INTRODUCTION
« La Ceiba is not a fucking jardin. »
Voici la manière dont mon manager Auger commentait le
travail d'un collègue qui taillait à ras la
végétation forestière, ne laissant que l'herbe pousser. Il
s'indignait de cette manière de faire : La Ceiba n'était pas un
jardin, elle n'avait pas à être traitée ainsi.
Cette parole m'a conduit à construire mon enquête
autour de la forêt, conçue non pas comme une entité
indépendante de l'humain mais comme un microcosme englobant « des
gens et des arbres qui ont fait histoire les uns avec les autres, les uns par
les autres, et jamais indépendamment de leurs connexions à
d'autres encore » (I. Stengers, 2017, p. 12).
La Ceiba est une zone privée, délimitée
par des frontières invisibles, qui appartient au collectif du Jaguar
Rescue Center depuis 2014, une fondation d'origine européenne qui
pratique la prise en charge de la faune costaricaine. Elle s'inscrit dans
l'histoire de ce collectif, tout comme il s'inscrit dans la sienne.
Située sur la côte Sud-Est du Costa Rica, au coeur du Refuge
National de Vie Sylvestre Gandoca-Manzanillo, elle se compose d'une seule
unité biotique : la forêt dense équatoriale.
Dans l'ontologie occidentale, la définition de la
forêt rend souvent compte d'un écosystème abritant une
large communauté d'espèces non-humaines animales et
végétales, mis en valeur à travers des fonctions
économiques, écologiques ou sociales. La forêt est souvent
perçue selon les bénéfices qu'elle apporte à
l'humain, tantôt productrice de matières premières,
tantôt réservoir de ressources nécessaires et jugées
fragiles. Pourtant, cette définition est loin d'être universelle
ou même de l'avoir été.
Depuis l'origine de l'humanité, l'être humain
arpente les forêts, évolue en son sein, et entretient avec elles
des relations tout aussi diverses que les époques dans lesquelles elles
se situent. La forêt fait partie des histoires humaines (G. Michon 2003),
et sa définition évolue avec celles-ci. Quelle est l'histoire de
la forêt pour le collectif du Jaguar Rescue Center ?
Engagée en tant que volontaire auprès du
collectif, j'ai essayé d'apprendre à voir la forêt avec les
yeux de ses membres humains et d'intégrer au mieux leurs pratiques. Il
m'a alors semblé que le collectif du Jaguar Rescue Center cristallisait
un ensemble de représentations singulières du
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monde végétal non-humain, lisibles à la
fois dans les pratiques et dans les discours. De là, je me suis
interrogée sur les bases conceptuelles ayant menées le collectif
à interagir de façon si directe avec la forêt, et dont
découle des visions particulières du monde
végétal.
Pour aborder ce questionnement, je commencerai par situer
l'objet forêt dans le champ de l'anthropologie de la nature et
par rendre compte de la multiplicité des manières de l'aborder.
Par la suite, à travers une succincte analyse, je présenterai La
Ceiba, en tant que terrain et objet d'étude, ainsi que le Jaguar Rescue
Center, qui détient la particularité d'intégrer à
la fois des humains et des non-humains animaux dans son collectif.
Je tâcherai alors de problématiser les
représentations de la forêt des membres humains du collectif
à partir de thématiques sous-tirées des premières
observations de terrain, à savoir la conservation, l'écotourisme,
et la réhabilitation. Cela me permettra d'effleurer certaines pistes
d'analyse aboutissant à la problématique.
En dernier lieu, je discuterai la méthodologie
employée pour aborder le terrain en tant qu'apprentie anthropologue, en
mettant en évidence les biais qui en découlent.
La forêt de La Ceiba est soumise à des
représentations multiples que la démarche anthropologique aide
à mettre en évidence. Cette note d'avancement aura pour projet
d'éclairer la diversité des manières de percevoir la
forêt à travers les yeux, les mots et les pratiques des humains du
collectif du Jaguar Rescue Center ; elle amorcera alors une réflexion
sur un hypothétique changement de paradigme des représentations
de la forêt dans les consciences européennes, passant d'un monde
hostile à un monde vulnérable.
