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D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)


par Lucas BOUGUEREAU
EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021
  

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CHAPITRE 7. Le maître, la maîtresse et l'enfant.

Les enseignants et les élèves ont été mentionnés sans retenir une attention spécifique jusqu'ici. Il est maintenant temps de se pencher de plus près sur ces acteurs de l'enseignement primaire qui constituent le coeur de l'école communale. Concernant les instituteurs français, l'historiographie est foisonnante : elle est plus avare du côté valaisan. Néanmoins, il est utile de s'intéresser au rôle social dont ceux-ci sont investis dans les sociétés françaises et suisses de la « Belle Époque », pour comprendre la manière dont l'environnement alpin s'inscrit dans leurs représentations et se traduit dans leurs pratiques. Il faut aussi analyser les capacités d'actions et les stratégies qu'ils sont en capacité d'user dans les processus de négociations avec les autorités - par exemple pour être éloignés des postes les plus pénibles. Le genre prend dans ce chapitre une part plus importante. Du côté des élèves, il faut ici aussi les appréhender dans le milieu montagnard qui, tout en leur offrant des possibilités d'emplois réelles, limite les opportunités de poursuivre des études. Encore une fois, l'accent est mis sur l'organisation locale de l'enseignement scolaire national, montrant les limites - réelles ou imaginées - de la situation d'isolement de ces communes et les inégalités spatiales qui en découlent, ouvrant ainsi de nouvelles frontières géographiques et sociales. Enfin, nous étudions la place des enfants étrangers dans des territoires où la juxtaposition frontalière avec l'Italie entraîne une immigration croissante : comment les écoles valaisannes et haut-savoyardes réagissent-ils à la présence de ces enfants étrangers sur les pupitres scolaires ? Ici encore, la frontière nationale prend toute son importance.

A] Instituteurs haut-savoyards, instituteurs valaisans

Les conditions matérielles des instituteurs hauts-savoyards et valaisans divergent sensiblement sur la période. Les premiers, malgré des conditions d'existence précaires qui les mettent en difficulté pour assurer la fonction sociale qu'ils endossent, sont tout de même mieux pourvus que les seconds. Leur traitement augmente régulièrement au cours de « La Belle

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Époque » 349, bien que la plupart reconnaissent qu'ils ne peuvent se permettre que peu - ou pas - de loisirs, ils parviennent tout de même à vivre décemment. Ils gagnent mal leur vie pour le statut de notable local qu'ils incarnent - souvent moins que les ouvriers - mais la gagnent toutefois mieux que les paysans350. Pour commencer, le logement fourni par les mairies est souvent médiocre mais a le mérite d'exister, il les dispense de pourvoir à une location qui excéderait d'ailleurs leur bourse. Ensuite, la possibilité de briguer le secrétariat de mairie assure un surplus non négligeable à ceux qui peuvent y accéder. Certes, cette fonction fait partie des avantages en nature que fournissent les mairies, à côté du bois ou de la qualité du logement, créant ainsi certaines inégalités entre les postes. L'instituteur français est dans des conditions plus favorables que son voisin d'outre-alpes.

Effectivement, les instituteurs valaisans jouissent d'une situation encore plus précaire. Leur traitement connaît quelques rehaussements sur la période351 mais reste néanmoins très bas. En consultant les listes du personnel enseignant du canton, nous avons constaté qu'il n'était d'ailleurs pas égal selon le sexe, la langue d'enseignement et le lieu - les femmes sont moins bien rétribuées que les hommes et les instituteurs de langue allemande que ceux de langue française - sachant que les avantages en nature fournis par les communes sont déduits du traitement de base légal352.

D'ailleurs, les avantages en fonction des communes sont bien plus creusés qu'en France : elles ne sont pas tenues de procurer un logement aux enseignants, si bien que la plupart doivent trouver à leurs frais un endroit où loger. Une requête de la Société valaisanne d'éducation publiée en 1917 dans le supplément de L'école primaire fait état de cette situation miséreuse : « pour ce travail si noble, si ardu, et si ingrat, l'instituteur reçoit le salaire accordé aujourd'hui à une jeune fille de 16-17 ans qui ébourgeonne nos vignes », « comment ne pas souffrir dans notre amour propre valaisan en constatant, combien meilleur, combien tout autre est l'enseigne à laquelle sont logés les instituteurs dans les autres cantons ? » 353. Le problème du logement y est abordé, les instituteurs doivent « se contenter de l'unique ressource qui vient du travail scolaire pour se procurer une dispendieuse pension ou se le faire eux-mêmes en achetant tout,

349 Avec par exemple, le système d'avance à l'ancienneté mis en place en 1902 ou l'augmentation significative de 1905.

350 Jacques et Mona OZOUF, La République des instituteurs, op.cit, p. 389.

351 Comme en 1887, 1901, 1904, 1910, 1914.

352 AEV, 1 DIP 21, Personnel enseignants (1889-1900).

353 « Requête de la Société valaisanne d'éducation », L'école primaire, supplément extraordinaire, 15 Décembre 1917, p. 1-8.

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pour se procurer des habits qui seront plus coûteux etc. »354. Beaucoup d'instituteurs désertent donc la carrière car « les instituteurs valaisans, ne touchant qu'un traitement fort minime, ne vieillissent guère dans l'enseignement : se présente-t-il quelque part une place plus lucrative, soit dans une compagnie de chemins de fer, soit dans l'administration postale, télégraphique ou autre, ils s'empressent de la saisir par les cheveux »355. Le département de l'instruction publique essaie bien de parer à cette hémorragie, d'abord par une prime d'encouragement en 1887 - en contrepartie d'un engagement pour cinq années - puis par une obligation d'enseigner pendant quatre années en 1907356.

