2. Aborder la forêt en anthropologie
La singularité de l'objet forêt suggère
une certaine appropriation par les sciences sociales, différente mais
pas tout à fait étrangère à la définition
des sciences dures, afin de comprendre les phénomènes multiples
qui le sous-tendent. Il n'est pas simple d'en délimiter les contours, ou
de lui donner des caractéristiques précises et strictement
définies ; mais il est nécessaire de clarifier l'approche
adoptée par les sciences sociales et la manière dont la
forêt sera abordée dans cette étude, à la fois pour
poser le cadre théorique de la recherche mais aussi pour mieux cerner
son sujet.
a. La forêt : un objet d'étude à angles
multiples
Aujourd'hui, il nous paraît évident que la
forêt est loin de se limiter à une juxtaposition d'arbres, mais
bien à une association de plantes et d'animaux, au sein de laquelle on
observe de multiples interactions (L. Mathot, 2016). Dans le langage des
sciences de la vie, il est question d'une « communauté de plantes
et d'animaux organisée, structurée qui apparaît comme un
ensemble unique possédant des propriétés collectives
» (Ibid. p. 42). Autrement dit, c'est sa constitution biologique
qui prime et donne à voir la forêt comme un système vivant
et autonome, constitué d'une population animale et
végétale dominée par les arbres (G. Michon, 2003).
L'anthropologie, quant à elle, vient ajouter le facteur humain à
cette définition et l'intègre dans la complexité de
l'écosystème forestier, dans la mesure où chaque
forêt connaît un phénomène d'anthropisation, qu'il
soit direct ou indirect (S. Bahuchet, 1993 ; G. Michon, 2003 ; P. Descola, 2005
; C. Larrère, 2015). Et si les anthropologues de la nature s'accordent
plus ou moins sur cette définition généraliste de la
forêt, la plupart y intègre les non-humains invisibles comme
sujets politiques agissant.
Dans les lectures abordées, l'analyse anthropologique
de l'objet forêt porte généralement sur le symbolisme et
les significations que lui donnent les sociétés humaines à
travers une démarche visant la compréhension de la
pluralité des visions de la forêt existantes en ce monde.
Autrement, comme se conçoit la forêt selon telle ou telle culture
?
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Pour ce faire, les angles d'approche sont multiples et
s'entrecroisent. L'étude des modes de classification linguistique, en
s'inspirant de la terminologie langagière et de la catégorisation
des forêts adoptée par les collectifs observés (G. Michon,
2003 ; F. Brunois-Pasina, 2004 ; P. Kialo, 2005 ; P. Descola, 2005 ; S.
Froidevaux, 2007) est une approche pertinente pour aborder les
représentations et les perceptions de la forêt. A celle-ci
s'ajoute la lecture de l'expression symbolique contenue dans les pratiques
sociales, les usages et les modes de vie des collectifs (F. Brunois Pasina,
2004 ; P. Kialo, 2005 ; P. Descola, 2005, 2009 ; E. Kohn, 2017).
L'objet forêt s'analyse également sous la focale
plus large des ontologies humaines, notamment de l'animisme, vision du monde
dans laquelle chaque forme d'être visibles et invisibles constitue un
collectif à part et est perçu comme un individu qui entretient
des rapports (de continuité intérieure et de discontinuité
physique) avec l'être humain (P. Descola, 2000-2001, p. 564). Cette
perspective est commune et constante aux écrits de Philippe Descola et
de Florence Brunois-Pasina ; elle permet de nommer l'univers forestier
par-delà le monde visible et de questionner les visions naturalistes
occidentales. De la même manière, Eduardo Kohn s'intéresse
à l'animisme, mais plutôt que de l'attribuer aux humains, il fait
glisser cette conception du réel vers son objet d'étude, par le
biais d'une analyse sémiotique novatrice bien que complexe. Il parle
alors d'un animisme de la forêt, en ce sens où la forêt
pense à sa manière, tout comme le fait singulièrement tout
être vivant, et avec laquelle l'être humain peut penser (E. Kohn,
2017).
Il est important de noter que malgré cette
prévalence d'une lecture anthropologique de la forêt portée
sur les ontologies humaines, la dimension invisible de l'espace forestier peut
être abordée en dehors de ce champ. L'anthropologue gabonais
Paulin Kialo, dans l'Anthropologie de la forêt (2007), traite du
monde invisible de la forêt, et notamment des génies, par
l'intermédiaire de l'imaginaire et des croyances des Pové, peuple
gabonais, sans pour autant les inscrire dans une ontologie animiste bien qu'il
nous partage que « la forêt invisible est celle qui imprègne
l'imaginaire [des Pové] et qui donne sens aux éléments de
l'écosystème forestier » (P. Kialo, 2007, p. 96). En
dépit de son attachement à l'anthropologie structurale
d'André Georges Haudricourt, Paulin Kialo tire des conclusions dualistes
semblables à celles des anthropologues pensant les ontologies. Par
exemple, Florence Brunois-Pasina, inspirée des concepts d'Augustin
Berque et de Philippe Descola, voit dans le peuple animiste Kasua de
Nouvelle-Guinée une conception de la forêt « avec-soi »,
et non « pour-soi » comme c'est le cas chez les naturalistes (F.
