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D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)


par Lucas BOUGUEREAU
EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021
  

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CHAPITRE 9. L'école transfigurée

« Les écoles ont fonctionné comme à l'ordinaire » écrit l'instituteur de Morzine en Mai 1916469. Que veut dire par là Antoine Marullaz ? Probablement que les écoliers ont pu se rendre à l'école quotidiennement. Cela, il est vrai, a été assuré par les efforts conjoints de tous les acteurs de l'institution scolaire. Malgré la mobilisation du corps enseignant, la désorganisation administrative, les conséquences matérielles et économiques de la guerre, l'école a tenu bon. Pourtant, l'événement guerrier a violemment bousculé la manière de faire classe, que ce soit au niveau des contenus ou des pratiques d'enseignement. L'école n'est pas étanche aux mouvements de la société qui l'englobe. Le conflit et les conséquences qui en découlent se font sentir jusque dans sa chair - plus dans le cas français que suisse, il est vrai. L'école devient ainsi l'usine du front, on ne compte plus les initiatives, d'abord locales puis nationales de confection de vêtements, de collectes de fonds, de nourriture au profit des soldats470. Elle devient aussi le terreau de l'agriculture : l'implication des enfants et des instituteurs dans la production agricole - d'ailleurs demandée par les pouvoirs publics - favorise la mobilisation de l'institution dans le soutien à la nation. Les différentes oeuvres scolaires - ouverture de garderies, cantines gratuites, accueil des réfugiés, collectes diverses...- poursuivent l'intégration de l'école à la situation de guerre. Enfin, le renforcement de l'enseignement patriotique national participe lui aussi à transfigurer l'école. En bref, la guerre introduit des expériences scolaires particulières, en rupture nette avec celles d'avant Août 1914.

A] L'école, usine du front, terreau nourricier de la nation

Les écoles françaises s'investissent dans la guerre. Partout sur le territoire, enseignants et élèves s'appliquent pour confectionner des objets utiles aux soldats du front. Ces initiatives sont souvent prises par les instituteurs et institutrices eux-mêmes avant 1916 car, comme l'écrit

469 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai 1916.

470 Voir Hugues MARQUIS, « L'École primaire de la Charente dans la Grande Guerre. Un aspect de l'effort de guerre par la mobilisation patriotique », dans Jean-François CONDETTE (dir), Les écoles dans la guerre...op.cit, p. 137- 158, § 16 [en ligne] < http://books.openedition.org/septentrion/7199>.

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Stéphane Audoin-Rouzeau, le cadre de la pédagogie de guerre est fort général durant les deux premières années du conflit, laissant ainsi une assez grande marge de manoeuvre aux instituteurs471. Les mots d'Albert Sarraut l'illustrent bien : « je m'abstiens d'édicter, en ce qui concerne les horaires et le programmes de ces classes exceptionnelles, le moindre règlement général. Vous pourrez en varier l'organisation selon la diversité des besoins locaux »472. Drôle de paradoxe, c'est au moment où l'école républicaine est le plus tournée vers la nation qu'elle est en même temps soutenue par les initiatives locales : les échelles s'imbriquent dans l'effort national. Les écoliers sont donc mis à contribution dès l'école maternelle pour faire de la charpie destinée aux coussins des trains sanitaires473. Ils confectionnent également des passes montagne, des couvertures, des chandails et des chaussettes474. Suite à la circulaire Sarraut, le préfet de la Haute-Savoie adresse une lettre aux maires des communes pour recommander l'emploi des femmes et des jeunes filles à la confection d'habits, il propose aux communes d'ouvrir des ateliers partout où faire se peut475 - ceux-ci prendront bien souvent place dans les locaux scolaires des communes. Une année plus tard, le Bulletin de l'instruction primaire revendique la fabrication et l'envoi au front de plus de 10 000 objets476. L'implication de l'école et de ses acteurs est forte et soutenue, l'instituteur des Houches explique que dès le début de la guerre, les institutrices de la commune ont participé à l'achat de la laine nécessaire à la fabrication des gants, des mitaines et des ceintures477. L'école devient une sorte d'usine du front. Dans les salles de classe, au lieu des habituels leçons, s'ajoutent - ou se substituent - les ateliers de confections d'objets à destination des soldats. Les élèves sont directement concernés par l'événement guerrier depuis les pupitres scolaires et sous l'impulsion des enseignants. Lors de la conférence pédagogique du canton de Thonon, tenue le 6 Novembre 1915, l'inspecteur primaire s'exprime ainsi : « continuons à travailler pour les soldats »478.

471 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, p. 35.

472 ADHS, PA 68 3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°9, Septembre 1914, p. 159-160.

473 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, p. 222.

474 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre fait à l'institution : l'école primaire en France autour du premier conflit mondial », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2020, n°278, p. 5-22, p. 14.

475 ADHS, PA 68 3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°10, Octobre 1914, p. 104-105.

476 ADHS, PA 68 3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°10, Octobre 1915, p. 246.

477 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique.