Néanmoins, s'ajoute au salaire précaire le fait que les périodes de vacances ne sont pas rémunérées, instituteurs et institutrices sont donc obligés de trouver une autre activité pendant l'été : ils exercent souvent comme commerçants, aubergistes, comptables, arpenteurs, charpentiers ou même sommelier357. Un tel état de fait est impensable en France. Les grandes responsabilités morales que la République confère aux instituteurs oblige à prohiber certains comportements, jugé dégradant pour l'image de l'école républicaine - tenir une auberge pendant l'été en fait partie - si bien qu'ils n'ont pas le droit d'exercer une autre profession que celle d'enseignant. Si l'instituteur valaisan est moins bien considéré par le pouvoir que son homologue français, les efforts fournis par le canton dans l'amélioration scolaire tendent néanmoins à lui conférer, petit à petit, un rôle similaire - surtout à partir des années 1910. Un article de L'école primaire publié en 1913 insiste sur la bonne conduite du régent : celui-ci doit étendre son autorité morale au-delà de l'école, il « prolonge ainsi l'action intellectuelle et morale de ses leçons ; il encourage les pères et les mères à s'intéresser au travail et à la conduite de leurs enfants ». Toutefois, il doit également éviter « une intimité trop familière » et adopter « une réserve de bonne aloi » car « l'instituteur demeure l'instituteur public même en dehors de sa classe »358. Le rôle civique que prend l'instituteur valaisan est transposable presque mot pour mot aux discours républicains qui ont cours depuis une trentaine d'années. Toutefois, les moyens alloués à l'éducation ne sont pas les mêmes, les pouvoirs communaux et ecclésiastiques contraignent toujours les enseignants. N'oublions pas qu'ils sont encore présentés en 1910

354 Ibidem.

355 « Placement des instituteurs dans le Valais », L'école primaire, n°3, 15 Décembre 1891, p. 38.

356 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice, op.cit, p. 183.

357 « Nos maîtres », L'école primaire, n°1, 1er Janvier 1904, p. 3.

358 « Les relations sociales de l'instituteur », L'école primaire, n°6, 1913, p. 85.

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comme « les auxiliaires des autorités ecclésiastiques et civiles dans la formation de l'homme, du chrétien et du citoyen »359.

Les instituteurs des Alpes n'ont donc pas le même statut ni les mêmes possibilités d'action qu'ils soient haut-savoyards ou valaisans. Pour les premiers, le fait que le régime républicain leur ait conféré un statut légal et social particulier leur donne un pouvoir d'action plus large que celui des seconds. En effet, les instituteurs français dépendent directement de l'administration de l'instruction publique. Bien que celle-ci soit très hiérarchisée, elle a pour mérite - au moins depuis la loi de 1889 sur le statut de fonctionnaire - d'émanciper le corps enseignant de la double tutelle du maire et du curé. Les enseignants rendent des comptes aux inspecteurs et aux préfets, et non au pouvoir communal et ecclésiastique. Certes, les frontières entre pouvoir local et pouvoir national sont plus poreuses qu'on veut bien l'admettre, Jean-François Chanet remarque très justement que « Tiraillé entre les pouvoirs nationaux et locaux, l'instituteur n'est protégé ni administrativement ni financièrement contre les risques du militantisme, les pièges des politicailleries locales. Pour peu qu'il ait [...] imprudemment fait campagne pour un maire battu, il est menacé de perdre le secrétariat de la mairie »360 . D'ailleurs, les mutations ou rapports d'incidents sont souvent signalés par les maires, parfois aussi par les parents d'élèves. C'est le cas en 1887 lorsque l'instituteur Peccoux, en exercice à Chamonix, est dénoncé par une lettre de la mairie puis révoqué par le conseil départemental de l'instruction primaire pour ses « habitudes d'ivrognerie ». L'instituteur a pourtant déjà été déplacé 13 fois mais « Il a continué, pour se livrer à la boisson, à ne faire la classe que d'une façon tout à fait irrégulière »361. Deux ans plus tard, L'instituteur Cottin est dénoncé par les parents d'élèves de Chamonix, puis se fait réprimander pour « moralité douteuse » par ledit conseil, avec inscription au bulletin départemental : humiliation publique car le bulletin est accessible à tous les membres de l'instruction publique362. En bref, instituteurs et institutrices français ne sont pas immunisés

359 « La rentrée des classes », L'école primaire, n°10, Novembre 1910, p. 147.

360 Jean-François CHANET, « Les instituteurs entre État-pédagogue et État-patron, des lois républicaines aux lendemains de la Grande Guerre » dans Marc-Olivier BARUCH, Vincent DUCLERT (dir), Serviteurs de l'État...op.cit, p. 351-363.

361 ADHS, 1 T 1274, Réunion du conseil départemental de l'instruction primaire de la Haute-Savoie, 24 Mars 1887.

362 ADHS, 1 T 1274, Réunion du conseil départemental de l'instruction primaire de la Haute-Savoie, 1 Juin 1889.

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contre les dénonciations, et les autorités scolaires sont très vigilantes au moindre écart dans le comportement moralement contraignant qu'ils doivent adopter363.

Pourtant, la dépendance au pouvoir hiérarchique de l'instruction publique constitue également un avantage : tout en favorisant leur surveillance, elle leur permet également de trouver un juge extérieur au village, un lieu où leur parole peut être entendue. Les enseignants peuvent eux-mêmes dénoncer des situations abusives et démentir des faits qui leur sont reprochés : à ces occasions, les inspecteurs primaires se déplacent dans les communes pour faire un véritable travail d'enquêteur et démêler le vrai du faux. Ils peuvent ainsi, même dans une situation non conflictuelle, demander leur mutation - à condition de la motiver par une bonne argumentation. Instituteurs et institutrices ne subissent pas passivement la domination de la hiérarchie scolaire, ils sont capables de déployer des stratégies, se dégageant ainsi une marge d'action allant dans le sens de leurs intérêts364 . Ils ont également, grâce aux amicales dont beaucoup font partie365 - puis surtout au début du XXe siècle, grâce aux syndicats enseignants - un pouvoir et un sentiment d'appartenance corporatif qu'une partie mobilise au profit des intérêts de la profession366.

