Partie II : Un érudit parmi les ignorants
Au début naïf et ingorant, c'est au contact de
l'abbé Faria, puis grâce à ses nombreux voyages à
travers le monde qu'Edmond Dantès évolue pour devenir le comte de
Monte-Cristo. Un homme cultivé dans à peu près tous les
domaines possibles et imaginables. Nous avons déjà vu en quoi il
différait du modèle du héros habituel dont
l'éducation restait à faire. Dans ce roman la situation est
inversée puisque c'est le héros qui à un certain point
instruira les autres personnages et non le contraire.
Véritable héros des milles et une nuits, Monte
Cristo est considéré par beaucoup comme un pacha voyageant
incognito. Si la profusion de luxe dont il fait preuve n'est pas sans rappeller
les contes orientaux, le personnage ne fait pas que s'approprier le cadre et le
décor propre à ces pays, il en intègre aussi la langue
principale : l'arabe, qu'il parle avec une grande pureté ainsi qu'on
peut le constater lorsqu'il s'adresse à son serviteur Ali. L'arabe n'est
d'ailleurs pas la seule langue vivante parlée par le comte,
l'abbé Faria ainsi que son passé de navigateur, l'ayant
poussé à apprendre l'italien, le romaïque, l'espagnol,
l'anglais, l'allemand et le grec en plus du français qui se trouve
être sa langue maternelle. Loin donc de faire comme tout le monde et
seulement imitier la mode orientale du XIXème siècle, le comte
intègre la langue et la culture des pays visités. Cela se
remarque lorsqu'il fait monter pour Haydée des appartements et un
service tel qu'elle aurait pu en bénéficier dans son palais en
Épire ou encore lorsqu'à Rome lors de l'exécution des
condamnés Peppino et Andrea il se montre au courant des
procédés des différents types de mises à mort.
Homme cosmopolite par excellence, Edmond Dantès s'adapte aux pays dans
lesquels il s'installe, tant physiquement que moralement. Cependant, revenant
d'orient, il ramène de son voyage une philosophie orientale qui n'est
pas sans choquer l'aristocratie française à laquelle il en fait
part. «Ali est mon esclave ; en vous sauvant la vie il me sert, et c'est
son devoir de me servir» [LCMC1 : 605p] dira-t-il à Mme de
Villefort, lorsque son serviteur Nubien la sauvera, elle et son fils, d'un
attelage aux chevaux enragés. C'est cette intégration de
différentes cultures qui, venant s'ajouter à ses très
nombreuses connaissances, font de notre héros un homme à la
conversation recherchée et à la supériorité
écrasante. Danglars, homme d'affaires obsédé par l'argent
ne peut soutenir la comparaison et même le procureur du roi monsieur de
Villefort, pourtant un esprit aiguisé, habitué aux plaidoiries,
condescend à discuter avec cet étrange noble et est surpris par
l'acuité et l'étrangeté de ses raisonnements. Franz
d'Epinay et le jeune vicomte Albert de Morcerf lui-même, devenu amis du
comte l'un à l'île de Monte Cristo, l'autre à Rome, le
prenne comme protecteur, un être qui peut accomplir des miracles. Ceci
est une manoeuvre habile du comte afin de parvenir à ses fins ainsi
que
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nous l'explique Jean-Marie Salien, professeur de
littérature à l'université de Strasbourg :
«L'efficacité de ces signes, qui dépend de la
crédulité de leurs destinataires, se mesure aux réactions
de Franz et d'Albert, enfants naïfs que le comte prend pour
intermédiaires entre leurs parents et lui et qu'il s'occupe de charmer
pour qu'ils le conduisent à leurs pères. Ces deux jeunes gens
s'enthousiasment pour Dantès et sont impressionnés par les
largesses de cet homme mystérieux qui les gâte. Franz, qu'il a
attiré à grand-peine à Monte-Cristo, est ébahi et,
bien que tout suggère l'artifice dans le palais de Simbad (alias
Dantès), il donne innocemment dans le piège. Albert, moins
soupçonneux encore, défendra énergiquement le comte contre
les sceptiques»6.