478 ADHS 1 T 294, « Conférences pédagogiques cantonales. Conférences de l'Automne 1915 sur la première guerre mondiale », conférence du canton d'Abondance, 6 Novembre 1915.

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Assez logiquement, les écoles valaisannes ne semblent pas réquisitionnées de la sorte pour la confection d'objets à destination d'un front qui n'existe pas. La nation helvétique n'étant pas en guerre, les besoins de matériels pour l'armée sont beaucoup moins conséquents. Néanmoins, Françoise Breuillaud-Sottas remarque que dans les cantons romands - sans que le Valais soit spécifiquement mentionné - plusieurs caisses de vêtements sont envoyées en France sous l'initiative d'institutrices en solidarité aux populations en guerre. Elle mentionne également qu'une d'elles, exerçant à Neufchâtel, a fait réparer des vêtements par ses élèves afin qu'ils servent aux réfugiés479. Ces initiatives sont pourtant isolées et les expériences scolaires en temps de guerre divergent diamétralement sur ce point entre les écoles françaises et les écoles suisses. Un autre aspect les rapproche cependant tout en prenant des formes différentes : celui de l'agriculture et de la mise à contribution de l'institution scolaire pour assurer la culture des terres face à la menace grandissante de la faim.

La Confédération suisse comptait beaucoup avant-guerre sur ses importations en produits agricoles en provenance des pays voisins. La fermeture totale puis partielle des frontières a largement remis en cause ce modèle. En France, la guerre a aussi eu son lot de conséquences sur l'agriculture - d'autant plus dans les pays montagneux. Le manque d'hommes dû à la mobilisation force les deux pays à se tourner vers de nouveaux acteurs pour assurer la culture des champs. Qui mieux que les enfants et les enseignants restés à l'arrière ? D'autant plus que les écoles comportaient déjà des cours d'agriculture et que les enseignants s'acharnaient à propager les meilleures techniques agricoles à travers les campagnes. L'école a été moins regardante sur les absences pendant les périodes de récolte, elle a également joué un rôle de relais et de diffusion de l'urgence agricole, celle-ci comptant dorénavant au nombre des actions patriotiques de première importance.

En Valais, un instituteur appelle par exemple dès 1915 ses collègues à organiser des conférences d'agriculture, à traduire des manuels pratiques, afin de « suppléer à la cherté, la difficulté, à la lenteur des approvisionnements du dehors »480. Il revient donc aux instituteurs de continuer et d'intensifier leur travail de diffusion des connaissances agraires, activité primordiale en temps de guerre. De nombreux articles paraîtront pendant toute la durée de la guerre dans l'École primaire pour inciter les valaisans à rester à la campagne et valoriser la

479 Françoise BREUILLAUD-SOTTAS « Réfugiés, évacués,et internés. L'accueil des populations civiles dans le Nord de la Haute-Savoie au début de la Grande Guerre. (Août 1914-Février 1915) », dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 235-264, p. 246-247.

480 « L'instituteur et la culture intensive du sol », L'école primaire, n°6, Juin 1915, p. 44-46, p. 44.

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culture des champs contre les attraits de la ville : thématique ancienne mais intensifiée dans les colonnes du journal avec le manque prégnant de denrées agricoles. Pour exemple, dans un article d'Octobre 1915, il est question d'élever les enfants dans l'amour des champs, l'auteur se pose cette question : « Est-il nécessaire de répéter cette recommandation dont les événements actuels nous ont démontré si clairement toute la valeur ? »481. Il poursuit en s'adressant aux parents : « intéressez-les [les enfants] dès leur plus jeune âge à tous les travaux. Expliquez-leur toute la suite des phénomènes de la végétation. Qu'ils se réjouissent avec vous du bon rendement de vos champs ; qu'ils vous accompagnent au marché, aux foires, dans les expositions, partout où ils pourront apprendre quelque chose se rapportant à l'exploitation de vos terres. Ne craignez pas de leur faire donner des connaissances théoriques et utilisez autant que possible les écoles d'agriculture »482.

Il faut donc agir sur la jeunesse afin de pallier les conséquences désastreuses du désintérêt agricole. La guerre dévoile le manque d'éducation en ce domaine au sein des écoles du canton. En 1917, un autre instituteur pointe le fait que le canton ne possède pas - à l'inverse des autres nations européennes - de jardins scolaires, plus qu'utiles dans le cadre d'une pédagogie hors-les-murs « pour encourager l'adoption de méthodes améliorées d'horticulture, d'arboriculture, de viticulture etc »483. Ainsi, la guerre permet une prise de conscience des limites de la politique scolaire valaisanne, mais les mesures ne sont que prospectives, elles visent à corriger et à prévoir un après, et non à modifier les pratiques présentes. Avant le conflit, la politique scolaire du Valais était déjà très conciliante vis-à-vis des absences au moment des travaux des champs. Elle libérait même la plupart des élèves à ce moment - souvenons-nous que les écoles de montagne se terminaient en Avril et reprenaient en Octobre. Une mesure effective est à noter cependant lorsqu'en Mars 1917, le Département de l'instruction publique dispense les élèves ayant échoué à l'examen d'émancipation d'effectuer une année supplémentaire sur les bancs scolaires, et cela « afin de favoriser la mise en culture des terrains et d'augmenter la production agricole »484 .