Les enseignants valaisans eux, ne disposent d'aucun syndicat. La Société valaisanne d'éducation leur donne l'occasion de se retrouver une fois par an ; néanmoins, elle est dirigée par un chanoine acquis au département de l'instruction publique : la contestation n'est pas possible, en tout cas, pas publiquement. D'ailleurs, les affaires concernant les instituteurs, que ce soient des plaintes de leur part ou des plaintes contre eux, ne remontent jamais jusqu'au département de l'instruction publique valaisan : elles sont sûrement résolues au niveau communal et ne laissent aucune trace archivistique. Cette position contrainte des enseignants valaisans empêche l'historien d'avoir accès à des documents donnant des indices sur les représentations qu'ils se font de leurs conditions d'enseignement. C'est pourquoi, le sous-chapitre suivant se basera exclusivement sur des sources haut-savoyardes. Toutefois, les

363 Jacques et Mona OZOUF, notaient la position inconfortable des instituteurs : entre semi-notable méprisés par les bourgeois et les paysans, devoir de réserve dû à leur statut et difficultés à se mêler à la vie villageoise, La République des instituteurs, op.cit, p. 383-391.

364 L'on peut trouver des parallèles avec les analyses de Lüdkte à propos des ouvriers allemands des années 1930 : ceux-ci, sans entrer en opposition frontale avec les ordres, jouent sur les marges pour se dégager des moments « à eux ». Voir « La domination au quotidien « sens de soi » et individualité des travailleurs en Allemagne avant et après 1933 », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n°13, 1991, p. 68-78.

365 Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., op.cit, p. 388.

366 Sur cette question, voir l'ouvrage détaillé de Jacques GIRAULT, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française (fin. XIXe-XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996.

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conditions matérielles et géographiques similaires - voire souvent pires - laissent à penser que la généralisation au cas valaisan jouit d'une certaine efficacité heuristique.

B] Enseigner dans les Alpes

Bien souvent, les postes les plus isolés sont aussi les plus mal-considérés par les enseignants et les pouvoirs scolaires. Chaque année, le préfet envoie les listes de déplacement du personnel enseignant à l'inspecteur d'académie, ce dernier explique parfois les motifs de ses choix. En 1885, il est décidé que Monsieur Déssouassoux remplacera Mademoiselle Vigroux dans l'école de montagne de Caconaz, hameau de la commune des Houches ; Le préfet annote ainsi la marge : « instituteur incapable : ne peut être placé qu'à la tête d'une école de hameau »367. Quelques années plus tard, en 1907, en raison du manque de personnel sur la commune de Saint-Gervais, le conseil municipal demande à l'inspecteur d'académie « que les écoles de montagne soient dirigées par des instituteurs débutants »368. Les écoles de hameaux sont marginalisées par l'administration, ce sont déjà les moins bien pourvues en termes de bâti et de matériel, elles se retrouvent en plus avec les instituteurs les moins compétents. Cela montre bien l'intérêt d'étudier l'école dans son espace, brisant le mythe de l'égalité nationale des conditions et contenus d'éducation souvent porté par l'historiographie classique369. Au-delà même du fait que ces postes soient occupés par des enseignants débutants ou « incapables », ils servent aussi de « punition » à l'égard des instituteurs fautifs. Charles Malignoud, répondant au questionnaire de Jacques Ozouf, indique qu'un collègue ayant déplu au conseil général s'est vu affecté dans « une petite commune montagneuse » 370 , symbole d'une relégation scolaire institutionnalisée.

L'école isolée sert de lieu « d'exil » pour les instituteurs réfractaires, les conditions hivernales que nous avons décrites plus haut font comprendre qu'y vivre est souvent difficile. C'est ce que confirme l'institutrice Jacqueline Delacquis, ayant exercé à Morzine de 1882 à 1897 - poste de montagne. Elle estime tout de même que son mari et elle avaient « de la chance

367 ADHS, 1 T 45, Affaires générales par communes, les Houches, liste de déplacement du personnel enseignant, 16 Octobre 1885.

368 ADHS, 1 T 87, Délibération du conseil municipal de Saint-Gervais, 17 Novembre 1907.

369 Même lorsque ce postulat n'est pas affirmé, il n'en reste pas moins que les études historiques sur l'école prennent systématiquement comme cadre le référent national sans interroger le cadre spatial comme biais épistémologique non-neutre de l'analyse.

370 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 19, Charles Malignoud.

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par rapport aux pauvres paysans de la montagne » car ils mangeaient « du pain blanc et quelquefois de la viande fraîche »371. Dans son témoignage l'institutrice fait une distinction nette entre les postes de plaine et les postes de montagne. A la question « quelle a été votre carrière ? » elle répond « 15 ans de montagne (Montriond), 18 ans de plaine (Margencel) » en précisant « pas même de bicyclette, se rendre à Thonon en diligence (5h) »372. On comprend qu'enseigner en montagne et en plaine ne représente pas la même expérience pour les enseignants : relier Thonon et Montriond prend cinq heures de diligence alors que les deux communes sont éloignées de seulement cinq kilomètres à vol d'oiseau : cruelle géographie alpine... D'autant plus que ce qui revient souvent sous la plume des instituteurs et institutrices, est le fait qu'ils décrivent les montagnards comme pauvres, simples et réactionnaires, nourris en cela de stéréotypes ambigus qui leur sont attribués depuis le XVIIIe siècle. Numa Broc en analysant les discours des naturalistes se demandait justement si « «bon montagnard» ne serait-il pas la version européenne du «bon sauvage» ? »373. Toujours est-il que, vrais ou fantasmés, ces traits de caractères se retrouvent dans les sources. Pour exemple, l'instituteur Louis Dépingy écrit que « les instituteurs de montagnes étaient souvent en butte aux tourments des cléricaux »374, sa collègue, Marguerite Delacquis confirme « dans les postes de montagne où l'on débute en Haute-Savoie, il faut encore être prudente et ferme à l'égard du curé qui, sous prétexte d'enseigner du catéchisme, vous cherche des complications »375. On comprend donc que la plaine, surtout pour les vieux enseignants, constitue un horizon enviable après quelques années passées dans des postes de montagne376 . Il s'agit alors de convaincre les autorités scolaires avec argumentaire adapté afin d'obtenir la mutation souhaitée.

En 1892, les époux Mauroz, exerçant tous deux à Chamonix écrivent une lettre à l'inspecteur d'académie, ils expliquent que « leur santé ne leur permet pas de rester plus longtemps à Chamonix à cause de la rigueur du climat. Ils désirent être placés dans la plaine »

371 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 7, Jacqueline Delacquis.

