D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)par Lucas BOUGUEREAU EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021 |
CHAPITRE 8. Des systèmes scolaires ébranlés.Il faut reconnaître d'emblée que les sources scolaires concernant la période de guerre sont beaucoup moins nombreuses que dans celles qui précèdent. Les systèmes scolaires se trouvent désorganisés par l'événement. Le corps enseignant mais aussi les autorités administratives sont mobilisées pour le front : en résulte une diminution sensible de la correspondance, les rapports d'inspections n'ont presque plus lieu. Il faut parer au plus urgent, les pratiques habituelles des acteurs de l'institution scolaire qui ne sont pas jugées primordiales s'effacent : nombre de réunions sont annulées des deux côtés de la frontière, il en va de même pour les rapports d'incident, les demandes de mutations, les affaires scolaires locales. En bref, les gestes de l'histoire quotidienne de l'école sont transfigurés au sein d'une culture de guerre. L'historiographie scolaire a longtemps mis de côté l'étude de la première guerre mondiale, postulant une sorte de continuité dans les périodes de l'avant et de l'après. Un certain nombre de travaux - sur lesquels nous ne manquerons pas de nous appuyer - rendent aujourd'hui justice à l'école en guerre. Effectivement, nous prenons le parti de ne pas postuler une stricte continuité des institutions sociales dans l'événement guerrier mais à l'inverse, de le considérer dans toute sa force de rupture et de recomposition historique411. En définitive, l'école primaire est une école en crise. A] L'appel et la mobilisation des corps enseignants Nous le savons maintenant bien, à l'heure de l'appel sous les drapeaux, une grande part du corps enseignant français est mobilisée. Environ 35 000 instituteurs partent pour le front412 sur les quelques 150 000413 - hommes et femmes confondus - que compte l'instruction primaire au moment de l'entrée en guerre : soit environ 23 % du total414. Peut-être plus étonnant, la 411 François DOSSE décrit le retour de l'événement en histoire et les manières de concilier rupture et discontinuité : voir « Événement » dans Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA, Nicolas OFFENSTADT (dir), Historiographie, concepts et débats, t.II,, Paris, Gallimard, 2010, p. 744-756. 412 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Les instituteurs combattants de la Grande Guerre : des soldats comme les autres ? », dans Jean-François CONDETTE (dir), Les écoles dans la guerre, Lille, Septentrion, 2014, p. 215232, § 16 [en ligne] < http://books.openedition.org/septentrion/7199>. 413 Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., p. 377. 414 Les chiffres semblent avoir été à peu près équivalent sur l'ensemble du territoire. 122 mobilisation suisse est d'une ampleur équivalente. Bien que nous n'ayons pas trouvé de chiffres concernant la mobilisation des enseignants sur l'ensemble du territoire helvétique, ceux que contiennent les archives valaisannes en donnent une bonne indication. Sur les quelque 616 régents et institutrices que compte le canton, 150 à 160 servent sous les drapeaux en 1914415, soit environ le quart du corps enseignant, taux comparable au cas français. La mobilisation est massive et par ailleurs soutenue - avec des périodes plus creuses que d'autres - jusqu'à la fin de la guerre. Dans les deux pays, les institutions scolaires privées d'une bonne part de leur personnel enseignant doivent pourvoir à leur remplacement. Qui placer sur les estrades maintenant vides des salles ? Albert Sarraut, ministre de l'Instruction publique française publie une circulaire à l'attention des préfets départementaux dès le 18 Août 1914, il y indique que le service des instituteurs censés partir à la retraite à la fin de l'année scolaire est prolongé416. Le ministre poursuit : « Je n'ai pas besoin de spécifier que les élèves maîtres et les élèves maîtresses en cours d'étude peuvent être choisis par vous, sans limite d'âge, si vous les jugez aptes à des fonctions provisoires »417. Prolonger l'activité des vieux instituteurs, projeter les élèves-maîtres et maîtresses dans les salles de classes avant la fin de leurs études, voici les