Sécurité et liberté chez Thomas Hobbespar Jacob Koara Université Joseph Ki Zerbo - Master 2022 |
TROISIÈME PARTIE :UNE LECTURE CRITIQUE DU HOBBISME POLITIQUE ÀPARTIR DE SON APPLICATION DANS LA QUÊTE DE LA SÉCURITÉ ET DE LA LIBERTÉComme toute oeuvre humaine, le hobbisme politique reste diversement apprécié : c'est une doctrine qui a divisé et continue encore aujourd'hui d'opposer les spécialistes de la philosophie politique. Elle suscite la polémique, entraine des débats houleux et polémiques passionnées, dans lesquels les intervenants ont beaucoup de mal à s'entendre sur le minimum. On se trouve confronté à toutes sortes d'interprétations et mésinterprétations, des caricatures203(*), des travestissements204(*). Ces controverses paraissent irréductibles, en cela qu'elles ne sont pas prêtes de s'estomper. Faisant l'objet de toutes sortes de critiques, il est arrivé à Hobbes, par moment et quand les circonstances s'y prêtaient, de prendre sa plume pour répondre à certaines de ses critiques parfois très acerbes, de véritables vitupérations. Notre travail aurait un goût d'inachevé, si nous terminons celui-ci sans passer en revue ces lectures qui furent faites de sa pensée politique. C'est ce qui justifie cette partie de notre étude. Précisons à toutes fins utiles que cette revue n'a nullement la prétention d'être exhaustive, mais elle est ébauchée juste pour donner une idée globale de la manière dont fut reçu le hobbisme politique. Pour ce faire, nous serons amené à nous interroger sur la postérité du hobbisme politique à travers l'analyse des questions suivantes : Qu'est-ce qui dans le hobbisme politique pourrait donner lieu à une société liberticide ? S'il advenait que le hobbisme politique ne soit pas une pensée liberticide, ne serait-il pas tout de même tendancieux de vouloir y voir la panacée pour remédier aux crises de sécurité qui sévissent actuellement à travers le monde ? CHAPITRE V : HOBBES, UN PENSEUR LIBERTICIDEPour ses compatriotes et autres contemporains, Thomas Hobbes, eu égard à ses écrits politiques serait un penseur liberticide. De quelque côté on voudrait bien pénétrer son système de pensée, il n'est rien d'autre qu'un vulgaire concepteur de la subversion politique qui foulerait ouvertement aux pieds les principes moraux très basiques. Ce qui justifierait qu'il soit dépeint comme un personnage obscur, aux yeux de ses concitoyens, à telle enseigne qu'ils lui ont assignés toutes sortes de sobriquets, des plus burlesques aux plus méchants : « Le «corbeau» »205(*), « l'horrible Monsieur Hobbes »206(*), « l'affreux Monsieur Hobbes »207(*). Pire, l'Université d'Oxford, en 1683, fera brûler ses ouvrages majeurs que sont : Léviathan et De Cive208(*). La norme partout admissible, c'est que les attaques fusent de partout contre ses prétentions intransigeantes : De son vivant, ce vigoureux penseur n'eut guère, si on met à part quelques sectateurs, que des adversaires parmi les savants, les philosophes et les théologiens de son temps ; et hormis quelques moments de faveurs, il ne rencontra guère que suspicion parmi les autorités temporelles et spirituelles de son pays ; il dut, bien souvent, cacher son nom et sa personne209(*). Si la pensée politique de Thomas Hobbes n'a guère bénéficié d'un écho des plus favorables auprès de ses contemporains ou de ses pairs, il en est encore de même de nos jours. Elle fait scandale, d'autant qu'elle n'a pas bonne presse auprès des défenseurs des Droits de l'Homme qui la jugent en mauvaise part. Pour ces derniers notamment, Hobbes est le pourfendeur attitré des libertés citoyennes. D'ailleurs, quand ils parlent de la pensée politique de ce dernier, c'est généralement pour la condamner en cela que la plupart de ceux qui l'abordent, le plus souvent, voient en Thomas Hobbes un philosophe qui fait l'apologie de la dictature, comme le complimenteur d'un « sombre despotisme »210(*), sous couvert de démonstration de la nature vindicative et/ou agressive de l'homme. Pour des penseurs contemporains, tels Joseph Vialatoux, Hannah Arendt, Michel Foucault, il apparaîtrait de toute évidence comme le prototype de l'anti-citoyen, du philosophe pro-pouvoir, du laudateur déclaré de la monarchie absolue. Si on n'y prend garde, la doctrine politique de Thomas Hobbes resterait saisie sous un prisme fort dépréciatif parce qu'appréhendée sous le signe exclusif du liberticide puisqu'accusée de concentrer tous les pouvoirs entre les mains du seul souverain. Il serait par voie de conséquence le philosophe qui promeut manifestement l'absolutisme politique, voire le précurseur de toutes les doctrines totalitaires et de leurs démembrements. Le fait est que, si l'on se situe dans la logique