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Comment la forêt traverse les hommes, étude des représentations de l'écosystème forestier la Ceiba au Costa Ricapar Marion Picard Université Lumière Lyon 2 - Master 1 Anthropologie 2020 |
II. LA FORÊT DE LA CEIBA ET SES PROTAGONISTESLa dimension générique du terme forêt ne fait pas de distinction sur ses caractéristiques micro-régionales (R. Hardin, 2005). Pourtant, elle est présente sur près d'un tiers des terres émergées et possède des caractéristiques diverses, éloignées de l'universalité que suggère sa terminologie. Celle qui concerne notre enquête se localise entre le Tropique du Cancer et l'Équateur, dans un pays d'Amérique Centrale, le Costa Rica, et se rattache au grand ensemble des forêts équatoriales, qualifiées de denses et humides (S. Bahuchet, 1993). Elle est nommée La Ceiba par le collectif du Jaguar Rescue Center, qui a privatisé ces terres forestières il y a une dizaine d'années dans le cadre de leur projet de réhabilitation des animaux costaricains. Au sein de ce territoire de quarantaine-neuf hectares, délimité par des frontières parfois visibles mais le plus souvent invisibles, une micro-société particulière se dessine, qui intègre humains et non-humains dans son collectif. Afin d'aborder ce terrain ethnographique particulier, il est nécessaire d'introduire La Ceiba en évoquant les caractéristiques particulières de ce que l'on nomme forêt dense équatoriale et son ancrage dans le territoire costaricain. C'est ensuite à travers un portrait ethnographique portant sur le collectif du Jaguar Rescue Center et sur la forêt, que je rendrai compte de la construction du terrain, en évoquant notamment les caractéristiques constitutives de La Ceiba et les logiques structurelles du Jaguar Rescue Center2. 1. Terrain d'enquête : La Ceibaa. Généralités botaniques sur les forêts équatoriales au Costa Rica La forêt n'est pas immuable, elle change et évolue constamment selon des facteurs internes ou externes, allant des phénomènes anthropiques jusqu'à l'action des plus maigres champignons formant le mycélium, en passant par les conditions topographiques. D'un point de vue scientifique, ce sont principalement les éléments climatiques locaux (notamment en terme de température et de pluviosité) et l'action du sol qui déterminent les caractéristiques d'une forêt (Y. Bastien, M. 2 Régulièrement désigné par l'acronyme JRC dans la suite de ce travail 14 Bournérias, 2020). Mais si ceux-ci sont représentatifs, ils ne sont pas suffisant à déterminer l'implantation d'un type forestier. Les êtres vivants qui constituent la forêt et vivent en son sein (les humains, les non-humains animaux et les non-humains végétaux) exercent « une influence considérable sur le peuplement forestier, et aussi sur son évolution » et l'action humaine est « inséparable de l'étude de l'évolution forestière » (Ibid.). Le Costa Rica bénéficie d'un climat tropical défini par la chaleur, la permanence des températures et par des saisons pluviométriques (F. Hallé, 2010, pp. 68-pp73) ; et « bien qu'il y fasse chaud et lumineux, le temps ne ressemble pas à l'été en Europe, encore moins au printemps » (Ibid., p. 79), en effet l'air y est très humide, contrairement à ce que l'on peut ressentir dans nos latitudes. De ce climat particulier résulte des forêts tout à fait singulières, tantôt appelées forêts denses tropicales, en référence au climat, tantôt forêts denses équatoriales, en référence à leur situation géographique. Ces forêts sont caractérisées ainsi en raison de la densité des végétaux constituant leur écosystème et l'humidité atmosphérique résultant du climat régional. En termes botaniques, leur structure est rendue compte par les différentes strates de végétation qui la composent, que l'on assimile au niveau maximal d'expansion des végétaux forestiers. Figure 1: Niveaux de stratification en forêt équatoriale (Source: N. Cauwe, 2008) Si les strates de végétation sont difficiles à délimiter dans le cas des forêts denses équatoriennes, dans la mesure où elles se superposent (Y. Bastien, M. Bournérias, 2020), les scientifiques en dénombre cinq : une strate de végétaux « géants » (hauts de quarante à cinquante 15 mètres), une strate d'arbres plus petits (de quinze à vingt-cinq mètres)3, une strate arbustive formée par les jeunes arbres et les buissons, une strate herbacée et la strate cryptogamique, principalement composée de champignons (Ibid. ; Figure 1, p.14). La Ceiba se situe dans la région de Limon, à quelques kilomètres de Puerto Viejo. Elle bénéficie d'une pluviométrie forte, allant jusqu'à plus de trois mètres par an (Figure 2, p.15), et rentre dans la sous-catégorie des forêts denses équatoriales. Dans le langage scientifique, elles sont appelées forêts denses sempervirentes (toujours vertes) ou ombrophiles (se développant dans une région pluvieuse) (J-P. Lanly, H-F Maître, 2020). Toutefois, dans cette étude, le terme de forêt dense équatoriale sera employé, afin d'éviter la charge sémantique contenu dans le terme tropical et la complexité des termes issus du discours scientifique. Figure 2: Diagramme ombrothermique attestant de la moyenne des données de température et de précipitation récoltées entre 1982 et 2012 dans la ville Puerto Viejo (source : climate-data.org) 3 Les végétaux de ces deux strates sont entremêlés à des lianes et sont garnis d'épiphytes (fougère, orchidées, broméliacées, etc.) (Y. Bastien, M. Bournérias, 2020). 16 b. L'inscription de La Ceiba dans le Refuge national de vie sylvestre Gandoca Manzanillo Au Costa Rica, un peu plus du quart du territoire est géré par une instance gouvernementale, le SINAC4, qui institue des « aires sylvestres protégées » ou des « aires de conservation » (N. Raymond, 2007 ; Figure 3, p.16). Les aires constituées sont soumises à une catégorisation précise délimitant différentes zones auxquelles s'appliquent des politiques de gestion et de juridiction particulières. L'institution de ces zones a débuté par la promulgation de la Ley Forestal 4465, en 1969 (Annexe 1), et fût complétée par la Ley de Biodiversidad 7788, en 1998. Ces lois ont donné naissance à des parcs nationaux, des réserves biologiques, des réserves forestières, des zones protégées, des zones humides et des refuges de vie sylvestre (Ibid. ; Annexe 1) et ont introduit le concept de conservation dans le discours politique. Figure 3: Carte des zones sylvestres protégées et des couloirs biologiques (source: SINAC, 2016) 4 Le Système National des Aires de Conservation, créé en 1989, une instance gouvernementale rattachée au département du MINEA, le ministère de l'environnement et de l'énergie, créé en 1986. Cette instance est chargée de la gestion des nombreuses zones protégées du territoire. 