372 Ibidem.

373 Numa BROC, « Le milieu montagnard : naissance d'un concept », Revue de Géographie Alpine, t.72, n°2-4, 1984 p. 127-139, p. 131.

374 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 9, Louis Dépigny.

375 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 17, Marguerite Delacquis.

376 Petite aparté : les plaintes axées sur le conservatisme des populations de montagne n'existent pas dans les communes les plus ouvertes à l'économie du voyage. La politique et l'économie libérale ont enrichi les communes et les habitants, modifié les structures de vie « traditionnelles ». Le contact prolongé avec les riches touristes étrangers et les bénéfices qui en découlent ont peut-être privilégié l'éloignement des montagnards d'avec l'Église. Hypothèse seulement, reste qu'aucune école privée n'existe par exemple dans les communes de Chamonix ou de Vallorcine.

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ajoutant qu'ils aimeraient, si possible « être à proximité de la ligne du chemin de fer ou du lac »377. En plus de donner des raisons valables - et celles concernant la santé sont souvent entendues - il faut que l'instituteur soit digne de son déplacement : quitter la montagne se mérite. Se met en place une véritable enquête dans laquelle Monsieur Perrin - instituteur titulaire de l'école du bourg - doit écrire un rapport sur son adjoint - Louis Mauroz. Il s'en charge donc, sans être tendre pour son collègue, notant qu'il n'a plus aucun zèle, « ne remplit plus ses fonctions », « ne fait rien pour mettre son instruction au niveau », « affecte de ne pas saluer son titulaire », disant enfin qu'il est « très très bien vu du parti réactionnaire : détesté du parti républicain »378. Les accusations sont lourdes mais Perrin se prononce tout de même favorable à son déplacement car il espère la mutation d'un instituteur plus capable. L'inspecteur primaire rédige lui aussi un rapport, mais celui-ci va à l'encontre du premier. Il écrit que Mauroz est un instituteur capable qui a même obtenu une médaille de bronze l'année précédente. Finalement, l'instituteur fatigué obtient gain de cause, il est muté à Messery, proche du lac Léman, commune desservie par la voie ferrée : les deux requêtes sont acceptées. Autre exemple, l'instituteur Paul Vigroux, exerçant au Petit-Bornand, demande sa mutation en 1913. Il commence par mettre en avant son état de service, écrivant qu'il a « créé plusieurs sociétés post-scolaires toutes florissantes (société de tir scolaire, société de tir d'adulte S.A.G, cantine scolaire, société scolaire forestière, société protectrice des animaux, sans compter une caisse locale de Crédit agricole et une société de pêche) » avant d'assurer qu'il n'en tire aucune gratification. Il énumère ensuite les raisons de sa requête : « difficultés de communication, spécialement en hiver, la cherté des communications, les difficultés d'approvisionnement, l'absence de docteur dans un rayon de moins de 12 km me font désirer un poste plus avantageux »379. Ici encore, les postes de plaines sont considérés plus commodes. Des raisons géographiques soutiennent ce jugement, mais l'argumentaire n'est pas fondé sur des questions de santé : le mérite et le zèle déployés au service de l'instruction publique y prennent une grande place.

Du côté des institutrices, des stratégies différentes se mettent en place. Rappelons que celles-ci étaient quelquefois écartées des écoles de hameaux, de « trop hautes altitudes pour être dirigées par une institutrice qui en hiver rencontre souvent des impossibilités de communication ou même des moyens d'alimentation » mais aussi jugées trop difficiles pour qu'une « institutrice souvent jeune et toujours d'un tempérament délicat puisse suffire à tant de

377 ADHS, 1 T 736, Dossier individuel de l'instituteur Louis Mauroz, lettre à l'inspecteur d'académie, 9 Aott 1892.

378 Ibidem, Rapport de François-Narcisse Perrin, directeur de l'école du bourg de Chamonix, 30 Aott 1892.

379 ADHS, 1 T 55, Lettre de l'instituteur Paul Vigroux à l'inspecteur d'académie, 19 Juillet 1913.

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fatigue »380. Néanmoins, il arrive que des institutrices soient tout de même nommées sur des postes de montagne. Lorsque cela arrive, elles réutilisent les mêmes arguments sexués381 pour obtenir une place plus clémente. C'est donc systématiquement sur les problèmes de santé dû aux conditions climatiques que vont s'appuyer les lettres des institutrices. Ainsi, en 1911, Madame Balmat - devenue Charlet - va demander sa mutation pour se rapprocher de ses parents en arguant que « les hivers sont très rigoureux ici, les communications sont impossibles pendant la mauvaise saison, ma santé s'en ressent car je suis sujette aux douleurs »382. Sa mutation sera acceptée quelques semaines plus tard. La même année, Louise Bugnet, alors en poste à Chamonix demande sa mutation à Saint-Roche, en plaine à nouveau en raison de ce que « l'altitude élevée de l'endroit ne convient pas à [son] tempérament et Monsieur le docteur Bonnefoy de Sallanches qui [la] soigne, [lui a] déclaré qu'[elle] ne pourrait y vivre longtemps »383. L'inspecteur primaire ne va pas accepter sa requête de suite, mais en septembre, Bugnet écrira une nouvelle lettre faisant part de l'urgente nécessité de quitter son poste pour des raisons familiales : sa tante infirme, auparavant confiée à une soeur à Lyon maintenant décédée, doit revenir en Haute-Savoie384. N'ayant personne à qui la confier, Louise Bugnet demande immédiatement sa mutation qu'elle obtient très vite au vu de de la situation. Il est intéressant de voir les justifications différenciées utilisées par les instituteurs et les institutrices pour justifier de leurs mobilités. On constate que chez les premiers, la mise en valeur du zèle déployé dans la mission d'enseignement, l'amélioration de la vie sociale, culturelle et technique des villages, mettent en avant les mérites individuels des enseignants. A l'inverse, pour les institutrices, les raisons de santé sont toujours centrales quand ce ne sont pas celles d'assistance aux membres de la famille, deux dimensions étroitement associées aux rôles genrés féminins (santé fragile, rôle de mère, de soin, d'attention).