mesures trouvées pour endiguer l'hémorragie du personnel enseignant dans l'éducation française. Elles sont appliquées en Haute-Savoie où 180 instituteurs primaires et 47 élèves maîtres ont été appelés sous les drapeaux dès les débuts de la guerre418. Suite à la publication de la circulaire, le préfet décide que les élèves-maîtresses en deux et troisième année de l'école normale de Rumilly ainsi que les trois classes d'élèves-maîtres de l'école normale de Bonneville seront pris dans le service actif419 . Toutefois, ce nouveau vivier d'instituteurs potentiels va vite être épuisé. En 1915, en plus des 5 instituteurs sortis de leur retraite et des 21 élèves-maîtres des écoles normales, l'enseignement primaire haut-savoyard emploi 11 instituteurs venus des régions envahies par les Allemands mais également 95 intérimaires sans qualifications particulières pour exercer le métier420. 415 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1915. 416 ADHS, PA 68.3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°9, Septembre 1914, p. 191. 417 Ibidem, p. 192. 418 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°11, Octobre 1915, p. 238. 419 ADHS, PA 68.3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°9, Septembre 1914, p. 198. 420 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°11, Octobre 1915, p. 238. 123 L'envoi de tous les hommes en âge au front - y compris les élèves-maîtres - a renforcé le phénomène déjà largement entamé de féminisation du corps enseignants. Pendant toute la durée du conflit, des élèves-maîtresses sont envoyées en qualité de stagiaires dans les écoles, les intérimaires sont quasiment exclusivement des femmes et les titularisations sont également essentiellement féminines : le 23 décembre 1915, 28 institutrices sont titularisées pour seulement 2 instituteurs421. Les institutrices suppléent au manque d'hommes dans des fonctions dont elles étaient auparavant exclues. Pour exemple, le 29 Juillet 1915, 5 d'entre elles sont employées au secrétariat de mairie sur le département422. En Valais, les moyens utilisés sont similaires. La mobilisation des instituteurs en Août 1914 fait que le canton « a dû envisager l'éventualité imminente de manque de maîtres qualifiés, soit des titulaires effectifs pour un certain nombre de postes. L'ont dû ainsi, pour combler les vides creusés par la mobilisation, faire appel à d'anciens régents ou y suppléer pour le mieux »423. La formule « y suppléer pour le mieux » veut dire, à l'instar du cas français, engager des personnels non formés pour la fonction d'instituteur. Ainsi, le Valais délivre des certificats temporaires permettant à un certain nombre de personnes d'exercer des fonctions d'enseignement à condition de se présenter à un concours de fin d'année pour, soit prolonger ledit certificat, soit obtenir le brevet de capacité424 - équivalent du certificat d'aptitude pédagogique français. Les solutions provisoires sont donc les mêmes, il s'agit de pallier l'urgence. Ici aussi, ce sont principalement des femmes qui pourvoient au remplacement des instituteurs appelés. Il faut néanmoins introduire une différence assez large qui se situe dans la durée. La mobilisation française, nation en guerre, va être soutenue pendant les 4 années du conflit. À l'inverse, la mobilisation suisse, une fois les premières frayeurs passées et la certitude de la préservation de son statut de neutralité confirmée, baisse en intensité. Les autorités cantonales négocient avec l'État-major pour obtenir la démobilisation des instituteurs sous les drapeaux. La première année, les requêtes échouent, le chef du département de l'instruction publique de Lausanne répond à une lettre de son homologue valaisan, et lui fait part du fait que le canton n'a pu obtenir le renvoi que de 30 instituteurs sur les 240 sous les drapeaux425. 421 ADSH, 1 T 1279, Séance du conseil départemental de l'enseignement primaire de la Haute-Savoie, 23 Décembre 1915. 422 Ibidem, 19 Juillet 1915. 423 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1915, p. 43. 424 « Instruction primaire », L'école Primaire, n°5, Mai 1916, p. 2 (frontispice). 425 AEV, 1 DIP 145bis, R380, lettre du chef du département de l'instruction publique de Lausanne au chef du département de l'instruction publique du Valais, 24 Novembre 1914. 