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I. LA FORÊT, DANS LA SPHÈRE DE
L'ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE
S'il existe quelques études anthropologiques à
ce sujet, je pense notamment à celles d'Eduardo Kohn et de Paulin Kialo
publiée respectivement en 2017 et en 2007, la forêt reste un objet
timide et récent dans le domaine des sciences sociales. Loin
d'être traitée par l'anthropologie générale (S.
Froidevaux, 2007), la forêt s'étudie à travers des champs
de l'anthropologie aussi divers que le suggère la multiplicité de
son caractère, si bien que c'est « aujourd'hui un terrain
contesté » (R. Hardin, 2005, pp7). Elle peut ainsi être
l'objet de l'ethnolinguistique, étudiant l'expression de la culture
à travers le langage, de l'anthropologie économique et de
l'anthropologie du travail, qui s'intéressent aux organisations
collectives mises en place par les sociétés humaines et à
leurs rapports d'exploitation et de production des biens (F. Gollain, 2001), de
l'anthropologie environnementale, émergente avec les idées
récentes de gestion et de protection de l'environnement (R. Hardin,
2005). En somme, d'autant de sous champ anthropologique qu'il existe de pistes
de lecture de l'objet forêt.
Dans cette étude, c'est à travers le champ de
l'anthropologie de la nature, introduit en 2001 par Philippe Descola au
Collège de France, que je m'intéresserai à la forêt.
Ce champ questionne la nature des relations entretenues par les hommes avec
leurs espaces de vie et les non-humains et, j'y viendrai, actionne
l'idée d'une pluralité des ontologies humaines.
Parler de l'objet forêt à travers ce champ de
recherche permet d'interroger le rapport qu'entretient l'humain avec celle-ci
et d'appréhender l'ensemble des concepts et outils qui lui permettent de
concevoir cet écosystème complexe et particulier en sachant que
« l'apparente unité du terme « forêt » cache la
diversité des représentations que chaque société se
fait de l'espace forestier » (G. Michon, 2003, pp15).
1. Émergence de la question de la forêt en
anthropologie
L'origine des travaux sur la forêt en anthropologie
émane d'un intérêt pour ce qu'elle nomme les « peuples
de forêt », vivant pour la plupart en forêt
équatorienne, et notamment dans les termes de leur intégration
avec l'environnement (R. Hardin, 2005). Ce fût un sujet d'étude
renommé de la discipline à partir du XXème siècle,
entraînant la marginalisation de ces collectifs (Ibid.). Or,
l'étude du rapport qu'entretient les sociétés humaines
avec cet objet pluriel dans des
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cadres plus globaux n'émerge que récemment, en
parallèle de l'intérêt anthropologique pour la question de
la nature.
a. La question de la nature en anthropologie
En France, l'intérêt anthropologique pour la
question de la nature s'est éveillé à la fin du XXeme
siècle et à pris forme au début du XXIème, à
travers les travaux de Philippe Descola, fort influencé par
l'anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss. Cet anthropologue
inspiré des Achuars, peuple d'Amazonie auprès duquel il
exerça trois années de terrain avec sa compagne Anne-Christine
Taylor, s'est porté au-delà des conjectures expliquant les
rapports humains avec la nature par un certain déterminisme culturel ou
environnemental, et a permis de poser la nature comme « un fétiche
propre [à l'Occident] » (P. Descola, 2017) ouvrant ainsi les portes
à de toutes nouvelles réflexions critiques.
En effet, Philippe Descola détermina l'origine
épistémologique de la dichotomie nature/culture et mit en
évidence que ce découpage particulier du monde, nommé le
Grand Partage, a fait naître une façon tout à fait
singulière de percevoir les réalités du monde, autrement
dit, une ontologie relative au monde occidental appelée le naturalisme
(Ibid.). Il en appelle alors à repenser avec une nouvelle
intelligence l'étude des manières de composer le monde par le
biais d'un détour ontologique ne prenant pas en considération la
dissociation nature/culture pour base de lecture. Ce détour a pour but
de mettre en évidence les origines de l'identification du monde des
collectifs enquêtés, afin de saisir la forme profonde et
générale de leurs interactions avec les êtres, humains et
non-humains, qui le compose (Ibid.). Philippe Descola innove ainsi et
abouti à une science générale des êtres et des
relations se portant au-delà de la science sociale en intégrant
à la fois la philosophie, l'éthologie, la sociologie, la
psychologie, l'écologie, les sciences historiques, la
cybernétique. (Ibid.).