Dans tous les cas et indépendamment des stratégies différenciées utilisées par les instituteurs et les institutrices, nous constatons que le corps enseignant tout autant que les autorités scolaires, font une différence nette entre les postes de plaine et les postes de montagne, introduisant une nouvelle hiérarchie d'attractivité entre les deux catégories classiquement

380 ADHS, 1 T 87, Délibération du Conseil Municipal de la commune de Saint-Gervais, 8 Mars 1908.

381 Sans dire qu'elles utilisent nécessairement consciemment ces stéréotypes : il est probable qu'ils soient intégrés et leurs discours peuvent dans tous les cas contenir des vérités non manipulées.

382 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina Balmat, lettre à l'inspecteur d'académie, 5 Juillet 1911.

383 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Louise Bugnet, lettre à l'inspecteur d'académie, Juillet 1911.

384 Ibidem, Lettre à l'inspecteur d'académie, 3 Septembre 1911.

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opposées de la ville et de la campagne - la montagne prenant la dernière place. Celle-ci, par les conditions de vie jugées plus difficiles, particulièrement en hiver, fait office de « punition » ou de passage obligé en début de carrière. Les enseignants ont un pouvoir d'action pour tenter d'éviter ces postes dépréciés - ou d'en sortir le plus tôt possible - mais il reste que les inégalités spatiales en termes d'éducation sont grandes entre l'élève du hameau et celui de la plaine. Justement, si ces inégalités liées à l'espace se font sentir dès l'école primaire, elles deviennent surtout flagrantes lorsque l'âge de la communale est révolu : comment poursuivre ses études ? Où aller et comment ? Les choix sont en général restreints pour les enfants des Alpes, peut-être même davantage en Valais...

C] Quitter la montagne pour poursuivre ses études ?

Les lieux de montagne ne sont pas les mieux pourvus en matière d'offres scolaires professionnelles et supérieures. Là encore, l'isolement et le faible peuplement jouent en défaveur des enfants qui auraient les capacités scolaires et financières pour poursuivre leur cursus au-delà de la communale.

A Chamonix, il y avait jusqu'en 1890 deux écoles primaires supérieures (E.P.S), une de chaque sexe, placée dans le chef-lieu. Ces deux écoles sont transformées - sur demande de la mairie - en simples cours complémentaires en raison de la fréquentation trop basse et des coûts trop élevés pour la commune385. Cette rétrogradation en cours complémentaires affecte déjà la qualité de l'enseignement dispensé dans la commune. Les E.P.S. préparent au brevet élémentaire en trois années puis au brevet supérieur - le même que dans les écoles normales d'instituteurs - au bout de deux années supplémentaires, alors que les cours complémentaires ne sont censés prolonger la scolarité que deux années, même si dans les faits, la durée peut-être plus longue. De plus, ces cours sont intégrés à l'école primaire et dispensés par des instituteurs alors que ceux des E.P.S sont enseignés par des professeurs ayant la même formation que ceux des écoles normales. Reste que la présence de ces cours est déjà une bonne chose pour les enfants du bourg, mais pour les enfants du bourg seulement. Roger Thabault remarquait déjà qu'à Mazières-en-Gâtine, il existait une différence marquée entre les enfants du bourg plus à l'aise socialement et ceux des hameaux, souvent fils de cultivateurs qui ne dépassaient

385 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 1887.

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généralement pas le certificat d'études primaires386 . Pour les communes de montagne, le problème de l'hiver, que nous connaissons maintenant bien, renforce le phénomène, enserrant les populations dans les frontières étroites des hameaux. Les nombreux enfants de plus de 13 ans peuplent les petites écoles à classe unique pendant l'hiver car ils ne peuvent se rendre à l'école du bourg. Le père de Jean Ducroz s'en rend bien compte lorsqu'il écrit à l'inspecteur primaire qu'il serait « impossible » et même « imprudent » de sa part « [d'] envoyer [ses enfants] à l'école d'Argentière quand pour s'y rendre il leur faut faire chaque jour deux kilomètres et demi »387. En Valais, ces communes n'ont bien souvent pas du tout de cours complémentaires, ni professionnels. Josef Guntern note que ces enseignements se limitent à quelques cours organisés localement par les communes sans réel contrôle des autorités centrales388. Le canton en général a très peu développé l'enseignement post-primaire, ayant déjà assez de difficultés à organiser les écoles communales. Le Chanoine de Cocatrix estime que 4 % des jeunes gens ayant passé les examens de recrues avaient eu accès à une école supérieure au primaire en 1887, puis seulement 7 % en 1905 - contre une moyenne de 27 % dans toute la Suisse389. Les chiffres augmentent un peu ensuite : environ 10 % en 1912 mais restent tout de même très bas390.

Les écoles professionnelles tendent à se développer en Haute-Savoie, le département compte l'école d'horlogerie de Cluses - qu'Antoine Prost classe au même niveau que les écoles professionnelles nationales391 - l'école nationale d'industrie laitière à La Roche-sur-Foron et quelques écoles ménagères destinées aux jeunes filles392. L'offre reste tout de même limitée et toutes ces écoles sont en plaine, loin des populations de montagne, surtout avec les difficultés de circulation que connaissent ces territoires. Pour que les élèves des hameaux y accèdent, il est nécessaire qu'ils y soient acceptés dans l'établissement, que leurs parents puissent subvenir au frais d'internat, qu'ils voient assez d'utilité dans la poursuite d'étude pour accepter de faire le sacrifice financier et émotionnel de leur enfant : en somme, beaucoup de choses peu habituelles dans les trajectoires de vie des paysans de montagne. De tels parcours sont souvent accessibles à une petite classe aisée d'habitants ruraux, vivant souvent des bourgs, au premier

386 Roger THABAULT, L'ascension d'un peuple...op.cit, p. 171 et p. 207.

387 ADHS, 1 T 418, Lettre de Monsieur Ducroz à l'inspecteur primaire de Bonneville, 5 Décembre 1886.

388 Josef GUNTERN, L'école valaisanne..., op. cit, p. 177.

389 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le chanoine Cocatrix, 1906, p. 16.

390 « L'examen pédagogique des recrues en 1912 », L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1913, p. 2 (frontispice).

391 Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., op.cit, p. 310.

392 Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie...op.cit, chapitre 1, p. 130-256.

