dire amener le créancier à accepter telle hypothèque pour garantir le remboursement de son crédit. Ceci permettrait de parvenir à une situation où les crédits seront offerts aux titulaires des droits de jouissance parce qu'il sera reconnu auxdits droits leurs réelles valeurs économiques capitalisables. Il est perceptible du décret du 11 août 2015 qu'il y a un renvoi, excessif, aux dispositions sur l'hypothèque générale c'est-à-dire de l'immeuble. Cette technique de renvoi n'est pas du tout admissible pour l'intelligibilité et l'efficacité d'un régime juridique274(*), d'une garantie de surcroit. L'autorité décrétale qui avait bien la possibilité de déroger auxdites règles et de créer celles adaptées à l'hypothèque de la jouissance des terres dans les domaines a plutôt fait autre chose. De même, le législateur OHADA qui a choisi de n'évoquer que la possibilité de constitution d'une hypothèque portant sur les droits réels de jouissance des terres peut décider de séparer cette hypothèque de celle de l'immeuble et lui organiser un régime propre. L'OHADA a fait pareil avec les différentes sous-catégories de gages ou de nantissements275(*). D'ailleurs, cela participe de la vie et l'évolution des garanties en général276(*). En tout si la réorganisation de cette hypothèque arrivait vraiment, elle éviterait des écueils et distorsions observés dans la pratique et que la CCJA est aujourd'hui obligée de corriger277(*). La réformation conceptuelle de la jouissance des terres qui constitue l'assiette de l'hypothèque spéciale et la réformation conceptuelle de l'hypothèque spéciale elle-même doivent s'accompagner d'une réformation fonctionnelle c'est-à-dire d'une réorganisation et d'une optimisation de son régime en envisageant une mise en oeuvre fonctionnellement adéquate. * 262P-E KENFACK, « L'effectivité des dispositions des lois contraires au droit : réflexions à partir des lois foncières et de travail au Cameroun », in L'effectivité de la loi, L'Harmattan, Paris, 2021, p.88. * 263 Y. LEROY, « La notion d'effectivité en droit », Droit et société, n°79, 2011/3, pp.715 et s. * 264P-E KENFACK, « L'effectivité des dispositions des lois contraires au droit : réflexions à partir des lois foncières et de travail au Cameroun », op. cit, p.88. * 265 Ph. MALAURIE et L. AYNES, Droit civil. Les sûretés, op. cit, n°9 * 266« Une sûreté idéale devrait avoir quatre qualités ; elle devrait être : - d'une constitution simple et peu onéreuse, pour ne pas augmenter le coût du crédit ; - adaptée à la dette qu'elle garantit - ni trop ni pas assez - afind'éviter l'abus de sûreté qui gaspille le crédit du débiteur ; - efficace, c'est-à-dire donner au créancier la certitude d'être payé à l'échéance, si le débiteur ne s'exécute pas ; - d'une réalisation simple, afin d'éviter les lenteurs et les frais inutiles. » Ph. MALAURIE et L. AYNES, Droit civil. Les sûretés, op. cit, n°8 * 267 P. NOREAU, « L'épistémologie de la pensée juridique : de l'étrangeté... à la recherche de soi. » Les Cahiers de droit, 52(3-4), 2011, 695. * 268 Idem. * 269 Articles 195 et 204 de l'AUS. * 270 P-E KENFACK, « Doctrine et création du droit privé au Cameroun », in Revue de la Recherche Juridique. Droit prospectif, PUAM, 2005-4. L'auteur y développe que la doctrine camerounaise peine à prendre ses marques sur des questions de création du droit. Ainsi elle n'intervient que rarement avant le législateur et le juge, ce qui constitue un abandon de certains aspects de son activité d'interprétation déclinée en la critique du droit et en sa prospection. * 271Heureusement, la doctrine en a pris conscience. Lesdits droits font la part belle des questions relatives à la réforme du droit des biens en France, le même droit des biens