124 Mais l'année suivante, on apprend que l'État-major « s'est départi de sa rigidité » en accordant « la libération de service pour tous les instituteurs dont nous avions absolument besoin pour assurer la marche normale de nos écoles »426. À partir de l'année scolaire 19151916, l'enseignement valaisan et plus généralement suisse est moins touché par la mobilisation de son personnel enseignant. Certains moments de crise appellent toutefois à des remobilisations ponctuelles, et certains instituteurs ne peuvent échapper au service. Malgré ces événements, le département de l'instruction publique valaisan peut déclarer que l'année scolaire 1917-1918 s'est déroulée presque normalement dû à la quasi-absence de mobilisation des instituteurs427. Les enseignements français et suisses ont tous deux étés percutés par l'événement guerrier. La ressemblance dans les moyens utilisés pour parer à la situation d'urgence ne doit pas cacher le fossé entre les expériences vécues, illustré par la durée et l'intensité de l'événement touchant un pays en guerre et un pays qui ne l'est pas. En réalité, les instituteurs français sont eux aussi partiellement démobilisés avant la fin de la guerre, comme en témoigne le bulletin départemental en septembre/octobre 1918 : « Le retour des instituteurs mis en sursis d'appel a permis de procéder à une sélection et d'écarter les intérimaires les moins qualifiés »428 . Toutefois, la démobilisation progressive est tardive et sans commune mesure avec celle des régents valaisans. Autre différence majeure, les instituteurs français combattent et meurent : environ 7400 vont succomber au feu ennemi429 , dont 59 en Haute-Savoie430 . Le corps enseignant - à l'instar de la société française - est largement endeuillé, beaucoup d'instituteurs ne réintégreront jamais leur classe, d'autres si, mais amoindris, parfois invalides431. La guerre désorganise l'enseignement valaisan, elle fait de même en Haute-Savoie, sauf qu'en sus, elle laisse les traces d'une expérience combattante et non pas seulement d'une expérience de mobilisation. Effectivement la guerre traverse les Alpes, elle réifie néanmoins les frontières 426 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1915, p. 44. 427 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1918. 428 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8-9,Août/Septembre 1918, p. 219. 429 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Les instituteurs combattants de la Grande Guerre : des soldats comme les autres ? », dans Jean-François CONDETTE (dir), Les écoles dans la guerre...op.cit, p. 215- 232, § 16 [en ligne] < http://books.openedition.org/septentrion/7199>. 430 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8-9,Août/Septembre 1918, p. 219. 431 On pense ici au dur retour en classe de Célestin Freinet. Voir Emmanuel SAINT-FUSCIEN, Célestin Freinet... op.cit. 125 nationales en étant vecteur d'expériences vécues différenciées pour les instituteurs alpins français et suisses. Au-delà du corps enseignant mobilisé, il faut maintenant s'intéresser au fonctionnement de l'école en temps de guerre. Nous avons vu qu'il fallait suppléer au personnel absent, mais l'école est plus largement touchée dans son organisation générale, maintenir sa bonne marche n'est pas chose aisée. B] Faire fonctionner l'école en temps de guerre Il faut absolument que les enseignements scolaires se poursuivent. L'école primaire est devenue en quelques décennies d'une importance telle dans les sociétés européennes qu'il est difficilement imaginable qu'elle s'interrompe, même en temps de guerre. Malgré l'investissement de l'institution pour la poursuite des enseignements, les moyens humains manquent pour assurer une marche normale. Localement, les situations divergent : dans le cas français, les territoires proches du front sont évidemment physiquement impactés par la guerre, le déplacement du front, les occupations de bâtiments scolaires pour les besoins de l'armée, ou encore l'exode des populations rendent l'objectif de continuité scolaire impossible à assurer. Toutefois, même les écoles des territoires de l'arrière sont touchées par les conséquences