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chef les enfants d'instituteurs393. De l'autre côté des Alpes, les écoles professionnelles sont encore plus rares, on sait qu'une partie est en général très liée à l'industrie, comme la politique valaisanne a longtemps essayé de ralentir le mouvement d'industrialisation pour privilégier le travail de la terre, le développement de ces enseignements s'est trouvé freiné.

Toutefois, même si la poursuite d'études est plus que compromise pour les garçons, elle reste possible. Concernant les filles, elle est complètement bloquée. La morale chrétienne qui imprègne le Valais prône sans cesse le retour à une vie simple, de cultivateurs heureux. Si la ville constitue le danger ultime pour le noble peuple paysan, les appels répétés à la méfiance face aux vices urbains visent principalement les filles. Les articles sont nombreux pour leur enjoindre de rester à la campagne ou à la montagne. Un article au titre sans équivoque « Jeunes filles, restez chez vous ! » publié en 1916 dans L'école primaire en rend parfaitement compte. L'auteure commence par déplorer « la dissolution de l'esprit de famille qui a entraîné tant de déchéances morales » avant d'affirmer que « le retour pour la femme aux activités domestiques à son rôle béni au foyer, même modeste, même sans luxe et sans éclat, voilà ce qu'il faudrait avoir appris »394. Même lorsque des observateurs réclament une éducation post-primaire pour les jeunes filles, c'est parce que « la petite instruction primaire ne leur sera pas utile dans la vie pratique » car elle tient « la jeunesse éloignée des tâches ménagères », seules conditions pour que les filles « remplissent ce beau rôle de mère »395. Est-ce que les choses sont vraiment différentes en Haute-Savoie ? On peut en douter, à part l'école normale d'institutrice et, ici aussi, les écoles ménagères, les jeunes filles n'ont pas beaucoup d'autres perspectives. Marcel Puthod, instituteur du département, reconnaissait dans sa réponse au questionnaire de Jacques Ozouf que « les filles de la campagne demeuraient paysannes à quelques exceptions près »396.

Les populations de montagne ont donc en général peu de mobilité scolaire après leur passage à l'école primaire. Les assez larges possibilités d'emplois qu'offrent - dans certaines communes - la manne touristique, permettent aux habitants de s'employer sur place, même si beaucoup vivent encore de l'agriculture ou de l'élevage. On pourrait dire, un peu schématiquement, que les territoires de montagne connaissent peu de mobilité vers l'extérieur

393 Pour exemple, les quatre fils de Monsieur Picandet, instituteur à Chamonix vont faire des études supérieures, l'un rentrera à l'Ecole Centrale de Paris en 1912. ADHS, 1 T 800, Dossier individuel de l'instituteur Joseph Picandet, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 19 Juillet 1912.

394 « Jeunes filles restez chez vous ! », L'école primaire, n°4, supplément, 15 Avril 1916, p. 71-72, p. 71.

395 Lucie DE COURTEN, « L'école ménagère », L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1913, p. 65-66.

396 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 22, Marcel Puthod.

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mais qu'au contraire, « l'extérieur » vient à eux. Nous l'avons vu dans le cas du tourisme, il est maintenant temps de jeter un oeil par-delà les Alpes françaises et suisses. En effet, un des points aveugle du mémoire est l'absence des Alpes italiennes, pourtant collées aux deux autres. L'immigration italienne est très forte dans les territoires haut-savoyards et valaisans, il est intéressant d'étudier les écoles primaires françaises et suisses au contact de personnes étrangères. Cette fois-ci, ce ne sont plus les riches étrangers venant admirer les paysages alpins pendant la saison estivale, mais des populations souvent modestes, venues pour trouver du travail et/ou s'installer dans ces lieux - phénomène souvent vecteur de tensions, parfois d'acceptation.

D] Enfants étrangers, entre rejet et acceptation

L'école est le lieu d'apprentissage de la nation, de la citoyenneté, des droits et devoirs civiques. Pour toute ces raisons, l'arrivée d'un élément étranger qui ne partage pas la même culture, le même référentiel patriotique, parfois même pas la même langue peut, aux yeux des acteurs de l'institution, faire figure d'un grain de sable qui vient se loger dans les engrenages de la machine scolaire. L'intégration parfois difficile d'enfants étrangers au sein de l'école républicaine française se laisse bien voir au travers de l'exemple de Chamonix.

En 1905 débutent les travaux de percement d'un tunnel devant relier la commune à la ville valaisanne de Martigny. Le lieu du percement est situé aux Frasserands, assez proche de l'école du hameau. La question de sa fermeture pendant les travaux est posée par les entrepreneurs, mais l'inspecteur primaire s'y refuse arguant qu'il « est probable que les entrepreneurs aimeraient disposer du local scolaire pour y installer leurs bureaux ». Il poursuit en affirmant que l'école est éloignée d'environ 120 à 150 mètres du chantier et qu'ainsi « les travaux bruyants ne s'exécuteront pas dans [son] voisinage immédiat » avant de conclure : « on ne dispose d'ailleurs d'aucun autre local pour y transporter l'école, le mieux est encore de la laisser où elle est »397. L'affaire semble réglée, la stratégie d'appropriation du local scolaire par les entrepreneurs a été déjouée, il est de toute manière impossible de déplacer l'école pendant plusieurs années, surtout dans des hameaux isolés où les enfants ne peuvent être rattachés à une autre : l'école restera ouverte. Une peur persiste tout de même. Pour réaliser l'ouvrage, il est

397 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 3 Juillet 1905.

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fait appel à environ 120 ouvriers398, pour la plupart italiens qui viennent avec femmes et enfants s'installer plusieurs années sur le chantier. L'inspecteur estime que « la présence de nombreux ouvriers dans le hameau serait jusqu'à un certain point, dangereux pour l'institutrice » et propose son remplacement par un instituteur399. C'est finalement Madame qui est nommée sur le poste après sa dispute avec les parents d'élèves de Pellerins. L'inspecteur primaire accepte qu'une institutrice enseigne là-bas car ses parents habitent le même hameau, sans cette proximité familiale, l'école serait « assez dangereuse pour une institutrice isolée »400 . La défiance exprimée n'est pas clairement indexée sur la nationalité des ouvriers mais sur leur statut social, signe de la défiance quant à leur moralité, surtout vis-à-vis des femmes. Les problèmes liés à la nationalité des nouveaux arrivants interviendront plus tard. Le 5 décembre 1905, François Lioret, habitant du hameau et employé sur le chantier du tunnel, envoie une lettre à l'inspecteur d'académie en se plaignant que sa fille de 13 ans est refusée par l'institutrice en raison de son âge alors qu'ont été acceptés « dans cette même école, plusieurs enfants du même âge et dont une même plus âgée, de nationalité étrangère » ; Il le prie donc « de faire droit et justice »401.