des défenseurs des Droits de l'Homme et du Citoyen, ce serait même soutenir un pléonasme insoluble que de vouloir alléguer que la doctrine politique de Thomas Hobbes est une doctrine libérale qui montrerait les voies et moyens de réalisation de la liberté humaine, estimant pour leur compte que ce dernier demeure surtout et de loin un philosophe qui privilégie la sécurité du corps politique, ce au détriment de la liberté citoyenne. Par voie de conséquence, dans nos sociétés en quête permanente de démocratie, régime politique où le culte de la liberté se trouve à son summum, la pensée de l'auteur du Léviathan, quand elle est convoquée, c'est pour être récusée purement et simplement. Elle est toujours précédée de tous les mauvais renoms. Ce chapitre qui se compose de deux sections, ambitionne de montrer que ces critiques, qui font du hobbisme politique une pensée liberticide, pourraient dans une certaine mesure se justifier. Nous le ferons, en montrant que la philosophie politique du philosophe de Malmesbury est à craindre, car c'est une pensée qui promeut un étatisme exacerbé (section 1) ; et qui confère un pouvoir démesuré au souverain (section 2). 1. L'étatisme comme exhortation de l'hobbisme politiqueLa constance qui semble largement se dégager de l'interprétation du hobbisme politique, c'est une pensée qui promeut ouvertement l'instauration d'un État dirigiste. Toujours est-il que Hobbes préconise de donner pleins pouvoirs au souverain pour décider de tout. Les citoyens ne sont guère consultés comme cela se fait régulièrement dans les régimes démocratiques. Ils sont écartés des instances décisionnelles ou complètement ignorés. Le souverain demeure le seul législateur habilité à prendre toutes les décisions qui concernent l'ensemble du corps social. Comme tel, on se trouverait en présence d'un étatisme paroxystique. Tout doit être planifié par l'État dans les moindres détails. Aussi tous les domaines de la vie doivent-ils être passés au crible par le souverain et organisés par lui seul. En conséquence, l'État-Léviathan est un État superpuissant, omnipotent et omniscient. Le souverain hobbesien s'arroge le droit de légiférer sur la vie privée des citoyens. Pour preuve, au niveau du mariage, l'État est habilité, selon le philosophe de Malmesbury, à les autoriser ou les dissoudre211(*) sans ménagement. Il ne doit, par exemple, « pas défendre ces honteux accouplements qui sont contre l'usage de la nature»212(*). Au titre de ces unions contre nature, il cite les mariages consanguins, ainsi que le lesbianisme213(*). À la lumière de ce propos, il ressort que Thomas Hobbes se soucierait très peu ou pas du tout du droit au mariage pour tous que défendent de nos jours certaines organisations des Droits de l'Homme. Ce qui compte avant toute chose, c'est la reproduction de l'espèce humaine. Partant, ces pratiques dégradantes et « si pernicieuses et préjudiciables à l'accroissement du genre humain »214(*) ne doivent pas être autorisées par l'État. Par ailleurs, l'étatisme hobbesien est, selon Joseph Vialatoux, perceptible dans le fait que l'enfant est réclamé par l'État215(*). L'enfant est certes le produit de l'union libre entre deux citoyens, cependant, il n'appartiendrait pas en propre à ses parents-géniteurs. À l'instar des terres, des biens matériels, tous les êtres vivants qui naissent, vivent et prospèrent au sein de la cité, et grâce à la république lui appartiennent. Ce droit de propriété n'est pas simplement applicable aux animaux comme on pourrait le penser mais il est extensible même aux êtres humains. Aussi les parents n'ont-ils aucun droit patrimonial sur leurs progénitures. Joseph Vialatoux exprime cette idée en ces termes : Pour Hobbes(...),tout homme né ou à naître dans la Cité appartient sans réserveà la Cité. N'a-t-elle pas droit absolu de propriété et de souverainetésur tous les corps qu'elle intègre, et partant sur tous lesproduits de ces corps ? et qu'est-ce que l'homme sinon le complexedes mouvements physiques et mentaux qui dérivent de la multiplicitédes organes et de la structure mécanique de son corps ?216(*) Le savoir à inculquer à cet enfant, possession exclusive de la république, est soumis au préalable au contrôle étatique. En effet, « l'enfant étant à lui et pour lui, c'est à lui qu'il appartient de le pétrir et de le conformer »217(*). L'État forge donc sa mentalité, en décidant de ce qu'il convient de considérer comme étant vrai ou faux à lui enseigner. Car, les vérités scientifiques doivent s'accommoder des critères de la paix civile. Aussi en ce domaine, le souverain doit-il être très regardant sur les livres qui seront édités : il devra, lui-même ou par des censeurs, commis