de la guerre, il s'agit néanmoins d'assurer leur fonctionnement du mieux possible. En Haute-Savoie, pour satisfaire à la bonne tenue des écoles, l'inspecteur d'académie indique que 81 classes ont été fusionnées sur l'année 1914-1915, il précise que cela s'est fait « partout où la chose était possible »432. Ces fusions entraînent nécessairement des effectifs scolaires décuplés pour les enseignants restés à l'arrière, l'instituteur Léon Gavard témoigne que son épouse « robuste et courageuse, femme de la campagne a beaucoup travaillé [...] Pendant 4 ans et demi de guerre elle a eu tous mes élèves »433, il faut ajouter qu'en plus de donner du travail supplémentaire à un corps enseignant majoritairement féminin, elles créent ou accentuent le processus de mixité scolaire : deux phénomènes qui participent à une redéfinition des frontières de genre pendant la guerre. Toutefois, les fusions ont été faites lorsque cela était possible : dans les écoles de hameaux des Alpes, les classes uniques ne 432 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°11, Octobre 1915, p. 238. 433 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 13, Léon Gavard. 126 peuvent pas être fusionnées sans entraîner la fermeture d'une école au profit d'une autre, avec toutes les conséquences que cela implique. L'école du hameau des Grasonnets à Chamonix est fermée dès l'entrée en guerre, les enfants la fréquentant sont censés se rendre à l'école d'Argentières. Le 25 Novembre 1914, une pétition des mères du hameau est envoyée au préfet, il y est fait mention de l'impossibilité d'envoyer les enfants à Argentières « vu la quantité de neige » arguant « qu'il serait très malheureux que les enfants fréquentant ladite école soient privés de maître alors que tous leurs parents font leur devoir à la frontière »434. L'inspecteur primaire relate la demande des mères à l'inspecteur d'académie dans une lettre du 15 Janvier où il insiste à nouveau sur les difficultés de regroupement liées aux conditions topographiques : « des avalanches précoces ont été à craindre ces jours derniers, et depuis avant-hier la couche de neige tombée doit interdire les communications ». Il finit par écrire - avec l'appui du maire de la commune - « qu'il vaudrait mieux rouvrir l'école »435. Elle le sera effectivement quelques semaines plus tard. Ce bref exemple montre qu'au-delà de la volonté de l'État d'assurer au mieux la poursuite de la scolarité, les parents se mobilisent également dans ce sens : en « haut » comme en « bas », l'école n'est pas une chose à prendre à la légère, guerre ou non. En témoigne d'ailleurs la justification des habitants du hameau : tous les hommes font leurs devoir à la frontière, maintenir une scolarité décente relève d'un devoir de l'État. Les fermetures d'école ont d'ailleurs été limitées en nombre : en Octobre 1914, le département comptait 840 écoles436, puis 835 en Août-Septembre 1918437. Les enfants haut-savoyards ont - pour la plupart - eu accès à l'enseignement primaire durant le conflit. En Valais, les sources sont plus rares, toutefois, une note fait sobrement mention du fait « [qu'] exceptionnellement pour l'année 1914-1915, un certain nombre d'écoles n'auront pas eu le même maître pendant tout le cours scolaire par le fait de la mobilisation »438. Il est à n'en pas douter qu'une organisation scolaire plus fragile que sa voisine française a été pris de court par l'événement et le manque de personnel qui en découle. D'ailleurs, le chef de l'instruction publique fait état du fait que plusieurs écoles ont dû être temporairement supprimées et certaines classes provisoirement fusionnées439. En somme et 434 ADHS, 1 T 418, Pétition des parents du hameau des Grassonnets à l'intention du préfet, 25 Novembre 1914. 435 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 15 Janvier 1915. 436 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°10, Octobre 1915. 437ADHS, PA 68.3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8-9, Août-Septembre 1918, p. 208. 438 « Part de l'État aux traitements », L'école primaire, n°4, 14 Avril 1915, p. 3 (frontispice). 439 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1915, p. 43. 