Pendant un peu plus d'une année, la présence des enfants italiens ne semble plus faire d'émules - en tout cas jamais assez graves pour remonter jusqu'à l'inspecteur d'académie - avant d'atteindre sa tension maximale en Janvier 1907. Après plusieurs plaintes des parents français et de l'institutrice, disant que les parents italiens refusaient de payer l'école et ne cherchaient pas à faire entrer les enfants dans les normes scolaire républicaines, l'inspecteur d'académie écrit à l'inspecteur d'académie en lui demandant : « Ne conviendrait-il pas de recevoir d'abord les enfants français ? On ne prendrait les italiens que dans la mesure du possible et on inviterait les refusés à aller soit à Argentières, soit au Tour où il y a toujours de la place », l'inspecteur d'académie signale son accord et transmet la lettre au préfet402 . Néanmoins, les travaux qui s'effectuent toute l'année et surtout l'hiver - en raison des infiltrations d'eau à la fonte des neiges - font douter des possibilités pour les enfants italiens de se rendre aux écoles d'Argentières ou du Cour. Rappelons que l'hiver « toute communication

398 ADHS, 2 O 2175, Lettre de Monsieur Convert, responsable des travaux publics au maire de Chamonix, 7 Juillet 1905.

399 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 3 Juillet 1905.

400 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina Balmat, lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur

d'académie, 19 Aott 1905.

401 ADHS, 1 T 418, Lettre de François Lioret à l'inspecteur d'académie, 5 Décembre 1905.

402 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 2 Janvier 1907.

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avec les hameaux voisins est devenue impossible » 403 . Les pouvoirs scolaires préfèrent contrevenir à l'obligation scolaire - sans l'exprimer noir sur blanc - pour désamorcer les tensions, preuve peut-être que l'école de la nation française a du mal à composer avec l'altérité dans une telle situation. Signe aussi - autant de la part des parents, des enseignants et des inspecteurs - que l'intégration du territoire savoyard à la nation française 45 ans plus tôt a bien fonctionné, la frontière est nettement marquée et revendiquée entre hauts-savoyards et leurs anciens compatriotes devenus italiens404 - l'école n'y est d'ailleurs pas pour rien. À l'heure où la frontière chamoniarde entre le Valais et la Haute-Savoie va s'ouvrir405, la frontière culturelle entre les enfants français et italiens s'entérine.

De l'autre côté des Alpes, les stratégies scolaires d'accueil des populations étrangères ne sont pas semblables. Il faut rappeler que le modèle fédéral et multi-culturaliste de la nation helvétique autorise plus facilement l'intégration des étrangers. Tout d'abord, la barrière linguistique ne joue pas le rôle de ciment national, la Suisse reconnaît trois langues officielles - l'allemand, le français et l'italien. Ensuite, les conditions d'immigration sont beaucoup plus aisées, le territoire étant, au moins depuis le début du XIXe siècle, une terre d'accueil privilégiée. En 1915, sur les 3 700 000 âmes que comptait le pays, il y avait 552 000 étrangers, dont 220 000 allemands, 64 000 français, 42 000 autrichiens et 203 000 italiens406. Même si le canton du Valais est légèrement en dessous de la moyenne suisse, la part d'étrangers y est tout de même de 11 % en 1910 et ne cesse d'augmenter407. Parmi eux, une forte part d'italiens, pour la plupart ouvriers, qui débarquent à l'occasion des grands travaux de percement des tunnels - à l'instar de la France. Certes, ces populations italiennes ne sont pas toujours convenablement reçues, les conditions de travail sont dures et le pouvoir conservateur s'inquiète parfois de l'effet de leur présence sur la moralité des valaisans408 . Toutefois, en matière de politique scolaire, les autorités valaisannes semblent plus conciliantes que leurs voisins français. Dans le rapport de

403 ADHS, 1 T 169, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 26 Septembre 1881.

404 La plupart des ouvriers italiens viennent des proches territoires anciennement unis dans le Royaume de Sardaigne.

405 En réalité pour des motivations économiques liées au tourisme beaucoup plus qu'au circulations des populations locales. Voir Pierre-Louis ROY, LE Mont-Blanc Express, l'invention du tourisme alpin, Glénat, 2008.

406 « Statistique suisse », L'école primaire, n°1, supplément, 15 Janvier 1915, p. 24.

407 Gérald et Silvia ARLETTAZ, « Les étrangers et la nationalisation du Valais, 1845-1945 », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers...op.cit, p. 68.

408 Ibidem, p. 81 et p. 87.

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l'instruction publique valaisanne de l'année 1898, on peut par exemple lire ceci : « On comprendra sans peine que, dès le premier jour, le Conseil d'État se soit préoccupé de l'avenir intellectuel et moral des nombreux enfants qu'amenaient à Brigues et à Naters l'entreprise du percement du Simplon. L'ouverture d'une école italienne s'imposait et grâce au concours des autorités de Naters, nous avons réussi à la créer. Notre prochain rapport de gestion contiendra certainement d'intéressants détails sur la marche de ces nouvelles écoles qui portent à trois le nombre de langues enseignées dans les classes primaires du canton »409. Le ton est évidemment grandiloquent, le canton se flatte de sa grandeur d'âme envers les populations italiennes, laissant de côté les conditions de vie difficiles et les morts qui ponctuent régulièrement l'avancée des chantiers. Toutefois, cela montre que l'école valaisanne - et plus largement suisse - ne se considère pas menacée par le multiculturalisme de son enseignement. Les réponses scolaires à l'immigration sont plus souples qu'en France et la création d'une école de langue italienne publique, subventionnée par le canton et les communes ne pose, pour ainsi dire, aucun problème.

Au travers de ces deux cas de figure, on peut aisément généraliser l'analyse et réfléchir aux logiques d'intégrations scolaires qui prennent place en France et en Suisse. En élargissant la focale, ces exemples donnent des indices sur la manière de concevoir la nation et l'identité nationale dans les deux pays. On observe une distinction nette entre l'école française, privilégiant une identité plus stricte, fondée sur un fort référentiel culturel commun et l'école suisse, qui accepte la pluralité des cultures en son sein sans que cela bouleverse l'ordre social410. Ici, le centralisme de la IIIe République et la fédéralisation de la Confédération orientent des choix différents dans les pratiques scolaires. Enfin, ces deux exemples réifient l'importance de la frontière étatique entre la Haute-Savoie et le Valais ; les écoles alpines, éloignées de quelques kilomètres seulement, ne fonctionnent pas de la même manière, ne véhiculent pas les mêmes représentations et ne donnent pas lieu aux mêmes pratiques.

409 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1898, p. 29.

410 Sur ce point voir : Didier FROIDEVAUX « Construction de la nation et pluralisme suisses : idéologie et pratiques », Swiss Political Science Review, 1997, n°3/4, p. 1-58.

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TROISIÈME PARTIE. Les Alpes protègent-

elles de la guerre ?

En adoptant une perspective micro-historique, il apparait que l'école de montagne n'est pas tout à fait la même qu'ailleurs : elle est pourtant différente d'un côté et l'autre des crêtes alpines. En privilégiant cette échelle, il est possible d'observer des contournements des normes scolaires nationales et les justifications qui les motivent. L'intérêt est double, d'une part : cela permet d'aller à rebours d'une historiographie qui considère bien souvent l'uniformité des systèmes scolaires nationaux de fait, sans réfléchir aux implications épistémologiques qu'un tel postulat suppose - nous avons pu comme cela opérer un jeu de frontières intraétatique. D'autre part, cela autorise, en prenant les Alpes comme cadre d'analyse, à repérer les aspects communs et différenciés de deux systèmes scolaires dans un même espace géographique qui, cette fois-ci, permet de jouer sur les frontières interétatiques. La situation des écoles de montagne a pu paraître parfois isolée et parfois intégrée à des espaces plus larges, principalement ceux des nations françaises et suisses. En réalité, les deux dimensions coexistent : elles touchent des aspects du réel, car les espaces se superposent sans s'annuler : on peut revendiquer sa territorialité alpine tout en se sentant français ou suisse, on peut être valaisan tout en se sentant appartenir à la patrie helvétique. Justement, avec la guerre, un cadre spatial de référence prend le pas sur les autres, il s'agit évidemment du cadre national. Dans les écoles, les références au milieu local sont évincées au profit de la nation. Les spécificités dû au milieu géographique - et politique - alpin existent certes toujours, mais elles ne rentrent plus dans les formes de justifications des acteurs. Les particularités s'effacent - ou du moins sont reléguées temporairement.

Quand l'appel sous les drapeaux se fait entendre : il faut participer à l'effort national. Cette description fonctionne évidemment pour la France, patrie belligérante, mais -et ce fut une surprise dans le cadre de cette étude- elle fonctionne aussi pour ce pays neutre qu'est la Suisse. Certes, les expériences de guerre sont sans commune mesure, un pays est en guerre, l'autre non, mais l'appareil étatique helvétique se met en branle et promeut, comme de l'autre côté des Alpes, l'unité de la nation, la beauté du sacrifice, la défense de la patrie. Vocabulaire surprenant, nous en convenons, il faut pourtant se prévenir de toute reconstruction mythifiée du passé : l'image de la Suisse patrie de la paix, éternellement neutre, n'est pas tout à fait juste. L'enga-

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gement de l'armée suisse dans les combats n'est pas advenu. Pour autant, la sécurité des frontières n'était pas garantie au déclenchement du conflit : personne ne pouvait savoir avec certitude si la nation allait combattre, surtout dans l'émulsion et l'angoisse qui accompagnent le début de la guerre. Une certaine culture de guerre traverse la forteresse alpine, d'ailleurs, la mobilisation générale est déclarée et, tout au long du conflit, des soldats suisses garderont - avec plus ou moins d'intensité - les frontières montagneuses des crêtes alpines. Le pays n'est pas non plus étanche aux conséquences économiques désastreuses qu'entraînent les combats acharnés déchirants l'Europe. Le système scolaire valaisan, comme son voisin français, est largement percuté par l'événement guerrier. Les deux écoles sont très liées avec les institutions militaires de leur pays respectif, les mobilisations touchent le personnel enseignant, désorganisant complètement les ministères de l'Instruction publique. L'école n'est pas non plus étanche à la crise économique dans son fonctionnement quotidien : papier, carton, bois de chauffage, viennent à manquer, travaux, réparations, chantiers, sont remis à plus tard. Une caractéristique commune aux deux territoires est leur éloignement des combats : les imbroglios administratifs liés au traité de Vienne de 1815 et, dans une certaine mesure, la position d'isolement des communes de montagne, protègent les populations haut-savoyardes - et par là l'école - d'une confrontation trop directe avec l'appareil guerrier. Ici, les expériences scolaires peuvent parfois présenter des éléments de similitudes entre les enfants valaisans et hauts-savoyards, à condition toutefois de ne pas oublier les divergences majeures, dont la principale sans doute : l'expérience du deuil. Enfin les frontières sont largement impactées par le conflit. Celles entre États se durcissent, renforçant ainsi l'hermétisme entre deux nations. Elles se ferment également au tourisme et reconfigurent les manières de vivre des habitants des montagnes. Toutefois, d'autres frontières, moins perceptibles parce que plus symboliques que physiques s'ouvrent. Les importantes tensions politiques qui traversent la Suisse créent de nouvelles lignes de rivalités à l'in-térieur même du pays. A l'inverse, le soutien plus ou moins affiché à l'un ou l'autre des belligérants, l'entrée dans le conflit en cours de guerre de certaines nations et l'espoir de paix chrétienne ouvrent des frontières de solidarité qui transgressent le cadre national tout en traversant l'école.

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