par lui, « examiner la doctrine de tous les livres avant qu'ils ne soient publiés »218(*). Cela reviendrait à dire de nos jours que l'État doit surveiller les écrits, en l'occurrence les ouvrages à caractère scientifique, éducatif, religieux, informatif comme les articles de presse. C'est un préalable avant qu'ils ne soient publiés ou puissent être vendus dans de la République. Ce sont là des mesures liberticides mais nécessaires « à la paix, et [susceptibles] de prévenir ainsi discorde et guerre civile »219(*). Dans l'État hobbesien, la religion ne relève pas du domaine privé. Elle se trouve sous la tutelle étatique. Il s'observe une inféodation de la religion à l'autorité politique. Il en est ainsi, car elle est une pratique sociale qui influence le comportement des citoyens. Aussi l'État-Léviathan se donne-t-il pour attribution de légiférer sur le culte religieux : dire les pratiques saines et celles qui ne le sont pas. À l'État appartient ainsi le privilège d'interpréter les écritures saintes. C'est une vision pragmatique de la religion qu'a Thomas Hobbes. La religion doit, par ses commandements, servir l'État. Ce faisant, il ne saurait être question pour les citoyens d'embrasser le culte de leur choix. Seules celles qui ont été inspectées et agréés par le souverain peuvent être admises dans la République et être pratiquées. Le pluralisme religieux est proscrit car, pour lui, la multiplicité des religions dans la république est source de désordres. L'État doit par conséquent travailler à uniformiser les pratiques religieuses220(*). Pour Philippe Nemo, le souverain hobbesien fait la religion : « Le culte, l'entrée dans les ordres, les livres religieux, les catéchismes, le gouvernement des Églises, tout cela doit être dûment autorisé par le gouvernement »221(*). Nul ne peut se prévaloir d'une liberté religieuse sans l'aval de l'État hobbesien. Au vu de ce qui précède on peut retenir que le caractère dirigiste de l'État-Léviathan se perçoit concrètement dans le fait que le souverain hobbesien manifeste explicitement sa prétention à légiférer, au-delà de la sphère publique, sur la vie privée de ses citoyens. L'hobbisme politique est une véritable invitation du politique à placer toutes les sphères de la vie des citoyens sous la coupe de l'État. Ce droit d'immixtion du souverain hobbesien dans tous les domaines de la société est absolu et sans exclusive. Cet état de fait a amené Joseph Vialatoux à soutenir que les États modernes qui ont de plus en plus la prétention de s'ingérer dans la vie des citoyens « trouveront dans le système de Hobbes leur justification théorique »222(*). Si tout doit être inspecté par l'État hobbesien, disons alors que son pouvoir est absolu, voire totalitaire. * 203Justine Bindedou, « Le Sens de l'humanité dans l'absolutisme de Thomas Hobbes », in Revue Ivoirienne de Philosophie et de Culture, Le Korè, n°37, Abidjan, Éditions Universitaires de Côte d'Ivoire, 2006, p. 124. * 204 Jean Bernhardt, Hobbes, Paris, PUF, 1989, p. 5. * 205Thomas Hobbes, Le Corps politique, trad. Samuel de Sorbière, Saint-Étienne, Publication de l'Université de Saint-Étienne, 1972,p. 19. * 206 Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 17. * 207 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 45. * 208Gérard Mairet, « Introduction » Cf. Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 17. * 209 Joseph Vialatoux, La Cité de Hobbes. Théorie de l'État totalitaire. Essai sur la conception naturaliste de la civilisation, Paris, Librairie Lecoffre et Gabalda, 1935, p. 8. * 210 Gomdaogo Pierre Nakoulima, La Préservation de la planète. Défis contemporains de la modernité, Paris, L'Harmattan, 2010, p. 42. * 211 Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 162. * 212 Thomas Hobbes, Le Corps politique, trad. Samuel de Sorbière, Saint-Étienne, Publication de l'Université de Saint-Étienne, 1972,p. 164. * 213 Thomas Hobbes, Idem. * 214 Thomas Hobbes, Idem. * 215 Joseph Vialatoux, La Cité de Hobbes. Théorie de l'État totalitaire. Essai sur la conception naturaliste de la civilisation, Paris, Librairie Lecoffre et Gabalda, 1935, p. 203. * 216Joseph Vialatoux, Idem. * 217Joseph Vialatoux, Ibidem. * 218Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 184. * 219Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 185. * 220 Thomas Hobbes, Op. Cit.,p. 390. * 221 Philippe Nemo, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, Paris, PUF, 2002, p. 153. * 222Joseph Vialatoux, La Cité de Hobbes. Théorie de l'État totalitaire. Essai sur la conception naturaliste de la civilisation, Paris, Librairie Lecoffre et Gabalda, 1935, p. 30. |
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