127 malgré des situations largement divergentes - les moyens employés sont similaires des deux côtés de la frontière, : en France comme en Suisse, l'enseignement primaire doit se poursuivre le plus normalement possible. Nuançons cependant : la guerre amène nécessairement des compromis pratiques qui entravent la bonne marche des écoles. Dans les deux pays, l'appareil scolaire est en partie paralysé. Pour exemple, les conférences pédagogiques s'interrompent quasi-totalement, de même que les inspections scolaires qui deviennent de plus en plus irrégulières pour quasiment disparaître. En Haute-Savoie, 4 des 5 inspecteurs primaires sont mobilisés dès le début de la guerre440. S'ils sont peu à peu remplacés, la machine administrative marque un temps d'arrêt et perd en efficacité du fait des mouvements de personnels incessants : leurs remplaçants sont souvent novices, ne connaissent pas les situations locales aussi bien et sont d'ailleurs susceptibles d'être mobilisés à leur tour. En Suisse, l'examen pédagogique des recrues - couronnant les achèvements des cantons les plus impliqué dans d'instruction populaire - est supprimé pendant au moins deux années441, même chose pour le certificat d'aptitude français442. Au-delà du seul niveau administratif, les écoles sont confrontées à un absentéisme accru. Les enfants, déjà mobilisés pour les travaux agricoles pendant la bonne saison, remplacent systématiquement les pères absents443. Un article français à propos de deux enfants publié dans l'école primaire en fait d'ailleurs l'éloge : « On leur a expliqué que leurs papas et leurs frères étant partis pour la guerre, ce sont eux maintenant qui sont « les hommes », et ils ne s'en montrent pas peu fiers. Sous la fourche agile, le foin blond voltige, doré par le soleil couchant. Des brindilles légères, soulevées par la brise de montagne, dansent autour des petits faneurs. »444. Au niveau local, la désertion scolaire est vue avec un certain pragmatisme pratique - quoiqu'avec un certain retard ; En 1918, la commune de Chamonix, par délibération de la commission scolaire accorde un « droit d'absentéisme » à certains enfants qui travaillent aux champs en raison de « la dureté des temps »445. Manon Pignot écrit d'ailleurs très justement que 440 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°10, Octobre 1915. 441 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1914, p. 21. 442 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°1, Janvier 1915, p. 15. 443 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU remarque que la garde des enfants au domicile pour les travaux agricoles est plus fréquente, cela entraîne une désorganisation de la cellule familiale. Voir La guerre des enfants, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2004 [1993], p. 85-87. 444 « Les remplaçants », L'école primaire, n°8, supplément, 15 Octobre 1915, p. 149-150. 445 ADHS, 1 T 418, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 20 Septembre 1918. 128 « pour un enfant de paysan, le départ du père entraîne d'abord le bouleversement affectif de la cellule familiale, mais il perturbe aussi toute l'organisation du travail agricole »446. L'école continue donc à fonctionner, mais elle ne fonctionne pas pareil qu'en temps de paix. En France comme en Suisse, la mobilisation du personnel enseignant - plus généralement de la population masculine - déstabilise les ministères de l'instruction publique. Mais par-delà la question du personnel, l'école subit aussi les conséquences matérielles de la guerre, le conflit ne vient pas sans une crise économique qui touche l'institution scolaire de plein fouet. C] L'école subit les conséquences de la guerre L'école n'est pas étanche aux bouleversements socio-économiques plus larges qui touchent les sociétés européennes pendant le conflit. Effectivement, la Grande guerre va avoir des effets désastreux. Dans les réponses à l'enquête lancée par le ministère de l'instruction publique français auprès des instituteurs restés à l'arrière, des remarques touchant aux difficultés économiques auxquelles font face les populations sont souvent consignées. L'instituteur des Houches, petite commune alpine écrit que « la disette de monnaie divisionnaire se fait aussitôt sentir au point que le premier Août, il était