Dans le cas français, les choses sont différentes. Tout d'abord, la mobilisation plus massive et plus soutenue de la population masculine se fait davantage sentir dans les territoires

481 « Élevons nos enfants dans l'amour des champs », L'école primaire, n°8, Octobre 1915, p. 159.

482 Ibidem.

483 Raphaël MORET, « L'enseignement agricole dans nos écoles primaire (suite) », L'école primaire, n°6, Juin 1917, p. 43-44, p. 43.

484 « Dispenses scolaires », L'école primaire, n°3, Mars 1917, p. 2 (frontispice).

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ruraux. En plus de cela, la volonté d'assurer un fonctionnement « normal » des écoles fait que les élèves sont censés être scolarisés au moment des travaux des champs. Il faut alors trouver des moyens d'assurer la culture et les récoltes, ressources primordiales pour assurer la survie de la nation dans la durée. Contrairement aux confections d'objets, ces initiatives interviennent plus tardivement - à partir de 1916 - et sont prises majoritairement « par le haut » au moyen de circulaires - même si des initiatives locales les devancent. Le 10 Juin 1916, Paul Painlevé, ministre de l'instruction publique, publie une circulaire vantant « l'utilité des travaux horticoles auxquels peuvent se livrer, durant leurs moments de loisir, les élèves de nos lycées, collèges et écoles de tout ordre » et leurs résultats « loin d'être négligeables, à une heure où tous les bras disponibles doivent travailler à tirer de la terre de France son produit maximum »485. Ainsi, pour suppléer au manque d'hommes, les enfants sont encouragés par l'institution scolaire à s'adonner autant que faire se peut aux travaux agricoles durant leur temps libre. En réalité - nous l'avons déjà mentionné - l'école est beaucoup plus conciliante qu'auparavant concernant les absences dues aux activités des champs. Les décisions sont souvent prises au niveau local - comme dans le cas de Chamonix évoqué dans le chapitre précédent. Les enfants, sans oublier les femmes, vont remplacer les pères et frères partis au front. L'instituteur de Morzine, Monsieur Marullaz, témoigne de cette situation tout en la jugeant d'un regard cynique : « On constate que les jeunes gens de 14 à 18 ans s'émancipent rapidement : le père n'est plus là pour commander, la mère est moins écoutée. La direction et la charge du travail leur incombent, ils prennent la direction de la famille avec beaucoup de suffisance et se croient des hommes »486. Toutefois, la mobilisation de l'école dans les travaux agricoles se fait jusqu'alors hors les murs, bien que les instituteurs soient utilisés comme relais de l'appel national : en 1917, les choses changent. La circulaire de Viviani, alors ministre de l'Instruction publique vient introduire les pratiques agricoles au sein même de l'école. Les enseignements agricoles doivent maintenant servir la production effective de denrées alimentaires. Sont réquisitionnés pour cet objectifs, les jardins scolaires, les champs de culture expérimentales des écoles et/ou - avec l'accord des mairies - les terrains communaux laissés en friches - ces travaux peuvent même empiéter sur les heures d'éducation physique487. Cette fois-ci et à l'inverse du cas suisse, la guerre modifie les pratiques proprement pédagogiques des enseignants et enfants jusque sur le temps scolaire.

485 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°3-4, Mars/Avril 1916, p. 102.

486 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai

1916.

487 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, p. 223-224.

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L'année suivante, dans une circulaire du 14 Janvier 1918, Lafferre se félicite des résultats et invite à « intensifier l'effort accompli l'an dernier » afin « que les surfaces cultivées par nos élèves soient encore plus étendues cette année [...] Pour que le nombre des animaux élevés soit plus grand, pour que les cueillettes de plantes, les collectes de matériaux utiles à la défense nationale soient plus fréquentes et plus abondantes »488.

Comme l'écrit Emmanuel Saint-Fuscien : « la guerre a transformé les pratiques pédagogiques comme elles ne l'avaient jamais été dans l'histoire de l'éducation sur un temps si court »489 . L'école a fonctionné oui, mais les pratiques et contenus d'enseignement ont largement été altérés. L'école française met à contribution ses élèves dans des activités proto-industrielles et agricoles, la faisant pleinement entrer au service de la nation, d'abord à l'initiative des enseignants puis, au fil des mois, à celle de l'État. On peut donc légitimement dire que l'école est transfigurée par l'événement guerrier, les expériences scolaires de ses acteurs s'en trouvent profondément modifiées. L'école suisse, bien que moins directement touchée est néanmoins traversée par la guerre, l'encouragement dans les activités agricoles pour sauver la nation helvétique en témoigne. Au-delà même de ces nouvelles pratiques, l'appareil scolaire est imbriqué dans un tissu d'oeuvres sociales qui, à nouveau, lui fait tourner tous ses regards vers la nation - mais pas seulement.