est en vigueur au Cameroun. W. DROSS, Droit des biens, 2ème éd., Montchrestien, 2014 ; H. PERINET-MARQUET (dir.), Propositions de l'Association Henri Capitant pour une réforme du droit des biens, LexisNexis, 2009, Carré droit. Ch. ALBIGES et Ch. HUGON (Sous la direction scientifique de), Immeuble et droit privé. Approches transversales, Lamy, Coll. Axe Droit, 2012. La question foncière est l'objet de tous les commentaires au Cameroun pour l'ineffectivité du régime foncier et domanial pour certaines dispositions et l'inefficacité pour d'autres. P-E KENFACK, « L'effectivité des dispositions des lois contraires au droit : réflexions à partir des lois foncières et de travail au Cameroun », in L'effectivité de la loi, L'Harmattan, Paris, 2021, pp.87-97 ; TCHAPMEGNI R. (Sous la direction de), la problématique de la propriété foncière au Cameroun, Actes de la Conférence sur le foncier, Mbalmayo, 2005, 143p. Disponible sur le site web www.environnement-propriete.org./francais/documentation/doc/la-problematique-de-la-propriete-fonciere-au-cameroun.pdf * 272 CCJA. 1ère, Arrêt n° 052/2020 du 27 février 2020. * 273 P-E KENFACK, « L'effectivité des dispositions des lois contraires au droit : réflexions à partir des lois foncières et de travail au Cameroun », op. cit. pp.87-97 ; W. DROSS, Droit des biens, 2ème éd., op. cit. ; H. PERINET-MARQUET (dir.), Propositions de l'Association Henri Capitant pour une réforme du droit des biens, op. cit.. Ch. ALBIGES et Ch. HUGON (Sous la direction scientifique de), Immeuble et droit privé. Approches transversales, op.cit. * 274 N. MOLFESSIS, « le renvoi d'un texte à un autre », in Les mots de la loi, Collection « Etudes juridiques, Economica, p.55 * 275I. L. MENDJIEM, « Régime général des sûretés », in Encyclopédie de l'OHADA, Porto Novo, Lamy, 2011, pp.1480-1509 * 276 Pour MALAURIE et CROCQ, Droit civil. Les sûretés, op. cit., n°13 « les sûretés sont aujourd'hui nombreuses et variées. Leur évolution n'est pas achevée, car elles sont tributaires de la vie économique, en constante mutation. Comme dans le droit des contrats spéciaux, on assiste à une floraison de garanties nouvelles, d'abord variété d'une sûreté nommée, puis prenant à l'égard du modèle de plus en plus de liberté pour acquérir un régime spécifique. » * 277 CCJA, 2e ch., Arrêt n°052/2013 du 12 juin 2013. Dans cette affaire opposant l'ex Banque Sénégalo Tunisienne (BST) devenue Groupe ATTIJARIWAFA Bank à OUMOU SALAMATA et autres, ces parties avaient désigné de nantissement une hypothèque portant sur un droit de bail dont la réalisation a justement été faite selon les règles de la saisie immobilière. La difficulté était grande de nommer clairement une telle garantie en l'absence de précisions claires dans l'Acte Uniforme. Le terme d'hypothèque semblait inadapté puisque l'assiette n'était pas constituée de l'immeuble mais d'un droit de jouissance communément désigné impense et qui a fait l'objet de nantissement autrefois.Sans doute, la non organisation spécifique par le législateur OHADA d'une garantie ayant spécialement ce droit de jouissance pour assiette a mené à cette difficulté. La CCJA avait eu l'occasion de décider ce qui suit : « le terme de nantissement a toujours été utilisé dans l'ancien code de procédure civile pour désigner une sûreté réalisée sur des impenses ou des peines et soins ; qu'aujourd'hui il désigne une garantie inscrite sur le droit au bail ; que le fait de mentionner sur l'acte qu'il s'agit d'un nantissement, ne le rendait pas nul, puisque le juge a la possibilité de restituer à l'acte sa véritable qualification. » Le premier juge a été notamment perdu dans les insuffisances de l'AUS relativement à cette garantie qu'il devait particulariser. |
|