Ainsi, si le savoir multiculturel du héros lui permet
de parvenir à ses fin, il entraîne aussi son passage dans un camp
plus difficile à définir. En effet la façon dont le comte
utilise ses connaissances est tout sauf anodine. Il suffit de se rappeller la
conversation sur les poisons qu'il tient avec Mme de Villefort, la seconde
épouse du procureur, pour s'en convaincre. Monte Cristo fait le choix
d'user de ce qu'il à appris afin de fomenter et de peaufiner sa
vengeance. C'est lui qui donne à ladite Mme de Villefort la recette de
la drogue avec laquelle elle empoisonnera toute sa famille, plongeant au final
son mari dans la folie. C'est par sa connaissance des télégraphes
qu'il parvient à corrompre un fonctionnaire et à lui faire
envoyer un faux message, influant sur le cours de la bourse et contribuant
à la ruine de Danglars. Enfin c'est en divulgant le récit
pourtant secret de la trahison du comte de Morcerf qu'il provoque sa chute et
plus tard son suicide. La somme de ses savoirs, couplée à la
connaissance de faits qui auraient dû rester cachés, met Edmond
Dantès en position de force, de supériorité par rapport
à ses adversaires. Le fait même que ceux-ci ignorent sa
véritable identité et ses intentions lui donne un avantage non
négligeable. Toutefois, la façon dont il use de son intelligence
afin de commettre une vengeance qui, même si elle est
compréhensible, à somme toute de terribles répercussions,
empêche le lecteur d'admirer pleinement le comte dont la cruauté
et la froideur peuvent en effrayer plus d'un. Il est ironique de constater que
les positions extrémistes et dangereuses d'Edmond Dantès ne sont
pas dues à ses convictions politiques ainsi que le pensaient ceux qui
dans son dossier de détenu notaient une mise en garde contre son
bonapartisme enragé. Bien au contraire, c'est par la faute des
complotistes que Dantès devient l'homme à l'intelligence
redoutable qu'il est, eux qui en l'emprisonnant l'ont amené à
rencontrer l'abbé Faria qui lui ouvre les yeux sur tant de choses. On ne
peut pas dire que l'évolution du comte soit toujours positive, on
pourrait même le qualifier de mégalomane ainsi qu'en
témoigne cette conversation tenue avec le procureur du roi.
6 SALIEN, Jean-Marie, «La subversion de l'orientalisme dans
Le comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas», dans Études
françaises, vol 36, n°1, 2000, p188.
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«- Je dis, monsieur, que [...] il a fallu que l'un
dît : «Je suis l'ange du Seigneur» ; et l'autre : «Je suis
le marteau de Dieu», pour que l'essence divine de tous deux fût
révélée.
- Alors, dit Villefort de plus en plus étonné et
croyant parler à un illuminé ou à un fou, vous vous
regardez comme un de ces êtres extraordinaires que vous venez de citer
?
- Pourquoi pas ? Dit froidement Monte Cristo». [LCMC1 :
614p]
Il n'empêche que cette mégalomanie se fonde sur
une supériorité bien réelle de la connaissance face
à l'ignorance, que ce soit une ignorance de ses ennemis due à un
manque d'études, ou l'ignorance de l'existence de Dantès dans
leur ombre.
Le comte de Monte Cristo est l'un des personnages les plus
érudits de la littérature populaire du XIXème
siècle et c'est cette érudition qui est le fondement de sa
vengeance et de sa singularité dans le beau monde. Par ses idéaux
orientaux il intrigue les autres personnages et réussit à
s'infiltrer auprès de ses ennemis, déclenchant un plan
minitieusement préparé des années à l'avance. Nous
retiendrons cet concept d'«infiltration» car il peut être
lié à des notions telles que celles d'espionnage, de
discrétion et de mystère. Et au fond, le comte de Monte Cristo ne
reste-t-il pas un mystère vivant ? C'est ce que nous allons voir
à présent.
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