impossible de trouver à changer un billet de cinquante francs chez tous les négociants du canton, mais même dans les caisses publiques »447 . L'instituteur Marrulaz qui exerce dans la commune de Morzine témoigne en 1916 du fait que « tout a renchéri, la plupart des articles d'au moins un tiers, d'autres ont fait plus que doubler, certains manquent complètement »448. Jean-Claude Favez nous apprend qu'en Suisse, le prix de la plupart des denrées alimentaire a doublé449. Certains matériaux, nécessaires au fonctionnement des écoles viennent à manquer comme le papier, si important pour tous les exercices scolaires. Le directeur des éditions Payot adresse une lettre au chef de la conférence intercantonale romande en 1917 pour lui signifier qu'il ne pourra pas tenir le coût fixé pour l'impression des manuels de cours de langue car le prix du papier a 446 Manon PIGNOT, « Les enfants », dans Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER (dir), Encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Bayard, 2004, p. 587-600, p. 595. 447ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique, événements du 1 Août 1914. 448 Ibidem, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai 1916. 449 Jean-Claude FAVEZ, « La suisse pendant la guerre », dans Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER (dir), Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, p. 815-824, p. 819. 129 augmenté de 80 % et ceux du carton 130 %450. Il n'est d'ailleurs pas rare que des communiqués soient publiés pour encourager les membres de l'instruction publique valaisanne à réutiliser des papiers usés pour écrire leurs lettres - ce qui sera fait. De même, de nombreux journaux tendent à disparaître et L'école primaire s'en sort de justesse en réduisant la taille de ses numéros. La restriction est de mise, mais comment mener à bien les exercices scolaires sans le support papier, indispensable à bien des égards ? Concernant le matériel scolaire, les caisses des écoles se vident : les subventions de la commune de Chamonix qui s'élevaient à environ 2000 francs en 1914 tombent à un peu plus de 1400 en 1915, soit une diminution d'environ un quart et seulement pour la première année de guerre451. D'autant plus que les autres sources de financement disparaissent également. La disparition de la manne touristique influe directement sur les finances des écoles alpines. Certes, au moment de la déclaration de guerre, certains villégiateurs bloqués dans les stations alpestres sont restés : l'instituteur des Houches témoigne du fait que « plusieurs touristes en villégiature dans la commune ont tenu à participer aux travaux et ont avec ardeur manié la fourche et le râteau, faisant ainsi, d'un travail utile, un nouveau sport pour eux »452. Mais à part ces menus actes de solidarité, leur départ imminent entraîne une baisse drastique de revenus pour les sociétés alpines qui vivent pour une grande part de cette activité. À Saint-Gervais l'instituteur en témoigne : « le commerce local a beaucoup souffert de la guerre. Le pays étant un centre de villégiature, à la déclaration de la guerre, les hôtels et les villas se sont vidés. Ainsi, au grand hôtel, il y avait 172 pensionnaires, ils n'en sont restés que 34. Même proportion pour les autres hôtels »453. Cette situation joue sur l'instruction à deux niveaux, d'abord à celui des écoles qui ne peuvent plus compter sur le remplissage de leurs boîtes de collectes placées dans les hôtels - ce qui est dommageable pour l'achat du matériel scolaire - et ensuite, sur les communes elles-mêmes qui financent leurs politiques scolaires sur ces mêmes revenus. Le chef de l'instruction publique valaisanne confirme dans son rapport de 1914. Il témoigne des manques à gagner dues « à l'exode des étrangers aux premiers bruits de guerre [et] au brusque arrêt de toutes les affaires durant la 450 AEV, 2 DIP 21, n° 63a, Lettre du directeur des éditions Payot au chef de la conférence intercantonale romande, 10 Février 1917. 451 ADHS, 1 T 418, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 22 Mai 1915. 452ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique, événements du 3 Août 1914. 