B] L'école solidaire

Avec la guerre, les lieux et les personnels scolaires sont encore plus investis qu'en temps normal en faveur des oeuvres solidaires. Celles-ci prennent différentes formes, organisées pour des causes locales, souvent nationales et parfois même internationales. L'école devient le coeur d'un réseau de mobilisation solidaire qui lui confère des nouvelles prérogatives - ou en intensifie d'anciennes. Ces différentes actions transgressent les frontières traditionnelles : l'école de montagne, dont l'isolement géographique est renforcé durant cette période, est paradoxalement mobilisée pour des causes qui étirent ses frontières à l'extrême.

En France, les collectes de fonds pour différentes oeuvres sociales prennent un essor sans précédent. Nous nous appuierons ici sur le témoignage de l'instituteur des Houches, très riche

488 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°1, Janvier 1918, p. 7.

489 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre... » op.cit, p. 6.

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en détails, pour montrer que même dans les villages alpins les plus aux marges de la nation, instituteurs, institutrices et élèves s'organisent localement dans un soutien qui débordent les intérêts locaux. Principalement à partir de l'année 1915, les collectes de fonds se multiplient. Le 26 Mai, 218 francs sont récoltés pour la journée française du secours national. Le lendemain, une autre collecte a lieu dans les écoles pour une somme de 23 francs 35 centimes. Le 27 Juin, une souscription pour la journée de l'orphelinat des armées rapporte 137 francs, le 4 Octobre, à l'occasion de la journée des éprouvés de guerre, c'est un total de 176 francs. La vente de cartes postales des 26 et 27 Décembre pour la journée des poilus vient terminer l'année 1915 (122 francs). Continuons sur l'année 1916 : le 11 Juillet, la journée serbe collecte 77 francs, le 7 Septembre, la souscription pour les militaires tuberculeux de Haute-Savoie 46 francs490. Les oeuvres caritatives sont extrêmement nombreuses, enseignants et enfants sont régulièrement mobilisés pour les relayer, pour collecter des fonds. La population du village est, quant à elle, sans cesse mise à contribution. Cette brève liste, non-exhaustive, montre bien que les collectes se font pour des causes diverses et variées dans leurs objets et dans leurs échelles, allant des militaires tuberculeux hauts-savoyards au soutien aux réfugiés serbes - remarquons cependant que ce sont les oeuvres pour des causes nationales qui incitent à une contribution plus généreuse. Au sein même de leur classe, les enseignants renforcent - par des exercices bien choisis sur la guerre - la solidarité avec les soldats du front, mais ils étendent également cette solidarité aux nations alliées. En 1915, lors d'une conférence pédagogique tenue dans le canton d'Abondance, l'inspecteur primaire énonce à propos du programme de géographie à destination des cours moyens : « commençons par étudier l'Alsace, puis le bassin Parisien et même le bassin de Londres - ne furent-il pas réunis pendant des siècles ? Remontons vers le nord, la Belgique, la Hollande [...] l'Autriche, l'Italie, puis les Balkans et la Russie. Disons pourquoi ces pays sont convoités par les Boches »491. Face à l'ennemi commun, la solidarité dépasse les limites de la nation.

Localement, les enseignants primaires prennent une place centrale dans la vie des villages en temps de guerre. C'est par exemple à leur initiative qu'est créée l'association « L'accueil français » en 1916 pour l'accueil des enfants réfugiés492 ; C'est également eux qui, à Chamonix,

490 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique.

491 ADHS 1 T 294, Conférence du canton d'Abondance, 6 Novembre 1915.

492 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°3-4, Mars/Avril 1916.

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se cotisent pour verser 200 francs à l'oeuvre de l'orphelinat de l'enseignement primaire493. Plus largement, l'instituteur organise des garderies au détriment de ses congés, il devient un véritable administrateur local, il « est sollicité pour dresser des bons de réquisitions, des passeports, des états de denrées : il devient garde champêtre, appariteur municipal, afficheur public ou gérant de boulangerie coopérative »494 . Les acteurs de l'institution scolaire débordent le cadre de l'école. En témoigne le rôle des élèves, sollicités pour participer aux collectes scolaires, et même incités à y contribuer financièrement. Au sein même des classes, les correspondances entamées avec les instituteurs mobilisés et plus largement, avec les soldats du front, finissent d'intégrer l'école dans un réseau solidaire qui recoupe les échelles à l'aune de la guerre. Ici encore, les expériences scolaires sont largement bouleversées.

