Partie III : La persistance du mystère autour de
la figure du comte
Cette intelligence qui mène à la manipulation
nous montre bien Monte Cristo comme un être qui a toujours un coup
d'avance sur les évènements. Ne parvient-il pas à se
venger sans être soupçonné avant longtemps ? Tout ceci, en
plus de reposer sur un plan mûri à l'avance est aussi porté
par des déguisements qui s'ils peuvent paraître
irréalistes, se prêtent bien à l'esthétique du roman
feuilleton, un genre populaire et donc sujet à des coups de
théâtres et des péripéties qui ne sont pas toujours
très intellectuelles.
Le travestissement a donc son importance dans l'oeuvre au
point que la première forme sous laquelle réapparaît
Dantès, dans le livre, après avoir trouvé le trésor
de Monte Cristo, n'est pas celle du comte mais bien de l'abbé Busoni,
vénérable prêtre Italien qui vient alléger
l'aubergiste Caderousse de la vérité concernant le complot contre
Dantès dont il a été bien malgré lui le complice
dans ses jeunes années. Cette réapparition sous les traits d'un
prêtre, très forte sur le plan de la symbolique, le comte de Monte
Cristo se déclarant comme un envoyé divin venu pour
récompenser et punir, n'en est pas moins un subterfuge utilisé
pour masquer son identité. Dantès change de nom très
facilement, ce qui peut être compréhensible. Lui le prisonnier
numéro 34 ayant failli sombrer dans la folie, ne se reconnaît plus
véritablement comme étant Edmond Dantès. Il peut donc sans
problème se couler dans d'autres identités, la première,
seule étant véritablement importante car étant celle
liée à tous les êtres chers qu'il aimait, comme son
père ou Mercedes, cette identité originelle, ayant
été détruite avec sa jeunesse. N'est-il pas normal que le
mystère persiste autour d'un homme aux cents déguisements,
tantôt prêtre Italien, Lord Anglais ou seigneur Maltais ? Monte
Cristo est en effet lui-même inconsciemment dans une quête
constante de soi, une quête qui se calme vers la fin du livre lorsqu'il
se réconcilie en quelque sorte, avec l'ancien homme qu'il était :
Edmond Dantès. Ancienne identité qu'il ne peut plus embrasser
totalement à présent, devenant une sorte d'hybride, un
mélange entre une part de la bonté du jeune marin, second du
Pharaon, et le personnage distant mais, vers la fin du livre,
apaisé du comte de Monte Cristo. La figure héroïque que
plante Dumas dans son oeuvre est difficile à cerner car toujours en
mouvance, alternant entre plusieurs identités et donc plusieurs
rôles joués. Effectivement il ne faut pas croire que le comte se
contente de se déguiser. Sa personnalité aussi bien que son
physique, sa façon de parler et d'agir changent au gré de ses
travestissement. Même en cela il est plus fort que ses adversaires qui en
voulant le confondre se retrouvent pris à leur propre jeu. On se
souvient de la scène où Villefort, se faisant passer pour un
simple inspecteur de police, obtient une audience avec Lord Wilmore qui se
trouve n'être autre que Monte Cristo déguisé. «De son
côté Lord Wilmore,
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après avoir entendu se refermer sur lui la porte de la
rue, rentra dans sa chambre à coucher, où en un tour de main, il
perdit ses cheveux blonds, ses favoris roux, sa fausse mâchoire et sa
cicatrice, pour retrouver les cheveux noirs, le teint mat et les dents de
perles du comte de Monte Cristo». [LCM : 849p]. La façon dont
Villefort est abusé, quoi qu'assez théâtrale et se
prêtant au ressort comique du roman feuilleton montre bien qu'il est
facile pour Monte Cristo de changer d'apparence et d'incarner un autre homme.
Preuve s'il en est qu'il s'agit d'un personnage qui se dérobe et reste
mystérieux, même pour les lecteurs qui ont du mal à
l'appréhender sous toutes ses formes, toutes ses apparences, tout ses
subterfuges.
Toutefois ce n'est pas la seule raison qui fait que le
personnage de Dumas reste un héros bien mystérieux, ce qui fonde
une partie de l'attirance des lecteurs pour lui. Bien plus que physique, cette
zone d'ombre concerne la façon dont l'auteur nous fait suivre les
aventures de son personnage principal. Le point de vue de la narration est
externe avec de rares, très rares incursions dans l'esprit de comte. Le
fait de ne pas faire accéder le lecteur aux pensées du
Dantès non pas jeune homme mais adulte, est un choix qui nous
éloigne du vengeur, d'autant plus que le lecteur découvre comme
un spectateur, au fur et à mesure qu'elle se déroule, la
vengeance du comte. Cette éloignement entre le public et son
héros le place dans une position originale où il attire
l'intérêt non pas en se dévoilant mais justement en restant
obscur quand à ses pensées et ses prochaines actions ce qui
pousse les lecteurs à espérer jusqu'à la dernière
seconde connaître les sentiments et les émotions de cet homme
qu'ils ont connu bien en détail, jeune, quand il était encore un
livre ouvert et qu'il était comme tout digne héros Romantique
traversé de mille émotions. Ce manque d'accès aux
pensées de Monte Cristo amène un autre point trouble qui rejoint
la question de l'identité dont nous parlions plus haut. En effet si en
tant que lecteurs nous savons que nous avons affaire à Edmond
Dantès lorsqu'il réapparaît sous l'apparence de
l'abbé Busoni pour extirper son secret à Caderousse, puis celle
de Lord Wilmore pour s'emparer d'une page du registre des prisons et enfin de
Sindbad le marin pour approcher Julie Morrel et Franz d'Epinay, nous n'avons
presque aucun indice lorsqu'à Rome on nous parle pour la première
fois du comte de Monte Cristo. Nous devinons qu'il s'agit de Dantès,
mais à aucun moment cela n'est mentionné dans le livre. Monte
Cristo n'est jamais révélé explicitement comme
étant Edmond Dantès, il faut le comprendre implicitement
jusqu'à ce que le personnage lui-même se dévoile à
Fernand de Morcerf. La première personne à qui il revèle
sa véritable identité est Caderousse mais même là,
celle-ci n'est pas entendue par le lecteur :
«Le comte n'avait pas cessé de suivre le
progrès de l'agonie. Il comprit que cet élan de vie était
le dernier ; il s'approcha du moribond, et le couvrant d'un regard triste et
calme à la fois :
«Je suis..., lui dit-il à l'oreille, je
suis...»
Et ses lèvres, à peines ouvertes,
donnèrent passage à un nom prononcé si bas, que le comte
semblait craindre de l'entendre lui-même.» [LCM : 1042p].
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Le fait de devoir deviner cette identité, tout en nous
rapprochant par un lien de complicité au personnage, contribue aussi
à accentuer l'éloignement entre le public et le comte, comme s'il
ne nous acceptait pas dans sa compagnie, parmis ses amis qui sont peu nombreux.
L'identification au héros se révèle compliquée si
tout ce que nous savons de lui, nous l'apprenons par ses discours et ses actes
et non sa pensée intime.
Pour finir nous nous rendons donc bien compte que nous en
savons très peu sur le personnage, même après avoir
passé plus de deux tomes en sa compagnie. La multiplicité de ses
visages et l'opacité de ses sentiments qui peuvent très bien
être simulés pour autant que nous le sachions bâtissent
l'image d'un homme impénétrable dont on ne sait jamais si on
avance ou on recule dans son amitié, ainsi que le constate avec un
pincement au coeur, Albert de Morcerf.
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