453 Ibidem, Réponse de l'instituteur de Saint-Gervais à l'enquête du ministère de l'instruction publique, non daté. 130 plus grande partie de la bonne saison »454. Les pertes économiques engendrées par la guerre influent alors directement sur la bonne marche des écoles. D'ailleurs, celles-ci souffrent jusque dans leur bâti. L'instituteur de Morzine indique que dans le village, les travaux ont été réduits au strict minimum et les améliorations ajournées455 : cet état de fait touche aussi les bâtiments scolaires. En Août-Septembre 1918, le bulletin de l'instruction publique haut-savoyard déclare que les écoles sont en mauvais état mais que les travaux ne peuvent être effectués en raison du coût et de la rareté des matériaux456 : nul doute que la situation a été semblable durant toute la guerre. Les conséquences de ce manque d'investissement se font sentir : souvenons-nous des fragiles écoles de hameau qui, à peine quelques années après leur construction, nécessitaient déjà des travaux conséquents en raison des mauvaises conditions climatiques. D'autant plus qu'ici encore des inégalités spatiales se creusent entre les écoles de montagne et les autres. Comme l'écrit Manon Pignot457, l'enfance - sur tout le territoire et dans toutes les classes sociales - connait le froid pendant la guerre il est vrai que les pénuries de bois de chauffage ont durement impacté les foyers et les salles de classes pendant les 4 années et demie de guerre. Il n'est pas moins vrai que certains lieux ont été plus impactés que d'autres, les écoles alpines ont dû particulièrement en souffrir. En effet, si les sources sont avares en Valais, les archives concernant Chamonix permettent de rendre compte d'une situation qui paraît généralisable à l'ensemble des territoires qui connaissent les rudes hivers alpins. La commune se fournissait en anthracite à destination des écoles auprès d'un marchand de Genève à raison de 40 tonnes par an - à 40 francs la tonne - depuis 1913458, la guerre l'amène ses dépenses à la baisse. La fermeture de la frontière oblige Chamonix à se rabattre sur des marchands locaux dont les prix sont plus élevés - notamment en raison de la disparition de la zone franche qui garantissait des produits à bas coût. En effet, en 1916, le conseil municipal passe un contrat avec un marchand local, Monsieur Valoud, pour une quantité de seulement 19,5 tonnes au prix de 66,9 centimes la tonne459. La baisse drastique de la quantité de combustible pour nourrir les calorifères a nécessairement impacté la scolarité des enfants 454 AEV, 1 DIP 29, Rapport sur la situation de l'instruction publique, 1914, p. 31. 455 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai 1916. 456ADHS, PA 68.3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8-9, Août-Septembre 1918, p. 213. 457 Manon PIGNOT, Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 2012, p. 107-114. 458 ADHS, 1 T 418, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 1913. 459 Ibidem, 1916. 131 des écoles de hameaux, encore plus si on pense à l'état précaire des bâtiments. L'école, lieu accueillant pour les enfants pendant la mauvaise saison, perd de sa superbe lorsque la chaleur réconfortante des salles de classes n'est plus garantie. Il faut ajouter au froid la faim, bien qu'en général les campagnes sont moins touchées que les villes460. L'école primaire publie très régulièrement à partir de 1915 dans son supplément des « recettes économiques éprouvées » qui se constituent souvent d'une soupe de pommes de terre : 1 litre et demi d'eau, 500 grammes de pommes de terre, 100 grammes d'oignons, 50 grammes de graisse, 40 grammes de farine, 10 grammes d'arôme Maggi, le tout pour 31 centimes de francs461. Les appels à la restriction sont nombreux, parfois cyniques, le journal fait par exemple l'éloge du pain rassis car « sous une moindre quantité, il nourrit mieux et il est meilleur pour l'estomac [...] mastiqué avec soin, il prend une saveur délicieuse que n'a jamais le pain frais »462. Si les populations alpines pratiquent l'agriculture, cette activité n'offre que peu de rentabilité en raison de la rareté des surfaces cultivables et des conditions climatiques peu clémentes, la principale activité est l'élevage, mais pour nourrir ce bétail, les produits agricoles sont nécessaires. L'importation est compromise, encore plus en Valais qu'en Haute-Savoie, le conseil d'État publie une proclamation en 1916 annonçant « le séquestre des pommes de terre » et conseillant de nourrir le bétail, non plus avec la fécule et le grain de maïs de privilégier l'orge et « les déchets divers »463 . De l'autre côté des Alpes, ce sont surtout les réquisitions de l'armée qui inquiètent progressivement les habitants. Aux Houches, la première réquisition de bétail - 20 vaches - le 7 décembre 1914 semble communément acceptée, de même pour celle du 21 Janvier, répartie le plus équitablement possible, la troisième deux semaines plus tard, concernant une tonne d'avoine est plus difficile car « dans la commune toutes les terres cultivables ont été converties en prairies artificielles »464. C'est surtout à partir de la quatrième - 15 bêtes - que l'instituteur reconnaît qu'elle « paraît devoir être acceptée plus difficilement » d'autant plus que les habitants se plaignent du fait que les frais d'expédition restent à leur charge465. Enfin le 22 Février 1917, l'armée demande 400 quintaux de foin, chose 460 Jay WINTER parle de « prospérité des campagnes ». Voir « Les villes », dans Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER (dir), Encyclopédie de la Grande Guerre...op.cit, p. 608. 461 « Recette économique éprouvée », L'école primaire, n°2, supplément, 15 Février 1915, p. 40. 462 « Du pain rassis », L'école primaire, n°3, supplément, 1915, p. 55-56. 463 « Une proclamation du Conseil d'État », L'école primaire, n°10, 15 Octobre 1916, p. 4-5 (frontispice). 464 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique. 465 Ibidem, 13 Février 1915. 132 impossible pour la commune qui en propose l'envoi de seulement 175 466 . On sent ici l'amenuisement des ressources des communes autant que la lassitude des habitants : il faut participer à l'effort de guerre mais les réquisitions semblent les travailler à l'usure. Cet exemple ne concerne pas directement l'école, il est vrai, mais il offre un tableau assez large des conditions de vie - et morales - des populations qui ne sont pas sans impact sur la scolarité des enfants et la condition des enseignants. L'enfant a faim, l'enfant a froid, sur les bancs scolaires, les objets de son quotidien d'écolier viennent à manquer, il vit dans l'angoisse de la mort d'un proche - pour le cas français - ce qui, pour finir, crée des expériences scolaires bien différentes du temps de paix. Un dernier point qui doit être abordé pour approcher l'école alpine dans son fonctionnement local et quotidien, est celui de l'accessibilité des lieux scolaires. Souvenons-nous de la pétition des parents des élèves du hameau des Grassonnets contre la fermeture de l'école fin 1914. Les mères comme l'inspecteur insistaient sur le fait que l'isolement des hameaux était accentué par le départ des hommes aux fronts, les premières écrivaient que « cette année, la route sera d'autant plus impraticable faute de bras pour l'ouvrir vu que tous les hommes sont appelés sous les drapeaux »467, et le second confirmait : « l'abattage de la neige sur les chemins est moins facile à faire »468. Indices ténus à nouveau, mais les habitants des hameaux déjà privés de communications avec l'extérieur pendant la moitié de l'année ont dû être encore plus entravés dans leurs déplacements au sein même de leur lieu de vie. L'impossibilité de déblayer les routes resserre encore les frontières des hameaux de montagne, l'école isolée l'est cette fois-ci pour de bon, et non dans les meilleures conditions. Les institutions scolaires françaises et suisses subissent de nombreux bouleversements suite au déclenchement du conflit mondial. La guerre n'épargne pas l'école qui en subit les conséquences des deux côtés des crêtes alpines. Malgré les difficultés, le mot d'ordre est partout d'assurer une marche normale des écoles. Cela est-il possible ? Même si l'école reste ouverte, est-elle la même qu'avant le conflit ? 466 Ibid, 22 Février 1917. 467 ADHS, 1 T 418, Pétition des parents du hameau des Grassonnets à l'intention du préfet, 25 Novembre 1914. 468 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 15 Janvier 1915. 133 |
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