Côté suisse, les écoles développent là aussi des actions et des sentiments de solidarité qui dépassent les reliefs helvètes. Ce sont moins les collectes d'argent qui sont mises en avant - encore qu'elles existent - mais plutôt un soutien idéologique aux nations alliées, surtout vrai pour la Suisse Romande - nous y reviendrons. Si la nation helvétique n'a pas été directement engagée dans la guerre, cela ne veut pas dire qu'elle ait été strictement neutre, comme la reconstruction des événements à posteriori - et le mythe national aidant - ont pu le laisser penser495. L'exemple le plus frappant est sûrement l'identification du pays à la Belgique dès les débuts de la guerre. La rapide violation du statut de neutralité belge a immédiatement provoqué des vagues de solidarité en Suisse. En effet, « le plat pays » partage plusieurs caractéristiques avec la Suisse - sauf évidemment l'adjectif « plat » - que ce soit au niveau de sa taille modeste, de son multiculturalisme revendiqué ou de sa position géographique : nation proclamée neutre au milieu des belligérants. Le manque de considération du statut belge et les exactions dénoncées plus tard font craindre un sort semblable à la nation Suisse, non assurée au début des hostilités du respect de sa neutralité. Ainsi, les colonnes de l'école primaire vont rapidement se couvrir d'articles de solidarité envers la patrie belge, bafouée par les bottes allemandes. En septembre 1914, est publié un article au nom éloquent « Le héros », dans lequel est fait l'éloge

493 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8, Août 1916.

494 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre... » op.cit, p. 10.

495 Charles HEIMBERG écrit que les mythes constitutifs de la nation suisse (intelligence, neutralité, paix...) ont été fort prégnant jusqu'au moins la Seconde Guerre mondiale et qu'ils continuent d'infuser encore aujourd'hui. Voir « L'histoire scolaire édifiante de la Suisse » dans Benoît FALAIZE, Charles HEIMBERG, Olivier LOUBES, L'école et la nation, Lyon, ENS, 2013, p. 45-55.

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d'un bourgmestre belge ayant résisté à l'envahisseur allemand496 . Suivra par la suite une multitude d'autres papiers visant à « envoyer un salut d'admiration ému au petit peuple qui défend avec un héroïsme digne des temps anciens la liberté de son territoire et les droits de la civilisation »497. La défense du peuple belge glisse vers la défense des alliés et logiquement vers la condamnation de l'Allemagne. Celle-ci perd son rayonnement d'avant, et même des débuts, de la guerre. L'exemple le plus frappant est peut-être dans les suggestions de sujets de rédaction à destination des maîtres du canton en 1917 - extrait un peu long mais qui mérite d'être cité :

« Depuis la guerre, vous vous intéressez plus que jamais au pays et au peuple de Belgique. Pourquoi ? Dites ce que vous pensez de l'héroïsme des Belges et de la conduite de leurs Souverains, le roi Albert Ier et la reine Élisabeth ? Indications. - En un court, mais substantiel récit, les élèves devront résumer la partie de la guerre relative à la Belgique, montrer l'injustice de l'envahissement de ce pays qui était neutre ; rappeler son héroïque défense, les ravages irréparables commis dans les villes et les cruautés dont furent victimes les habitants. Ils s'étendront davantage sur le courage et la grandeur des Belges, à qui leurs Souverains ont donné, et donnent encore de si admirables exemples. Ils termineront, après avoir apprécié comme il convient une telle conduite et en exprimant les sentiments de fraternité effectifs que la France a voués à, jamais à cette vaillante nation. »498.

Au-delà des élans de solidarité idéologique, la Suisse accueille de nombreux réfugiés sur son sol. Le 12 Novembre 1914, le Comité valaisan de secours pour les Belges adresse une lettre au chef de l'instruction publique pour lui transmettre une liste des enfants belges hospitalisés en Valais tenus de fréquenter les écoles du canton : la liste ne compte que 8 noms mais il est à n'en pas douter que le nombre n'a cessé d'augmenter sur la période499. Les chiffres des Belges internés nous sont inconnus mais pour exemple, le seul canton du Valais a accueilli plus de 9000 internés français sur la période 1914-1918500. De plus, l'institution scolaire valaisanne ne se contente pas de l'accueil des enfants sur les bancs scolaires, elle organise également à partir de 1916, des conférences tenues par des instituteurs auprès des internés français et belges hospitalisés dans le canton « dans le but de familiariser les internés [...] avec nos institutions

496 « Le héros », L'école primaire, supplément au n°9, Décembre 1914, p. 95-96.

497 « L'éducation du patriotisme chez les belges », L'école primaire, n° 4, Avril 1915, p. 25-27, p. 25.

498 « Composition française », L'école primaire, n° 3, Mars 1917, p. 23.

499AEV, 1 DIP 145bis, R 347, Lettre du Comité valaisan de secours pour les Belges au chef de l'instruction publique, 12 Novembre 1914.