Eduardo Kohn cherche à s'émanciper de
l'interprétation anthropocentrée des sciences sociales d'une
toute autre manière. En s'appuyant sur la théorie
sémiotique de Charles Sanders Peirce, l'anthropologue canadien aborde
une anthropologie au-delà de l'humain en instaurant un cadre
interprétatif novateur, basé sur une interprétation
sémiotique des phénomènes. Tout comme Philippe Descola, il
évolua auprès d'un peuple amazonien, les Runas, pendant quatre
ans, et inscrivit ses observations dans le débat entre nature et
culture, entre humain et non-humain (J. Fayer, 2018). En revanche, il pose un
cadre théorique surplombant l'interprétation symbolique
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descolienne et étend à l'ensemble du vivant la
capacité d'interprétation, de représentation et de
pensée, de sorte que tout être vivant animé est
considéré comme un sujet actif et individuellement conscient,
qu'il nomme un « soi » (E. Kohn, 2017). S'inspirant de la tradition
nord-américaine, Eduardo Kohn projette ainsi la notion de pensée
au-delà de l'humain et montre qu'il existe des formes de pensée
plus grandes que celles des hommes, ce qu'il introduit par la formulation
« les forêts pensent » et ce, dans la mesure où tout
être vivant est capable d'interpréter des signes et d'agir en
conséquence (Ibid.). Néanmoins, une certaine faiblesse
structurelle et un flou conceptuel (J. Fayer, 2018) lui ont été
reproché mais l'originalité de son approche amène une
toute nouvelle réflexion sur les cadres de l'analyse anthropologique et
permet de repenser ses modes d'observations.
b. L'intérêt pour l'objet forêt dans le
courant de l'anthropologie de la nature
Ces auteurs emblématiques de l'anthropologie de la
nature ont pour projet de repeupler les sciences sociales avec les non-humains,
entendus comme tout être animé tel que les plantes, les animaux
non-humains ou les esprits. Or, lorsque l'anthropologie vient à
s'intéresser à l'objet forêt, c'est un ensemble complexe et
diversifié de non-humains qu'elle aborde à travers l'étude
des peuples humains et non un ensemble homogène et palpable.
Il existe près de mille cinq cents groupes humains en
forêt équatoriale, et chacun d'entre eux adopte des modes de vie
spécifiques en relation avec l'écosystème forestier (S.
Bahuchet, 1993). Ils en dépendent, autant que la forêt est
marquée par leur passage depuis des millénaires, de sorte
qu'« il n'y a pas de forêt vierge » (Ibid., p. 11). La
forêt cristallise un ensemble de relations constantes entre humains et
non-humains, qui suggère que l'un ne peut être pensé sans
l'autre. De ce constat d'inter-relation et d'interdépendance semble
naître l'intérêt des anthropologues de la nature pour la
forêt.
Par ailleurs, si la plupart des recherches contemporaines
rattachées au courant de l'anthropologie de la nature concerne les
forêts équatoriales et, plus précisément, les
peuples forestiers, c'est, je crois, par un soucis de tradition anthropologique
qui a longtemps posé comme légitime l'étude des
sociétés dites non-modernes, des sociétés de
l'ailleurs, voire primitives et sauvages, porté et alimenté par
l'idéologie évolutionniste (P. Descola, 2017). Et bien que les
débats liés à l'idée de Grand Partage tendent
à dépasser les conceptions eurocentriques et anthropocentriques
de la lecture des réalités sociales (Ibid.), le poids de
la tradition se ressent dans
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le choix des terrains anthropologiques, bien souvent
porté sur un ailleurs lointain, sur un peuple autre et
marginalisé (R. Hardin, 2005), présenté comme isolé
du monde.
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