17 Depuis plus de 2000 ans, l'humanité protège des sites, des forêts et des écosystèmes (C. Guilleux, 2018). Aujourd'hui, les aires protégées sont devenues une composante essentielle de la stratégie de conservation de la biodiversité (C. Guilleux, 2018), concept émergeant à la fin du XXe siècle, en lien avec les préoccupations sociales contemporaines et l'idée d'une « crise environnementale » (F, Drouilleau, 2015 ; R.Dumez, M. Roué, S. Bahuchet, 2014). La gestion réglementée des espaces au Costa Rica est éminemment politique, et semble imposer des changements économiques, environnementaux et sociaux qui viennent bouleverser les dynamiques territoriales (C. Guilleux, 2018). A l'époque de la promulgation de ces lois, en Amérique Centrale, la grande majorité des forêts étaient surexploitées (J-P. Lanly, H-F Maître, 2020). Au Costa Rica, le taux de déforestation allait croissant dès les années 70, atteignant 89 % en 2000 (Fournier, 1991 ; N. Raymond, 2007). Ce phénomène, a été si intense que la pérennité des aires protégées fut questionnée (N. Raymond, 2007, 8). La création et le maintien des aires protégées participent ainsi à la transformation du territoire (C. Guilleux, 2018, Dery, 2007 ; Depraz, 2008), soulève des questions éthiques et philosophiques quant à la viabilité et la pertinence de leur existence (C. Guilleux, 2018), et révèle une vision particulière du monde vivant, que je tâcherai d'entrevoir dans le troisième axe de ce travail. Le gouvernement du Costa Rica gère à présent près de cent soixante zones protégées réparties dans onze secteurs de conservation régionales plus larges. L'aire qui intéresse cette étude concerne les refuges nationaux de vie sylvestre, comptés au nombre de neuf. Cette catégorisation correspond à des terres délimitées dont la priorité politique est la protection, la conservation, la croissance et la gestion des espèces de la faune et de la flore sauvage, selon la Ley Forestal de 1969 (Annexe 1). Je m'intéresserai ici au refuge de Gandoca-Manzanillo, dans lequel se situe la forêt dense équatoriale de La Ceiba (figure 4, p.18). Situé sur la côte caraïbe sud-est, à la frontière du Panama, le refuge national de vie sylvestre Gandoca-Manzanillo est un refuge de type mixte, qui s'étend sur 4,436 hectares de zone maritime et sur 5,010 hectares de terre (SINAC, 1996). Il a été créé le 29 octobre 1985, à l'issu du décret exécutif n°16614-MAG, et fait parti du secteur de conservation de la caraïbe. Hormis la partie maritime, le refuge connaît une seule unité biotique, la forêt dense équatoriale, qui s'étend sur une surface relativement plane, dont l'altitude maximale est de cent quatre vingt cinq mètres (Ibid.). 18 Parmi les espèces végétales dominantes, on trouve notamment le cativo (prioria copaifera), le sangrillo (pterorcarpus officinale) et le carapa (carapa guianensis) auxquelles s'additionnent une multitude d'espèces endémiques (dont l'amandier, dipteryx panamensis). Cette forêt renferme également une grande diversité d'espèces animales comprenant parmi d'autres, le singe hurleur (allouatta palliata), le singe araignée (ateles geoffroyi), le singe capucin (cebus capucinus), des grands aras verts (ara ambiguus), diverses espèces de toucan et une multitude d'espèces d'amphibien et de reptiles (Ibid.). Figure 4: Localisation de La Ceiba, au sein du Refuge de vie sylvestre Gandoca-Manzanillo (source: ACBTC, 2014) Le Refuge de Gandoca-Manzanillo n'est pas exclusivement l'affaire du domaine public. Son territoire forestier comprend des petites zones privées, qui sont gérées individuellement par leurs propriétaires. L'existence des réserves privées est courante au Costa Rica, elles sont nombreuses et souvent dédiées à des activités écotouristiques (N. Raymond, 2007). La Ceiba se trouve être l'une de ses zones : située au coeur du Refuge, elle appartient à la fondation du JRC, dont le fondateur a acheté les terres avec l'aide financière de ses pairs en 2014. 19 c. La Ceiba Figure 5: Topographie de La Ceiba (source: M. Borros, ) Le territoire privé de La Ceiba est donc situé dans la zone ouest du refuge national de vie sylvestre Gandoca-Manzanillo et intègre les mêmes caractéristiques florales et fauniques. Bien qu'il s'étende sur quarante neuf hectares de zone forestières humide et dense5, ses frontières ne sont pas toujours physiquement visibles et délimitées. Officiellement, le site est accessible par la Paraíso Road, un large chemin caillouteux perçant la forêt au départ de la route 256, et qui débouche sur un grand portail arborant l'effigie des propriétaires (Figure 6, p.20), bordé d'une longue clôture empêchant son accès libre. Ce passage est le seul endroit où les frontières de La Ceiba sont marquées ; sur le reste du territoire, rien n'empêche son accès ni ne le limite, hormis la dense végétation. 5 D'après les modifications apportés au site officiel du Jaguar Rescue Center le 18 juin 2020, le JRC possède aujourd'hui 12 hectares de La Ceiba et a mis en location le reste du territoire à un tierce. Cette situation peut-être temporaire et pourrait s'expliquer par une fragilité économique liée à la fermeture aux visiteurs imposée par l'État dans le cadre de la pandémie du Covid-19. Mais ceci reste à vérifier sur le terrain. 20 Figure 6: Portail d'accès à La Ceiba (source: E. Rizzon, 2018) Passé ce portail, c'est un territoire nettement anthropique traversé par une rivière qui se dessine. Les aménagements sont multiples et comptent un garage, un pont, un chemin dallé (Annexe 6) ; sur le camping site (Figure 5, p.19) se trouve trois hébergements, un lieu de restauration, une tour de fer, plusieurs enclos et des aménagements pour les animaux non-humains du collectif. Pour implanter ces dernières infrastructures, l'environnement a été modifié par un éclaircissement des zones où la végétation se devine anciennement dense. Des étroits cours d'eau ont également été détournés afin de former des mares. Une colline marque une certaine frontière invisible entre cette zone de vie quotidienne humaine qu'est le camping site et la dense forêt. Au delà de celle-ci, les traces de l'homme sont moins visibles, le chemin dallé s'arrête pour être remplacé par des sentiers tracés à la machette et battus par les passages répétitifs des humains et des animaux non-humains. De petites zones ont tout de même été déboisées par delà la colline en réponse à certaines activités anthropiques, comme l'installation d'enclos ou la mise en place de petits aménagements destinés aux animaux non-humains du collectif tels que des plateformes. De manière générale, du moins durant mon séjour au printemps 2019, le territoire de La Ceiba n'avait pas été entièrement exploré par le collectif du JRC. En son sein, humains et non-humains interagissent de manière singulière, me poussant à dire que La Ceiba forme un microcosme représentatif d'une certaine vision plus large de la forêt, corrélée aux représentations et aux activités humaines qui s'y déroulent. 