500 Voir Marianne WALLE, « Les prisonniers de guerre français internés en Suisse », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°253, 2014, p. 57-72.

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politiques et militaires, avec notre histoire, notre littérature, notre industrie, nos conditions économiques etc. »501 . Ici encore, les sources sont avares, il faut néanmoins remarquer que l'école valaisanne et plus largement l'école suisse a elle aussi été bousculée dans ses pratiques scolaires habituelles, que ce soit au niveau de la pédagogie - défense de la Belgique et des alliés - et même de certaines pratiques scolaires - accueil de réfugiés, investissement des instituteurs pour les internés. Le pays a également été secoué par de forts troubles politiques qui ont directement impacté le bien-fondé du pacte national, faisant craindre des risques de rupture, nous y reviendrons plus largement dans le chapitre suivant. En France aussi, l'accueil massif de réfugiés a eu des conséquences sur les pratiques pédagogiques, entraînant dans certains endroits, la saturation des salles de classes - ici encore, nous l'aborderons au moment d'analyser les territoires alpins dans la guerre.

Après l'école usine, l'école terreau de l'agriculture, l'école solidaire, il s'agit maintenant d'ajouter un dernier aspect de l'école en guerre : l'école nationale. En effet, si toutes les thématiques précédentes ont bien montré la transfiguration des pratiques et expériences scolaires pendant la période de guerre, il en est une autre qui cette fois rapproche beaucoup plus les écoles françaises et suisses, c'est l'importance pédagogique renouvelée que prend l'enseignement national et patriotique.

C] L'école nationale et patriotique

Au déclenchement de la guerre, la Suisse traverse des troubles politiques majeurs, le conflit est vecteur de tensions entre les territoires de langue française et de langue allemande, chacun soutenant plus ou moins le belligérant dont ils partagent la langue. Nous avons déjà évoqué les échanges économiques et culturels entre la Suisse romande et la France, les liens entre la partie alémanique et l'Allemagne sont encore plus prononcés. Au début du conflit, les oppositions déjà présentes entre les deux Suisses sont poussées à leur paroxysme, si bien que Pierre Du Bois parle de « menaces de désunion » ressenties par les populations502. Du côté romand, la violente politique de dénonciation de l'Allemagne est contrebalancée par un soutien plus timide mais réel des cantons alémaniques à l'empire de Guillaume II. La presse s'emballe,

501 AEV, 1 DIP 29, Rapport sur la situation de l'instruction publique, 1914, p. 40.

502 Pierre DU BOIS, « Le mal suisse pendant la Première Guerre mondiale : Fragments d'un discours sur les relations entre alémaniques, romands et tessinois au début du vingtième siècle », Revue européenne des sciences sociales, n° 53, 1980, p. 43-66, p. 44.

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l'armée est accusée de germanophilie et d'espionnage anti-alliés, une enquête interne est ouverte et deux colonels sont sanctionnés - de manière trop clémente pour les romands503. Plus encore, des jeux d'influence des deux voisins belligérants vont se dérouler au sein même du territoire helvétique, là où la censure n'a pas muselé la presse. Romands pro-français et alémaniques pro-allemands, tous deux soutenus par les nations française et allemande vont alors s'affronter au travers des journaux504. Dans ce tableau dépeint à larges traits l'on observe à nouveau que la guerre déborde ses frontières505 . Comment préserver l'unité nationale ainsi menacée par la guerre ? Plusieurs tentatives de la part d'intellectuels suisses prennent place, notamment à travers la création de la Nouvelle Société Helvétique, au premier Février 1914 afin de travailler à la consolidation de l'identité suisse. Une branche locale se forme d'ailleurs en Valais au 28 Novembre 1915, réunissant entre autres des professeurs et des inspecteurs scolaires, dans le but de « sauvegarder le patrimoine national, [...] fortifier le sentiment national » et enfin « développer l'éducation nationale »506 . Les objectifs que se propose d'atteindre la société passent très largement par l'éducation. En effet, l'école, par ses fins civiques et sa capacité d'action sur le corps social, est l'outil privilégié d'un tel projet. D'autant plus que les tensions politiques se sont immiscées jusque sur les bancs scolaires. Pierre du Bois, faisant référence à sa propre expérience d'élève, souligne que « les rognes débordent quelquefois le cadre des criailleries. Dans les écoles, les élèves alémaniques et allemands sont l'objet de quolibets ou de brimades »507. Dans le cas du Valais, le dépouillement des archives fait apparaître les premières agitations dues au bilinguisme du canton - situation qui ne semblait pas poser problème auparavant. Le 14 Octobre 1914, le maire de la commune de Savièse écrit une lettre au chef de l'instruction publique pour se plaindre du fait que Monsieur Geiger - suisse allemand - n'envoie pas ses enfants à l'école - francophone - du village. Il anonce qu'il lui « paraît que lui [Geiger] et sa famille doivent s'assimiler et s'habituer à vivre de la vie de la commune », rappelant que la famille Geiger est « dans une commune française. Il n'avait qu'à s'établir à Sion s'il voulait que ses enfants restent allemands »508 . Les termes du maire de

503 Voir Jean-Jacques LANGENDORF, Pierre STREIT, Face à la guerre. L'armée et le peuple suisses. 1914-1918 / 1939-1945, Infolio, Gollion, 2007.