Brunois-Pasina, 2004, p. 105) ; tandis que Paulin Kialo distingue une
population « pro-forêt », les Pové, et une population
« anti-forêt », les exploitants forestiers issus de culture
européenne (P. Kialo, 2007). Ainsi, si l'approche de ces anthropologues
diffère, l'un favorisant une lecture ontologique quand
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l'autre se contente de lire les pratiques sociales et les
représentations, ils finissent tout deux par émettre une
réflexion similaire sur la diversité des visions de la
forêt.
b. Manières d'aborder la forêt dans cette
étude
Cette étude concerne les visions de la forêt du
collectif Jaguar Rescue Center et cherche à s'inscrire dans la
lignée offerte par l'anthropologie de la nature. Pour l'aborder, il est
nécessaire de présenter la construction de l'objet forêt
selon des termes précis. En m'appuyant sur les lectures
précédemment évoquées et sur le terrain
ethnographique, je tâcherai de traiter la forêt comme un
écosystème1 particulier dominé par les arbres,
intégrant humains et non-humains, dont l'image est propre à un
collectif et dépend d'une construction mentale modulée par les
rapports sociaux, les pratiques, les modes de vie, le symbolisme et
l'imaginaire de ce collectif. En ce sens, l'objet forêt sera lu comme un
espace hautement socialisé dont les représentations
dépendent de la particularité culturelle des
sociétés.
Si l'objet forêt est lisible selon divers angles
anthropologiques, l'approche favorisée ici sera l'analyse des pratiques
sociales du Jaguar Rescue Center. Il s'agira alors de comprendre les rapports
entretenus avec l'écosystème forestier à travers cet angle
d'étude, en s'inspirant des démarches de Philippe Descola, de
Florence Brunois-Pasina et de Paulin Kialo, car les pratiques sociales
dessinent certaines logiques inhérentes aux systèmes de
représentations (P. Kialo, 2007) et sont, je pense,
révélatrices de certains traits conceptuels relatifs à la
vision du monde des collectifs.
Par ailleurs, si l'analyse des rapports sociaux entretenus
à travers les pratiques sociales sera le coeur de ce travail, l'objet
forêt va être abordé à travers la dimension
discursive de l'imaginaire européen, du fait de l'appartenance du
collectif Jaguar Rescue Center à celui-ci (que je préciserai dans
la partie suivante). Dans cet imaginaire, la forêt est ambivalente et
plurielle. D'ailleurs, le terme en lui-même est générique
et détient, par conséquent, une certaine faiblesse terminologique
(G. Michon, 2003).
En effet, il désigne à la fois un lieu de
refuge, d'introspection, de recueillement, ou un espace de loisir, mais aussi
un espace inhospitalier, sauvage ou un espace d'enchantement (S.
1 A noter que le terme « écosystème»
est un outil conceptuel qui permet d'analyser et de représenter la
complexité du vivant par son niveau d'organisation le plus
élevé. Lorsque l'on parle d'« écosystème
», il s'agit de désigner l'ensemble des êtres vivants
composé entre autres de communautés végétales et
animales interdépendantes, en relation avec le milieu physique
environnant (L. Mathot, 2016, pp 133). En d'autres termes, le terme
écosystème forestier désigne la relation entre la
biocénose (très diversifiée où domine les
espèces végétales) et le biotope de la forêt
(déterminé géographiquement et par ses conditions
écologiques).
12
Froidevaux, 2007). C'est également un lieu de ressource
et un symbole de richesse économique, et selon de récentes
perspectives, un réservoir patrimonial des cultures humaines, de
biodiversité et d'oxygène, en outre, un espace à
protéger (Ibid.). De plus, les discours scientifiques
contemporains viennent apporter une nouvelle dimension à ce que l'on
nomme forêt en Europe : celle d'un réseau d'être vivants
interconnectés et complémentaires qui communiquent et ressentent
(P. Wohlleben, 2017). Cependant, cette perspective des sciences de la vie
écarte l'humain, se focalisant sur sa nature intrinsèque et son
existence propre et indépendante (G. Michon, 2003). Alors, comment le
collectif du Jaguar Rescue Center construit la forêt face à cette
pluralité terminologique ? C'est par cet angle d'approche ajouté
à celui de l'analyse des rapports sociaux que je tâcherai
d'aborder la forêt dans cette étude.
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