21 2. Les enquêtés : le collectif du Jaguar Rescue Center L'usage du terme collectif fait écho à la réflexion de Philippe Descola portant sur les méthodes et les concepts d'étude des sciences sociales. Par une tentative de refonder l'unité de leur analyse, il se détache des concepts de société, de communauté et de culture, tout aussi abstraits que chargés de sens multiples, et définit le terme collectif comme « une forme stabilisée d'association entre des êtres, [humains et non-humains], qui peuvent être ontologiquement homogènes ou hétérogènes, et dont aussi bien les principes de composition que les modes de relation entre les composantes sont spécifiables et susceptibles d'être abordés réflexivement par des membres humains de ces assemblages » (P. Descola, 2018, pp. 130-131). Ce terme permet d'intégrer les non-humains dans les groupes sociaux et de les considérer comme des sujets politiques agissants. C'est à travers cette idée que le collectif du Jaguar Rescue Center sera abordé, dans la mesure où la diversité des êtres le composant intègre à la fois humain et non-humain dans sa manière de faire monde. a. Généralités sur la fondation du Jaguar Rescue Center Le JRC est officiellement né en 2008. D'un point de vue juridique, c'est une fondation privée à but non lucratif, dont l'objectif principal est la conservation de la faune endémique. Le couple fondateur est formé par d'anciens employés du zoo de Barcelona, la primatologue d'origine catalane Encar Vila Garcia, et l'herpétologiste Sandro Alviana d'origine italienne (décédé le 28 février 2016). Selon les termes d'Encar Vila Garcia, leur volonté était « d'offrir un refuge pour les animaux »[traduction personnelle], son rêve depuis sa jeunesse, et c'est en tant que spécialiste des primates et pour rejoindre son compagnon qui s'y était établi, qu'elle a choisi de mener ce projet au Costa Rica. La fondation est définie comme un lieu de rétablissement pour les animaux dits sauvages et mis en danger, souvent par des causes anthropiques (circulation routière, chasse et trafic illégaux, attaque de chien domestiqués) ou par leur environnement (abandon, attaque, accident). Elle se décrit elle-même comme « une maison temporaire ou permanente pour les animaux blessés, malades ou orphelins [offrant] un service vétérinaire et des soins 24h sur 24 » [traduction personnelle]. L'idée d'accueil temporaire va de pair avec leur activité principale, la réhabilitation, que j'aborderai dans le troisième axe de cette étude. 22 Figure 7: Localisation du Jaguar Rescue Center, en rouge, et de La Ceiba, en rose (source: googlemaps.com) Le centre principal du JRC se trouve à quelques kilomètres de La Ceiba, dans la zone caraïbes au sud-est du pays, proche de la route 256 (Figure 7, p.22). Au fur et à mesure des années, la propriété de Sandro et d'Encar s'est largement agrandie et couvre à présent environ vingt-deux milles mètres carrés. Quotidiennement, la structure peut accueillir près de cent soixante animaux non-humains, et autant d'individus humains. Un grand nombre d'espèces animales endémiques, placées en captivité ou en semi-captivité, s'y trouve et compte des mammifères, des reptiles et des volatiles. Généralement, ces animaux non-humains sont découverts par la population locale et sont amenés au centre ou récupérés par celui-ci. Ils vont alors être nommés, soignés et dans la mesure du possible, relâchés selon le processus de réhabilitation. Il s'agit de paresseux à deux doigts (choloepus didactylus) et à trois doigts (brasypus tridactylus), de cerfs à queue blanche (odocoileus virginianus leucurus), d'ocelots (leopardus pardalis), de margays (leopardus wiedii), d'agoutis (dasyprocta), de collard-peccaries (pecari tajacu), de différentes espèces de singes (hurleur, araignée et capucin), de chevaux, d'écureuils, de ratons laveurs du Nord (procyon lotor), d'opposums (caluromys derbianus), de grisons (galictis vittata), d'armadillos (dasypus novemcinctus), de kinkajous (potos flavus), de caïmans (caiman crocodilus), diverses espèces de serpents, de crocodiles et de lézards, et différentes espèces d'oiseaux dont des toucans, des perroquets, des rapaces. Par ailleurs, les humains y sont également nombreux. Une dizaine d'individus sont salariés et forme une équipe permanente, structurée et dirigée par Encar Vila Garcia (Annexe 2). Chacun d'eux ont un rôle défini et des tâches quotidiennes précises. A ce nombre s'ajoute une trentaine 23 d'autres individus, les volontaires, qui intègrent le JRC via un programme de volontariat-payant pour une durée déterminée qui s'étend habituellement de un à six mois. Ces derniers sont là pour aider les salariés, ils sont polyvalents et suivent des directives quotidiennes diverses mais répétitives. Ils ont un statut particulier dans la fondation, par leur passage éphémère, leur caractère interchangeable et l'apport financier qu'ils représentent, que je tâcherai de questionner dans le troisième axe. A ces membres s'additionnent alors les milliers de visiteurs se rendant au JRC chaque année, attirés par la découverte de la faune locale. b. Le Jaguar Rescue Center, un zoo nouveau ? Si l'on s'attache à la définition que donne le JRC de lui-même, il est décrit comme un centre de sauvegarde ou un refuge pour les animaux menacés. Pourtant, les pratiques touristiques qui y sont menées et l'exhibition quotidienne de certains animaux6 au grand public (placés soit en captivité dans des enclos soit en semi-liberté dans des parcs surveillés), posent la question de son attachement aux pratiques habituelles appliquées dans les zoos. En effet, la Ley de conservación de la Vida Silvestre de 1992 (loi de conservation de la vie sylvestre en français), stipule que tout centre de sauvegarde doit être fermé au public, or ce n'est pas le cas du JRC, et, dès lors que la structure détient des animaux et rend possible sa visite moyennant une contribution financière, il est doté du statut de zoo (Annexe 3). Cependant, les textes de la juridiction costaricaine ne permettent pas de classer le Jaguar Rescue Center strictement dans la catégorie de zoo, ou dans celle de centre de secours, dans la mesure où ses pratiques concernent les deux parties (Annexe 3). Il détient alors une position ambiguë, le faisant pencher dans l'un ou dans l'autre selon l'opinion. Tout de même, il ne peut échapper au statut de zoo, malgré ses efforts pour s'en extraire, tant les aspects communs avec la définition donnée et la réalité du site lui font écho. Par ailleurs, si l'on accorde un regard aux conceptions évolutionnistes, la conservation semble être devenue une mission essentielle des parcs zoologiques de ce siècle, dont l'activité ne se limite plus à l'exhibition (J-L. Berthier, 2020 ; Figure 8, p.24). 6 Notons que les s animaux non-humains ne sont pas tous livrés à une exhibition, malgré que cela ne concerne que les animaux fragilisés pour lesquels une telle pratique aurait un effet perturbateur direct sur leur bien-être ou sur leur réintroduction future. 24 Figure 8: Regard évolutionniste sur les termes et les fonctions donnés à ce que l'on nomme couramment zoo (source: Encyclopedia Universalis) Le Costa Rica ayant exigé la suppression des parcs zoologiques publics en 2013, transformant ceux du territoire en jardin botanique, l'existence même de ces lieux privés questionne les logiques ontologiques auxquelles ils se rattachent. En effet, si la frontière homme-animal est au coeur du dispositif des zoos (E. Leroy, 2018 ; J. Estebanez, J-F. Staszak, 2012), c'est la différence d'intériorité présente dans l'ontologie naturaliste, dans lequel s'inscrit l'Occident et l'Europe (Descola, 2005 ; C. Larrère, 2015), qui semble rendre possible l'émergence de ces lieux (Ibid.). Par leurs anciennes fonctions, les fondateurs du JRC sont imprégnés de certains codes rappelant les institutions zoologiques européennes (E. Leroy, 2018). Involontairement ou non, ils semblent avoir exporté leur conception et leur manière d'agir avec les animaux non-humains sur le territoire costaricain, ainsi que leurs perspectives en matière de conservation de la faune et de la flore (rappelant malheureusement certains traits issus du colonialisme). C'est sans compter que la majeure partie des humains du collectif, salariés, volontaires ou visiteurs, sont également d'origine européenne et habitués à ces pratiques (Ibid.). Le Jaguar Rescue Center, semble ainsi se construire entre le zoo classique et « le centre de secours » [traduction personnelle du terme centro de rescate, employé dans la juridiction]. Tout de 25 même, il semble inverser la logique des zoos classiques : plutôt que d'amener certaines espèces animales en Europe dans un objectif d'exhibition, ce sont les européens qui se déplacent dans leur environnement d'origine dans un objectif de sensibilisation. c. Le collectif à La Ceiba La Ceiba est nommée ainsi en hommage au très vieil arbre ceiba pentandra (Annexe 4) y résidant, et représente aujourd'hui une annexe au centre principal. Bien que le site soit difficile d'accès et manque de réseau satellite, les humains qui y résident sont en contact permanent avec la base centrale, située à quelques kilomètres, et les mêmes logiques structurelles s'appliquent. Dans l'imaginaire du collectif, la parcelle de forêt est décrie comme la « station de libération en forêt primaire » [traduction personnelle]. Il s'agit, toujours selon les termes du collectif, du site où le JRC relâche les animaux non-humains qu'il accueille, mais aussi, selon le processus de réhabilitation mis en place, d'un site de ré-habituation de ces derniers à leur environnement d'origine, concept que je tâcherai d'expliquer plus loin. L'ayant évoqué plus tôt, il est inutile de rappeler la diversité des espèces qui compose cet écosystème forestier. Cependant, cette diversité vient s'élargir avec l'arrivée du Jaguar Rescue Center. En effet, cette implantation nouvelle implique une légère modification de son écosystème, qui ne peut plus, dès lors, être conçu sans les humains. Les aménagements structurants à présent une partie de ces terres, comme évoqué plus tôt, sont relatives aux activités du collectif et viennent combler le besoin d'infrastructures pour la vie quotidienne et le passage des humains (maisons, sentier dallé, restaurant, garage etc.) et des animaux non-humains (enclos). Les humains résidant quotidiennement à La Ceiba sont peu nombreux et excèdent rarement dix individus. Ils se rattachent tous au collectif du JRC et composent une population allogène au territoire. Durant mon séjour, ils étaient sept : Auger, d'origine catalane, et Ashley, d'origine anglaise et espagnole, managers-employés assignés à la gestion de La Ceiba, une famille du Panama (un couple et deux filles adolescentes que je n'ai malheureusement pas eu l'occasion d'aborder) dont les parents étaient également salariés, et une volontaire, Manuella, d'origine catalane, engagée pour six mois au sein du collectif. D'autres résidents se comptent parmi le collectif du JRC à La Ceiba, à savoir, les animaux non-humains. Plus nombreux que les êtres humains, ils étaient une vingtaine durant mon séjour, comprenant des individus en semi-liberté ou en captivité temporaire dans les enclos (cinq raton- 26 laveurs, quatre singes hurleurs, un écureuil et deux ocelots), des individus en liberté (quatre perroquets verts), et d'autres encore, résidant dans les enclos à des fins d'élevage (une trentaine de rats). Hormis les rats, chaque individu se voyait attribué un nom par les membres humains du collectif. A ces résidents, s'ajoutent les volontaires de courte durée, dont je faisais partie, et les visiteurs. Chaque semaine, un nouveau groupe de volontaires (de deux à six personnes) étaient conduits sur le site. Si j'ai choisi de rester trois semaines à La Ceiba, la plupart d'entre nous ne restait que quelques jours, et leur séjour dépassait rarement cinq nuits. Quant aux visiteurs, des visites étaient organisées quotidiennement, ainsi que des séjours longs, mais leur nombre était restreint à moins de dix personnes. Le plus souvent, les visites concernait des groupes de deux à quatre individus. En définitive, c'est un large collectif d'êtres humains allogènes et d'animaux non-humains qui s'est implanté au coeur de ce territoire forestier. Le Jaguar Rescue Center semble alors constituer un univers social qui lui est propre, invitant à repenser les modes d'associations possibles entre les êtres. 27 III. CONSERVATION, ÉCOTOURISME, ET RÉHABILITATION : VISIONS DE L'ESPACE FORESTIER Le Jaguar Rescue Center ne s'est pas implanté à La Ceiba par hasard. En tant que collectif, il mène des pratiques singulières qui, à mesure du développement de sa structure et de l'augmentation du nombre de ses membres, l'ont mené à étendre son territoire sur ces terres forestières. Par leur implantation sur le sol costaricain, les membres du JRC véhiculent une ontologie intégrant une vision du monde forestier particulière, qui semble se manifester à travers les pratiques sociales qu'ils mettent en place. Les premières observations de terrain m'ont permis de faire émerger trois thématiques de recherche liées aux pratiques menées par le collectif à La Ceiba, à savoir la conservation, l'écotourisme et la réhabilitation. A travers l'analyse anthropologique de ces thématiques, rendue compte notamment par des éléments discursifs, je tâcherai de dégager une problématique pertinente tournée vers la détermination et la compréhension de la manière dont le Jaguar Rescue Center se représente la forêt. 1. Les champs thématiques issus des premières observations de terrain La construction suivante des champs thématiques liés à cette étude provient des premières observations de terrain réalisées entre le 25 mars et le 14 avril 2019, et ont été complété par les données du site internet du JRC. La pré-analyse de ces données sera tournée vers des questionnements concernant les représentations et les pratiques du collectif du JRC. Il s'agira alors d'essayer de cerner anthropologiquement les phénomènes sociaux qui sous-tendent les diverses représentations de la forêt. a. La conservation de la forêt Dans le langage courant, la conservation désigne « l'acte de maintenir quelqu'un ou quelque chose hors de toute atteinte destructrice, de s'efforcer de faire durer et de garder en bon état ou dans 28 le même état [cet individu ou cette chose ]»7. Aujourd'hui, le terme revêt une approche éminemment politique liée à l'émergence des discours portant sur la situation environnementale contemporaine, largement relayée par les sciences naturelles depuis les années 1980 (R. Dumez, M. Roué, S. Bahuchet, 2014). La conservation est devenue un enjeu majeur de l'époque, une solution face à l'extinction des espèces animales et végétales, un moyen essentiel pour lutter contre ce phénomène contemporain appelé « crise environnementale ». Or, les actions de conservation sont des comportements exclusivement humains (C. Guilleux, 2018 ; Fox, 2006) et tirent leurs origines d'une vision particulière que les collectifs portent sur le monde vivant et sur l'environnement (C. Guilleux, 2018). Si l'humanité préserve des territoires depuis deux milles ans (Ibid.), les manières de faire et les raisons d'agir sont multiples, dépendent des diverses manières de faire monde et sont historiquement situées. La stratégie la plus répandue menée par les collectifs environnementalistes pour conserver un espace ou des espèces se trouve être la délimitation de zones particulières, intégralement protégées, dans lesquelles on cherche à limiter la propagation de l'homme. Cette stratégie provient de l'institutionnalisation du parc Yellowstone en 1872 (C. Guilleux, 2018) et du concept américain de wilderness (W. Cronon, 2009 ; C. et R. Larrère, 2015), qui, relayant une vision sacrée de la nature, propage l'idée de « sanctuaire immaculé où l'on peut, pour quelque temps encore, rencontrer les dernières brides d'une nature inaltérée, exempte de cette souillure contagieuse de la civilisation » (W. Cronon, 2009, 6). Le Jaguar Rescue Center a créé en 2018 La Ceiba Primary Forest Foundation qui, selon leurs termes, contribue à la « conservation de la nature sauvage dans la région sud caraïbe du Costa Rica ». Celle-ci intègre un « programme de protection de la forêt pluviale tropicale à travers l'acquisition de territoires stratégiques » [traduction personnelle]. Voici la manière dont le collectif relate les événements qui ont poussé son fondateur à prendre en charge la conservation de ce territoire : « When our founder Sandro first visited the area, researching reptiles and amphibians, he was was fortunate (for a herpetologist) to cross paths with a Bushmaster snake (lachesis stenophrys). With a conservation status of vulnerable it is the largest and one of the deadliest vipers in the New World. He took this rare sighting as a divine sign that he should try to preserve the land where he encountered the Bushmaster from any future human development. » 7 D'après la définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) publiée en 2012, url : https://www.cnrtl.fr/definition/conserver 29 Si l'usage de l'expression « Nouveau Monde » n'est pas sans rappeler le passé colonial et dénote une posture largement ethnocentrique, parler de « signe divin » est également surprenant. Selon les termes du collectif, le fondateur Sandro aurait interprété sa rencontre avec une espèce endémique de serpent, le lachesis stenophrys (Annexe 5), comme un signe divinatoire lui confiant la mission de préserver les lieux. Plus loin, le collectif poursuit : « Sandro encouraged some environmentalist friends to visit the area and they were so impressed with the beauty of the local nature that they joined finances to buy another small piece of neighboring land. Our only chance of protecting this land from potentially being sold to property developers is to buy the leased areas ourselves. » Ainsi, de cette rencontre jugée extraordinaire découle une volonté d'appropriation du territoire dans l'optique de le préserver de « tout futur développement humain » et de « garder [sa] beauté » [traduction personnelle]. Or, ces terres sont situées dans l'aire de conservation étatique du Refuge National de Vie Sylvestre et disposaient déjà d'un principe de conservation local. Le Jaguar Rescue Center semble alors adopter une posture salvatrice, se posant comme un acteur légitime de la conservation de ce territoire costaricain. Ce témoignage pose une question éthique : l'interprétation d'un signe divin suffit-il à justifier une appropriation territoriale ? Et, par-delà, une question de représentation sociale, le mythe d'une nature vierge, de la wilderness aurait-il conditionné les pratiques de conservation du JRC ? En continuité de cette idée, La Ceiba est fréquemment désignée comme une « réserve naturelle » [traduction personnelle]. Cette appellation est proche de l'idée de sanctuaire et fait référence à un lieu à protéger, un territoire présentant un intérêt exceptionnel sur le plan biologique ou esthétique, qui doit être défendu à tout prix de toutes interventions susceptibles de le dégrader, par des mesures de protection particulières8. Le JRC semble construire le territoire de La Ceiba de cette manière. Se posant comme le garant de son maintien en état, il conçoit la forêt comme un lieu précieux, méritant une intervention. Comment ce phénomène se traduit-il en terme de relation humaine entretenue avec l'environnement ? Par ailleurs, La Ceiba est également nommée « forêt primaire » [traduction personnelle], selon les termes suivants : 8 D'après les définitions du CNRTL et de l'INSEE, publiées respectivement en 2012 et 2016. 30 « Primary forest is classified as an area where there are no visible indications of human activity and therefore this mature and untouched property is the ideal place to locally release many of the animals that arrive at the JRC as it gives them the best chance of a clean and naturally safe environment with little chance of interaction with humans in the future. » Si une forêt primaire est effectivement une forêt qui ne semble pas avoir été affecté par l'action humaine depuis deux ou trois siècles (P. Descola, 2014), cette idée oublie que toute représentation donnée à la nature est fondamentalement prise dans l'histoire sociale de la société usant de cette image. Parler de forêt primaire est une construction culturelle d'une réalité qui se veut naturelle (W. Cronon, 2009 ; C. et R. Larrère, 2015). Elle reflète l'idée de forêt originelle, non habitée, ce qui s'avère être une réalité erronée dans la mesure où « l'homme a probablement parcouru ou habité toutes les forêts du monde » (A Schnitzler-Lenoble, 1996 p. 3). De plus, La Ceiba, compte aujourd'hui de nombreux aménagements qui ont nécessité un remaniement de l'espace et, inévitablement, un défrichement d'une parcelle de ces terres boisées. En ce sens, parler de forêt primaire est-il toujours viable ? Et si cette idée rejoint celle de forêt vierge, de forêt naturelle et sauvage, voire de jungle, fait-elle également écho au concept de wilderness ? Par l'usage de cette terminologie, le JRC semble nier son implantation sur le territoire, son influence sur le paysage et, dans le même temps, paraît renforcer l'attractivité touristique de La Ceiba en construisant un imaginaire particulier. b. L'écotourisme, producteur d'images de la forêt Récemment, la société européenne a vu naître diverses alternatives au tourisme de masse qui s'incarnent dans les pratiques dites écotouristiques, dont l'objectif est de restituer une éthique à l'image du tourisme (D. Valayer, 2002 ; J. Hérault, 2013 ; Manço et Sarlet ; 2008). L'éco-tourisme s'apparente à un tourisme de nature, et instaure des pratiques d'observation de la faune et de la flore dans les zones protégées, non perturbées par l'homme et qui offrent une grande diversité biologique (J-M. Breton, 2004 ; Blangy, 1993). L'émergence de cette pratique crée un nouvel imaginaire porté sur la mystification d'une nature vierge et immaculée, et se construit en parallèle de la quête européenne pour une nature non anthropisée, jugée inexistante sur le continent (C. et R. Larrère, 2015). Comment expliquer l'émergence de cette nouvelle pratique touristique ? Cette conception concorde-t-elle avec l'idée de la wilderness ? 31 Le Jaguar Rescue Center s'est emparé de cette forme touristique afin de pérenniser son implantation et son activité sur le territoire costaricain. Cette stratégie de financement est loin d'être un tabou au sein du collectif : « when I see tourists, I think about money » confiait la directrice d'exploitation Nerea Irazabal aux volontaires. Peu de questions éthiques se posent, le tourisme étant considéré comme une nécessité absolue. D'ailleurs, une stratégie de responsabilisation dirigée vers de potentiels visiteurs et donateurs prime au sein du JRC : « Your donations and the income generated from tours will enable us in the future to keep the beauty of La Ceiba Natural Reserve available for future generations of animals and humans to enjoy. » Le JRC offre trois opportunités d'écotourisme à La Ceiba, à savoir les visites guidées, les séjours en nuitée, et l'écovolontariat (que je nommerai volontourisme). Si les visites guidées et les séjours en nuitée sont des formes « classiques » de tourisme, l'écovolontariat est une forme récente reposant sur la participation active du voyageur qui va s'engager auprès de l'organisme d'accueil pour mener une activité d'intérêt général (C. Baillet, O. Berge, 2010). Dans le cadre des programmes de volontariat offerts par le JRC, la contribution du voyageur est triple : il s'implique à la fois par son travail, par son énergie mais aussi par son financement (Ibid.). Ce triple engagement n'est pas toujours bien vu par les volontaires ni par les managers. Manuela, une volontaire long terme à La Ceiba, me signala son incompréhension : « for me, it doesn't make any sense, I give my energy and my time, I think it's enough », et Pablo, lui aussi volontaire depuis plusieurs mois au JRC, me présenta son indignation à devoir payer pour travailler à La Ceiba : « because we have to pay, fuck it ! » Cette participation financière me pousse à parler de volontourisme. En effet, si Manuela intègre le programme de volontariat du JRC dans le cadre d'un stage pratique et Pablo par passion pour les animaux non-humains, la majorité des volontaires y participe afin d'expérimenter de nouvelles manières de voyager, de sortir de leur quotidien et de se découvrir à travers la découverte de nouveaux horizons. Alors, La Ceiba était bien souvent une étape parmi d'autres du parcours touristique. Nanouk, une jeune suisse, illustre parfaitement cette figure : voyageant depuis près de quatre mois en Amérique Centrale, elle s'arrêta au JRC pour un mois, et me confia être sur la route « to discover the world, meet poeple and to find [herself] ». Ainsi, le volontourisme reste fondamentalement une approche touristique particulière, alternative certes, mais dont la valeur repose essentiellement sur celle de l'expérience vécue (Ibid.). 32 Les deux premières offres écotouristiques, les visites guidées et les nuitées, sont présentées comme des moments propices à la découverte de la faune et de la flore et, cherchant à rendre ces pratiques et La Ceiba attractives, le JRC renvoie des représentations particulières de la forêt à ses visiteurs, créant un imaginaire touristique particulier. La notion d'imaginaire touristique cristallise l'ensemble des représentations se référant au lieu, aux expériences attendues et aux pratiques qu'elles induisent, ainsi qu'aux acteurs touristiques, à savoir la population réceptive et la population émettrice (M. Garvari-Barbas, N. Graburn, 2012). Celles-ci sont alimentées ou associées à des images matérielles et immatérielles, telles qu'on les retrouve sur les réseaux sociaux, le site officiel, les guides touristiques, les souvenirs, les témoignages, les récits et les anecdotes (Ibid.). En voici un exemple sous-tiré du site officiel, concernant les visites guidées de nuit : « The jungle truly comes alive at night, and on this magical 2 hour hike led by a professional guide, you will see and hear nocturnal animals that stay hidden during the day - an experience you won't get anywhere else. You won't have to go far before you come across frogs, snakes, opossums and more. The sights and sounds of the jungle at night will surely be something you'll never forget! » Dans cet extrait, le collectif utilise à plusieurs reprises le terme de jungle et évoque le caractère unique et inoubliable du lieu. Il joue sur l'imaginaire européen, qui, fort marqué de la distinction entre le sauvage et le domestique (P. Descola, 2005 ; C. et R. Larrère, 2015), se représente la jungle comme une nature non apprivoisée et authentique, qui n'a plus d'existence en soi sur les terres européennes (C. et R. Larrère, 2015). La notion de jungle est ainsi une idée, une manière de percevoir l'écosystème forestier, qui ne décrit qu'une vision ethnocentrique du monde et non une réalité objective. Ce récit semble également contenir une notion implicite, celle de l'exotisme. Situant La Ceiba dans le « Nouveau Monde » [traduction personnelle], et pointant les espèces endémiques y régnant, « grenouilles, serpents, opossums et autres » [traduction personnelle], le JRC participe à la construction de ce territoire comme un haut lieu de l'exotisme, un ailleurs lointain, un inconnu fascinant. En effet, l'exotisme renvoie à une conception asymétrique du monde, issu de la relation et de la vision que l'Europe porte sur l'ailleurs, et bien souvent sur les pays dits tropicaux tels que le Costa Rica (J. Estebanez, 2008). Naissante de l'époque coloniale, cette notion est fort critiquable et 33 doit être manipulée avec soin. Tout de même, l'exotisme a longtemps forgé notre rapport au monde et il apparaît que son idée persiste dans l'imaginaire touristique européen. D'ailleurs, auprès des volontaires, l'imaginaire véhiculé par le JRC n'est pas éloigné de l'idée de jungle. Voici comment il présente La Ceiba dans le cadre du volontariat : « The work at La Ceiba is hard but incredibly rewarding, giving animals another chance at living where they belong, the wild. You will be working in an environment that is often very hot, humid and wet with a variety of biting insects (including mosquitoes). The rainforest here has a lot of wild animals (including venomous snakes and spiders, biting ants, scorpions etc) so it is important that you are aware of this before committing to volunteering at La Ceiba. » La caractère sauvage de l'environnement est mis en avant, diffusant un imaginaire de la forêt comme un environnement inhospitalié composé d'espèces animales non-humaines dont l'image inspire bien souvent la peur ou, plus rarement, la fascination (serpent vénéneux, araignées, scorpions etc.). Le JRC adopte ainsi une stratégie d'attractivité touristique portée sur la valorisation de l'expérience de la forêt et mystifie l'écosystème forestier en lui-même. Il met en avant le caractère sauvage et exotique d'une forêt qui n'a pas son pareil en Europe. Et si le regard que le JRC cherche à transmettre aux visiteurs connote un imaginaire collectif proprement européen, qu'en est-il de sa vision réelle de l'écosystème forestier ? Il est important d'ajouter que si l'imaginaire ainsi construit par le JRC se veut attractif et propage des représentations particulières de la forêt, il s'agit d'une stratégie marketing visant à embellir la réalité pour la rendre alléchante, bien que celle-ci repose sur un imaginaire déjà constitué. Le tourisme à La Ceiba suscitait de nombreuses controverses, et était souvent perçu comme une obligation par ses acteurs directs, comme les managers s'improvisant guide touristique. L'objectif du JRC était de récolter des financements en affichant une image plaisante de la forêt, et non de coller à la réalité effective de leurs représentations. Alors, comment le JRC perçoit-il réellement la forêt ? 34 c. La réhabilitation à travers l'éthique du care : une instrumentalisation de la forêt Nous l'avons évoqué, pour le JRC, la Ceiba est également une « station de relâche en forêt primaire » [traduction personnelle]. Cette appellation est étroitement corrélée à l'activité de réhabilitation des animaux non-humains et réfère à ses deux dernières étapes protocolaires, la ré-habituation au cadre de vie et la libération dans l'environnement. Afin de mieux cerner cet aspect, il est nécessaire de discuter la notion de réhabilitation. A l'origine, elle désigne un principe médical visant au rétablissement d'une personne malade, blessée, ou handicapée afin de la rééduquer et la réadapter à un mode de vie et d'activité le plus proche possible de la « normale » (Kamen, 1972). Ce principe est aujourd'hui appliqué aux animaux non-humains et est devenu une pratique courante dans le cadre de la conservation et de la protection de ceux-ci, dans lequel s'inscrit le Jaguar Rescue Center. La réhabilitation est une conception et une pratique particulière du soin, qui est, je crois, étroitement liée à une éthique naissante dans la pensée philosophique et pratique européenne, l'éthique du care. Celle-ci suggère « une forme d'engagement [...] vers une autre que soi », un soucis de l'autre qui, implicitement, conduit à entreprendre une action de soin, par la saisie des besoins et des préoccupations de cet autre (J. Tronto, 2009, pp. 142-146). Bien que discutable, la raison de l'existence du Jaguar Rescue Center réside dans cette attention portée à cet autre qu'est l'animal ; alors, les humains, considérant la vulnérabilité des animaux non-humains, ont mis en place le centre de secours que l'on connaît aujourd'hui. Dans le cadre de sa pratique de réhabilitation, le JRC cherche à rétablir un animal non-humain ayant subit une blessure ou un mauvais traitement, dans l'objectif de le relâcher dans son environnement d'origine. Pour ce faire, le collectif accorde une attention sensible et quotidienne au sujet recevant les soins. Et si des protocoles généraux se répètent, tous suscitent une adaptation stricte à l'individualité de l'animal non-humain en raison notamment de son histoire singulière et de ses traits caractéristiques. Pour le JRC, la condition même de l'efficacité de la réhabilitation réside dans la rigoureuse considération des besoins de l'animal non-humain, principe fondamental dans l'éthique du care. Ainsi, le collectif va mettre en place des méthodes de réhabilitation particulières pour les singes, différentes de celles assignées au ratons-laveurs ou aux oiseaux et, dans la même idée, va traiter différemment un animal non-humain recueilli parce qu'il a été percuté par une voiture, s'il est tombé d'un arbre ou s'il a subi une certaine maltraitance. 35 Par ailleurs, l'éthique du care intègre l'idée de vulnérabilité comme une part constitutive du vivant (J. Tronto, 2009) et renvoie des images et des représentations particulières de l'agent recevant l'attention et le soin, et de l'agent réalisant l'action de soin, qui s'engage et agit auprès du premier. Ces images vont construire des logiques relationnelles particulières, sur lesquelles se baseront le care (Ibid.) et il semblerait que la réhabilitation suive étroitement cette logique. Dans le cadre de l'activité de réhabilitation menée par le JRC, on constate un glissement des représentations de l'être à réhabiliter, décrit premièrement comme sauvage, vers un être dont il faut prendre soin, un être fragile et fragilisé par des agents extérieurs, qu'il faudra ensuite réensauvager dans la mesure du possible afin de réussir sa relâche (E. Leroy, 2018). Alors, chaque phase protocolaire renvoie des images spécifiques de l'animal et du rôle que doit adopter l'agent réhabilitant. Cela va inévitablement instaurer des relations singulières entre l'humain et l'animal non-humain, dépendantes des agents inclus dans celle-ci. Par exemple, lorsque le JRC réalise une transfiguration de l'état de sauvage de l'animal vers un état de vulnérabilité nécessitant son intervention (phase correspondant à celle où ses membres interviennent auprès de l'animal et vont lui apporter des soins), un processus d'accoutumance entre l'humain et l'animal non-humain va être instauré, qui glisse parfois vers une domestication involontaire rendant la relâche impossible. Autrement dit, l'image de la vulnérabilité de l'animal non-humain va susciter une réaction humaine qui prend forme à travers la figure du soigneur et du protecteur. Cette figuration conduit à instaurer une relation dans laquelle l'animal non-humain va s'habituer à l'humain, et dans laquelle l'humain va essayer de nouer une relation de proximité avec l'animal non-humain. Les illustrations de ce phénomène sont nombreuses à La Ceiba. La plus flagrante est l'histoire de Mimi, un amazone à lores rouges (aumazona autumnalis ; Annexe 7), qui a été sauvé par la manageuse Ashley. Depuis, malgré qu'il soit libre de ses mouvements et toutes les tentatives d'Ashley pour le repousser, il ne quitte plus le périmètre du camping site, et entretient une étroite relation avec elle, si bien qu'il chante dès qu'il l'aperçoit, essaie de se poser sur ses épaules et la suit. Cependant, cette accoutumance n'est pas toujours possible. A l'autre extrême, Pocahontas, une femelle raton-laveur s'est retrouvée grièvement blessée au cou. Le collectif a pu l'attraper à l'aide d'une poubelle lorsqu'elle s'est infiltrée dans la maison touristique de La Ceiba ; alors, emmenée au centre pour recevoir des soins, son état de stress était tel qu'elle accoucha de deux morts nés et mangea les deux autres. Agressive, personne ne pouvait accéder à son enclos sans se faire attaquer et jusqu'à sa relâche, jamais elle ne s'est accoutumée à la présence humaine. 36 Si ces exemples sont deux extrêmes, ils illustrent la variabilité des relations entre humains et animaux non-humains instaurées par le JRC, à travers sa pratique de soin par laquelle l'animal non-humain est perçu comme un sujet politique agissant indépendamment de la volonté humaine9. Pour aller plus loin, ils mettent en évidence le rôle de la réhabilitation dans le renvoie d'images et de représentations de l'être à réhabiliter et de l'acteur de la cette pratique. Ainsi, le Jaguar Rescue Center semble construire le réel de son activité sur la base relationnelle qu'il instaure entre l'homme et l'animal par son activité de soin. Ces questionnements mériteraient une profonde réflexion anthropologique, mais s'ils ne sont pas à proprement parler le sujet de cette étude, ils permettent de comprendre l'idée de « station de relâche en forêt primaire » [traduction personnelle]. Par cette appellation, le JRC semble accorder une dimension fonctionnelle à La Ceiba. Dorénavant, elle n'est plus le territoire à conserver ou une terre rentable, décrit par sa beauté ou par son caractère mystique, mais devient un lieu idéal de réhabilitation des animaux non-humains du collectif. Dans le cadre de la réhabilitation voici comment le collectif évoque la forêt : « After being rehabilitated of their injuries, or when baby orphans have grown to an age of independence, we can take animals from the JRC to the La Ceiba Release Station and either release them immediately, or temporarily house them deep in the property in one of our prerelease enclosures so that they can acclimatise to the smells and sounds of the forest at their own peace. The diverse range of flora at La Ceiba also naturally provides approximately 90% of the food required by the animals prior to their release. » La forêt prend alors une place secondaire dans le discours dont la focale est tournée vers l'activité de réhabilitation des animaux non-humains. Elle est perçue à travers cette pratique, comme l'environnement idéal pour préparer et réaliser la relâche. Ainsi, le JRC semble attribuer un rôle à la forêt, lui donner une utilité sociale dans le cadre de son activité. Ce n'est pas uniquement un écosystème qu'il faut conserver, c'est un territoire rendu utile. En ce sens, le collectif instrumentalise la forêt pour mener à bien ses pratiques. 9 Pour reprendre les termes de Philippe Descola, « De la nature universelle aux natures singulières : quelles leçons pour l'analyse des cultures ? », dans P. Descola (dir.) « Les natures en question », Collège de France, Odile Jacob, 2017, pp. 121-155 37 Par ailleurs, l'éthique du care, révélée dans l'analyse de la notion de réhabilitation, ouvre de nouvelles perspectives quant aux fondements de la prise en charge de la conservation de La Ceiba : cette éthique peut-elle nous donner des éléments de réflexion concernant les fondements de cette prise en charge particulière de la forêt ? Selon Berenice Fischer et Joan Tronto, le care est « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer « notre monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous les éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie »10. Le care ainsi décrit ne se limiterait pas seulement aux autres humains et animaux non-humains mais aussi à des objets de l'environnement et s'associerait, par exemple, avec l'éthique environnementale (J. Tronto, 2009, p. 144). Alors, existerait-il une corrélation entre l'éthique du care et la pratique de conservation de La Ceiba ? Les méthodes de préservation de l'écosystème forestier mises en place par le JRC prennent-elles leur source dans cette éthique ? 2. Émergence et formulation de la problématique La pré-analyse des discours et des pratiques du JRC, réalisée à travers ces trois champs thématiques, permet de révéler une certaine pluralité des visions de l'écosystème forestier. A la fois, présenté comme un lieu touristique, un territoire à conserver et un site de réhabilitation, l'approche multidimensionnelle de La Ceiba insinue une pluralité des conceptions de cet écosystème particulier. Mais, dans leurs fondements, ces visions de la forêt expriment-elle réellement une pluralité de perception, ou sont-elles des reflets issus d'une même manière de construire le monde forestier ? Alors, sont-elles des manifestations plurielles qui tirent leurs origines et se fondent dans une ontologie particulière ? Certains phénomènes ne se lisent pas dans les concepts d'écotourisme et de réhabilitation, et ne sont que partiellement effleurés dans celui de conservation, il s'agit de la sacralisation des arbres et de l'attribution d'une conscience à la forêt et aux non-humains végétaux. Au détour de diverses discussions informelles, j'ai pu constater que certains humains entretenaient des relations avec les arbres et la forêt qui dépassaient l'objectivation du non-humain végétal. 10 Dans « Toward a feminist theory of care », E. Abel et M. Nelson (dir.), « Circles of Care : Work and Indentity in Women's lives, State University of New York Press, Albany, NY, 1991, p. 40 38 En effet, avec une touriste venue rendre visite à Manuela, nous discutions de Julie, une volontaire française qui, après avoir hésité longtemps à se rendre au-delà de la colline pour s'enfoncer dans la forêt, a glissé dans la boue et s'est heurtée le dos à l'entrée même de celle-ci. Cet événement lui imposa un retour au camping site et elle me confia tristement « j'ai l'impression de rater mon aventure » (en langue originale). Cette touriste me dit alors « La Ceiba doesn't accept everyone ». Que voulait-elle dire par là ? Accordait-elle une conscience propre à la forêt ? Par ailleurs, au sein de La Ceiba, il existe une règle taboue, dictée par la fondatrice : l'interdiction de s'approcher d'un arbre ceiba pentandra, en raison de sa « perte d'énergie » [traduction personnelle]. L'arbre en question a cinq cent ans et est considéré comme l'« arbre mère » de la forêt [traduction personnelle]. Que signifie cet interdit ? Ces multiples réflexions et questionnements m'ont poussé à émettre l'hypothèse d'un potentiel changement de paradigme dans l'imaginaire de certains collectifs européens envers l'écosystème forestier. Dans les logiques instaurées par le JRC, il semblerait qu'il existe une ambivalence de perception, me menant à l'hypothèse d'une remise en question du dualisme objet/sujet, fort représentatif des perceptions de la nature dans l'imaginaire européen (P. Descola, 2005 ; C. Larrère, 2015) Alors, l'objet de cette étude se fondera sur une analyse des représentations sociales qui sous-tendent les discours et les pratiques du Jaguar Rescue Center, et qui sont corrélés directement ou indirectement à ce que l'on nomme forêt. Cette idée inclut une réflexion sur notre propre culture européenne, qui, et ceci constituera un postulat nécessaire à la progression de cette analyse, se rattache à celle de la culture dominante représentée par l'Europe. Ainsi, à partir de quelles bases conceptuelles le collectif du Jaguar Rescue Center compose-t-il sa relation avec l'écosystème forestier de La Ceiba et quelle vision du monde végétal en découle ? Afin d'appréhender cette problématique, j'essaierai de suivre la méthode prescrite par Philippe Descola, cherchant à déterminer les origines des collectifs à travers une analyse sociale remontant jusqu'aux modalités premières de l'identification du monde qu'ils entreprennent (P. Descola, 2017). Bien que déjà évoquée, cette méthode est rendue possible par un détour ontologique qui tend à comprendre comment les collectifs singuliers s'instaurent, plutôt que de les considérer comme des réalités déjà constituées (Ibid.). C'est ce regard que je souhaite porter sur le collectif du JRC, afin de mieux cerner les manières par lesquelles il s'instaure dans le monde et se construit. 39 Et si aux premiers abords, le collectif du Jaguar Rescue Center paraît être en marge culturelle à l'égard de ce que l'on nomme ontologie européenne, je crois pourtant qu'il n'en est rien, et que la représentation du monde qu'il véhicule manifeste un léger changement de paradigme expérimenté plus largement dans nos sociétés dites « modernes », rendu inévitable sous la pression des menaces environnementales. Mais ceci reste une supposition que cette étude a pour but d'éclaircir. 40 |
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