504 Landry CHARRIER, « La neutralité suisse à l'épreuve de la Première Guerre mondiale. L'Internationale Rundschau, une entreprise de médiation internationale », Histoire@Politique, n°13, 2011/1, p. 146-160.

505 Nous paraphrasons ici une phrase du journaliste/écrivain Sorj CHALANDON à propos de l'IRA : « Je trouvais étrange que la guerre déborde ainsi ses frontières », Mon traître, Paris, Grasset, 2007, p. 84.

506 « Nouvelle société helvétique », L'école primaire, n°10, 15 Décembre 1915, p. 3 (frontispice).

507 Pierre DU BOIS, « Le mal suisse... » op.cit, p. 60.

508 AEV, 1 DIP 145bis, Lettre du maire de Savièse au chef de l'instruction publique, 14 Octobre 1914.

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Savièse sont lourds de sens, et laissent clairement transparaître le clivage culturel qui traverse la Suisse : la commune est « française » et Geiger et ses enfants sont « allemands », tous restent pourtant suisses. La politique scolaire du canton va alors s'efforcer de mettre en application les idées de la Nouvelle Société Helvétique, en 1916, le rapport annuel du département de l'instruction publique insiste explicitement sur le renforcement de l'éducation nationale dans les programmes du supérieur au primaire509. La même année se tiennent trois séances de la conférence générale des chefs des départements de l'instruction publique - contre une au maximum les années précédentes - avec pour sujet principal « l'éducation nationale », de même pour la conférence romande510. Les administrateurs scolaires ont conscience du potentiel de gravité des troubles politiques qui agitent le pays. Le modèle étatique fédéral n'est sûrement pas le meilleur système pour coordonner les politiques scolaires, mais c'est pourtant la première fois que tous les cantons se mettent d'accord à différentes échelles - cantonale, intercantonale, fédérale - de manière à oeuvrer à l'intérêt général. Jusque-là jalousement gardée, l'autonomie relative des cantons suisses est temporairement mise de côté. Le temps de la guerre, il faut insister sur l'helvéticité de l'ensemble du territoire plutôt que sur ses particularismes si l'on veut sauvegarder l'unité nationale. Le climat de tension retombe à partir du milieu de l'année 1915, l'heure est à la conciliation. Un article paru en Octobre 1915 dans L'école primaire l'illustre bien : « A vouloir défendre une langue contre l'autre, à s'acharner à ce jeu, ne court-on pas le risque de dépasser le but proposé et de ne plus défendre la langue, mais la mentalité même d'un pays voisin ? » et conclue « nous devons conserver la mentalité suisse »511. L'école suisse se nationalise, elle insiste davantage sur les fins civiques de l'enseignement. Elle change d'échelle, insiste davantage sur l'appartenance au territoire national qu'au territoire linguistique ou même qu'à celui du canton. Jay Winter écrit que les villes ont été nationalisées pendant la guerre512, on peut aisément étendre la remarque aux territoires ruraux : cette nationalisation passe largement par l'école et l'objectif de communion nationale.

De l'autre côté des Alpes, en territoire français, un phénomène similaire prend place, sauf qu'il ne s'agit pas d'endiguer des conflits internes mais d'oeuvrer pour l'unité nationale contre

509 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1916, p. 6.

510 Ibidem, p. 38-39.

511 « Utilité des langues », L'école primaire, n°8, 15 Octobre 1915, p. 166-167, p. 166.

512 Jay WINTER, « Les villes », dans Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER (dir), Encyclopédie de la Grande Guerre...op.cit, p. 601-610, p. 601.

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l'ennemi qui la menace. À l'école, les références spatiales changent, certes, la nation a toujours été au centre de l'enseignement, mais elle coexistait avec des entités territoriales plus restreintes, à l'échelle de la région, de la petite patrie - sans d'ailleurs que l'une et l'autre soient contradictoires car comme Chanet, Thiesse et d'autres l'ont montré, l'enseignement scolaire utilisait souvent ces entités locales comme des miniatures de la nation, englobées en elle513. Dans le Bulletin de l'instruction primaire de la Haute-Savoie, il n'y a plus aucune référence à des événements locaux qui ne seraient pas directement en contact avec la guerre et donc avec la nation. Les concours des sociétés savantes locales, les articles d'histoire locale, les réunions des sociétés comme celle des amis des arbres ou d'autres, disparaissent.

De même au sein des séances du conseil départemental de l'instruction publique, lorsque des personnages du pays sont fêtés c'est parce qu'ils ont été cités à l'ordre du jour, à l'image de l'instituteur Laponnier, capitaine dans l'armée et cité au moins 5 fois entre 1916 et 1918514. Les instituteurs, eux aussi dans leurs réponses à l'enquête, recensent tous les enfants du village morts au front, tous les blessés mais aussi chaque décoration qu'un habitant de la commune a obtenu pour ses faits d'armes contre les Allemands. Les contenus pédagogiques se tournent entièrement vers la guerre, d'abord sous les initiatives des enseignants et des revues pédagogiques avant que l'institution reprenne la main : Stéphane Audoin-Rouzeau et Emmanuel Saint-Fuscien l'ont trop bien décrit pour qu'il soit utile de s'y attarder515. Néanmoins, les quelques mémoires d'instituteurs préparés à l'occasion des conférences pédagogiques conservés aux archives départementales de la Haute-Savoie rendent bien compte du fait que toute la pédagogie est tournée vers la guerre et vers l'éducation patriotique. Pour exemple, Madame Thurin, institutrice de Nouglar, écrit dans son papier : « le rôle de l'école est de faire que le pays tout entier sache pourquoi il combat, pour quelle histoire, pour quel avenir pour quels faits quelles idées et, en éclairant ainsi de sa science le sentiment national, comme en l'affermissant de son exemple, de l'entretenir et le fortifier dans une confiance inébranlable et une volonté de victoire totale ». L'institutrice poursuit sur les pratiques d'enseignement qu'elle met en place pour parvenir à ces fins : « Nous lisons beaucoup : communiqués officiels, lettres de soldats patriotes, lectures sur la guerre actuelle prises dans les « Livres roses », les

513 Voir entre autres, Jean-François CHANET, L'école républicaine...op. cit et Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit.

514 ADHS, 1 T 1276, Réunion du conseil départemental de l'instruction publique, 16 Février 1916, 30 Octobre 1917, 21 Février 1918, 30 Mai 1918.

515 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre... » op.it.

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« Lectures pour tous », les journaux etc. » mais encore « les dictées et les rédactions sont empruntées à la guerre, nous apprenons des chants et poésies patriotiques qui réveillent l'âme du peuple »516.

A travers ce chapitre, nous avons essayé de montrer que la guerre induit une rupture dans les pratiques pédagogiques et dans les expériences scolaires que peuvent avoir enseignants et élèves. Notre propos a été de faire voir que la guerre ne s'arrêtait pas aux Alpes mais qu'elle traversait, sous certaines formes, la Suisse, provoquant ici aussi son lot de bouleversements dans la manière de faire école : « il n'y a pas besoin d'une guerre pour avoir un temps de guerre »517. Néanmoins il faut nous prévenir contre l'idée d'établir un parallèle parfait entre la situation française et celle suisse. L'école française et l'école suisse sont transfigurées par la guerre mais n'oublions surtout pas qu'une nation est en guerre et l'autre non. L'ampleur des événements n'a aucune commune mesure d'un côté et de l'autre des Alpes, il faut toujours avoir cette distinction cruciale en tête. Même dans les moments où elles paraissent le plus proche - comme dans cette sous-partie - les politiques scolaires divergent fortement : l'école suisse se tourne entièrement vers la nation oui, mais celle-ci n'est pas sous le feu des canons. L'école française, elle, s'implique entièrement à enseigner le patriotisme et à consolider le sentiment national, mais se surajoute une culture de guerre, une expérience du deuil, sans équivalence en Suisse, plutôt favorable à la paix - de plus en plus au fil de l'avancée du conflit.

Toutefois, il ne faut pas non plus oublier que les situations ne sont pas homogènes au sein même des nations. Là encore, la dimension spatiale et la notion de frontière jouent un rôle important dans l'analyse. Frontières nationales bien sûr, mais aussi frontières internes : les territoires français de l'avant ne sont pas impactés de la même manière que ceux de l'arrière. La Haute-Savoie occupe d'ailleurs une place particulière - dû autant à des imbroglios administratifs qu'à la position géographique du département - que nous tenterons d'éclaircir. Il faut ici pratiquer des jeux d'échelle : à la question principale de cette partie « les Alpes protègent-elles de la guerre ? » plusieurs réponses sont possibles. On serait tenté de répondre par la négative car les écoles alpines françaises ont été impliquées dans l'événement guerrier, on peut aussi arguer que les écoles valaisannes ont pâti du conflit, celui-ci a modifié les manières de faire école outre-Alpes. Nous devons pourtant nuancer ce constat en montrant que

516 ADHS, 1 T 294, Mémoire de l'institutrice Thurin à l'occasion de la conférence pédagogique d'Automne 1915.

517 Phrase prononcée par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU lors du séminaire « La guerre transmise », co-organisé avec Emmanuel SAINT-FUSCIEN à l'EHESS, 22 Octobre 2021.

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d'une certaine manière, les territoires alpins se sont trouvés à l'écart d'une confrontation trop directe avec l'appareil militaire.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld