CHAPITRE 7. Le maître, la maîtresse et
l'enfant.
Les enseignants et les élèves ont
été mentionnés sans retenir une attention
spécifique jusqu'ici. Il est maintenant temps de se pencher de plus
près sur ces acteurs de l'enseignement primaire qui constituent le coeur
de l'école communale. Concernant les instituteurs français,
l'historiographie est foisonnante : elle est plus avare du côté
valaisan. Néanmoins, il est utile de s'intéresser au rôle
social dont ceux-ci sont investis dans les sociétés
françaises et suisses de la « Belle Époque »,
pour comprendre la manière dont l'environnement alpin s'inscrit
dans leurs représentations et se traduit dans leurs pratiques. Il faut
aussi analyser les capacités d'actions et les stratégies qu'ils
sont en capacité d'user dans les processus de négociations avec
les autorités - par exemple pour être éloignés des
postes les plus pénibles. Le genre prend dans ce chapitre une part plus
importante. Du côté des élèves, il faut ici aussi
les appréhender dans le milieu montagnard qui, tout en leur offrant des
possibilités d'emplois réelles, limite les opportunités de
poursuivre des études. Encore une fois, l'accent est mis sur
l'organisation locale de l'enseignement scolaire national, montrant les limites
- réelles ou imaginées - de la situation d'isolement de ces
communes et les inégalités spatiales qui en découlent,
ouvrant ainsi de nouvelles frontières géographiques et sociales.
Enfin, nous étudions la place des enfants étrangers dans des
territoires où la juxtaposition frontalière avec l'Italie
entraîne une immigration croissante : comment les écoles
valaisannes et haut-savoyardes réagissent-ils à la
présence de ces enfants étrangers sur les pupitres scolaires ?
Ici encore, la frontière nationale prend toute son importance.
A] Instituteurs haut-savoyards, instituteurs
valaisans
Les conditions matérielles des instituteurs
hauts-savoyards et valaisans divergent sensiblement sur la période. Les
premiers, malgré des conditions d'existence précaires qui les
mettent en difficulté pour assurer la fonction sociale qu'ils endossent,
sont tout de même mieux pourvus que les seconds. Leur traitement augmente
régulièrement au cours de « La Belle
104
Époque » 349, bien que la plupart
reconnaissent qu'ils ne peuvent se permettre que peu - ou pas - de loisirs, ils
parviennent tout de même à vivre décemment. Ils gagnent mal
leur vie pour le statut de notable local qu'ils incarnent - souvent moins que
les ouvriers - mais la gagnent toutefois mieux que les paysans350.
Pour commencer, le logement fourni par les mairies est souvent médiocre
mais a le mérite d'exister, il les dispense de pourvoir à une
location qui excéderait d'ailleurs leur bourse. Ensuite, la
possibilité de briguer le secrétariat de mairie assure un surplus
non négligeable à ceux qui peuvent y accéder. Certes,
cette fonction fait partie des avantages en nature que fournissent les mairies,
à côté du bois ou de la qualité du logement,
créant ainsi certaines inégalités entre les postes.
L'instituteur français est dans des conditions plus favorables que son
voisin d'outre-alpes.
Effectivement, les instituteurs valaisans jouissent d'une
situation encore plus précaire. Leur traitement connaît quelques
rehaussements sur la période351 mais reste néanmoins
très bas. En consultant les listes du personnel enseignant du canton,
nous avons constaté qu'il n'était d'ailleurs pas égal
selon le sexe, la langue d'enseignement et le lieu - les femmes sont moins bien
rétribuées que les hommes et les instituteurs de langue allemande
que ceux de langue française - sachant que les avantages en nature
fournis par les communes sont déduits du traitement de base
légal352.
D'ailleurs, les avantages en fonction des communes sont bien
plus creusés qu'en France : elles ne sont pas tenues de procurer un
logement aux enseignants, si bien que la plupart doivent trouver à leurs
frais un endroit où loger. Une requête de la Société
valaisanne d'éducation publiée en 1917 dans le supplément
de L'école primaire fait état de cette situation
miséreuse : « pour ce travail si noble, si ardu, et si ingrat,
l'instituteur reçoit le salaire accordé aujourd'hui à une
jeune fille de 16-17 ans qui ébourgeonne nos vignes »,
« comment ne pas souffrir dans notre amour propre valaisan en
constatant, combien meilleur, combien tout autre est l'enseigne à
laquelle sont logés les instituteurs dans les autres cantons ? »
353. Le problème du logement y est abordé, les
instituteurs doivent « se contenter de l'unique ressource qui vient du
travail scolaire pour se procurer une dispendieuse pension ou se le faire
eux-mêmes en achetant tout,
349 Avec par exemple, le système d'avance à
l'ancienneté mis en place en 1902 ou l'augmentation significative de
1905.
350 Jacques et Mona OZOUF, La République des
instituteurs, op.cit, p. 389.
351 Comme en 1887, 1901, 1904, 1910, 1914.
352 AEV, 1 DIP 21, Personnel enseignants (1889-1900).
353 « Requête de la Société
valaisanne d'éducation », L'école primaire,
supplément extraordinaire, 15 Décembre 1917, p. 1-8.
105
pour se procurer des habits qui seront plus coûteux
etc. »354. Beaucoup d'instituteurs désertent donc
la carrière car « les instituteurs valaisans, ne touchant qu'un
traitement fort minime, ne vieillissent guère dans l'enseignement : se
présente-t-il quelque part une place plus lucrative, soit dans une
compagnie de chemins de fer, soit dans l'administration postale,
télégraphique ou autre, ils s'empressent de la saisir par les
cheveux »355. Le département de
l'instruction publique essaie bien de parer à cette hémorragie,
d'abord par une prime d'encouragement en 1887 - en contrepartie d'un engagement
pour cinq années - puis par une obligation d'enseigner pendant quatre
années en 1907356.
Néanmoins, s'ajoute au salaire précaire le fait
que les périodes de vacances ne sont pas
rémunérées, instituteurs et institutrices sont donc
obligés de trouver une autre activité pendant l'été
: ils exercent souvent comme commerçants, aubergistes, comptables,
arpenteurs, charpentiers ou même sommelier357. Un tel
état de fait est impensable en France. Les grandes
responsabilités morales que la République confère aux
instituteurs oblige à prohiber certains comportements, jugé
dégradant pour l'image de l'école républicaine - tenir une
auberge pendant l'été en fait partie - si bien qu'ils n'ont pas
le droit d'exercer une autre profession que celle d'enseignant. Si
l'instituteur valaisan est moins bien considéré par le pouvoir
que son homologue français, les efforts fournis par le canton dans
l'amélioration scolaire tendent néanmoins à lui
conférer, petit à petit, un rôle similaire - surtout
à partir des années 1910. Un article de L'école
primaire publié en 1913 insiste sur la bonne conduite du
régent : celui-ci doit étendre son autorité morale
au-delà de l'école, il « prolonge ainsi l'action
intellectuelle et morale de ses leçons ; il encourage les pères
et les mères à s'intéresser au travail et à la
conduite de leurs enfants ». Toutefois, il doit également
éviter « une intimité trop familière »
et adopter « une réserve de bonne aloi » car
« l'instituteur demeure l'instituteur public même en dehors de
sa classe »358. Le rôle civique que prend
l'instituteur valaisan est transposable presque mot pour mot aux discours
républicains qui ont cours depuis une trentaine d'années.
Toutefois, les moyens alloués à l'éducation ne sont pas
les mêmes, les pouvoirs communaux et ecclésiastiques contraignent
toujours les enseignants. N'oublions pas qu'ils sont encore
présentés en 1910
354 Ibidem.
355 « Placement des instituteurs dans le Valais »,
L'école primaire, n°3, 15 Décembre 1891, p. 38.
356 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation :
régent, institutrice, op.cit, p. 183.
357 « Nos maîtres », L'école primaire,
n°1, 1er Janvier 1904, p. 3.
358 « Les relations sociales de l'instituteur »,
L'école primaire, n°6, 1913, p. 85.
106
comme « les auxiliaires des autorités
ecclésiastiques et civiles dans la formation de l'homme, du
chrétien et du citoyen »359.
Les instituteurs des Alpes n'ont donc pas le même statut
ni les mêmes possibilités d'action qu'ils soient haut-savoyards ou
valaisans. Pour les premiers, le fait que le régime républicain
leur ait conféré un statut légal et social particulier
leur donne un pouvoir d'action plus large que celui des seconds. En effet, les
instituteurs français dépendent directement de l'administration
de l'instruction publique. Bien que celle-ci soit très
hiérarchisée, elle a pour mérite - au moins depuis la loi
de 1889 sur le statut de fonctionnaire - d'émanciper le corps enseignant
de la double tutelle du maire et du curé. Les enseignants rendent des
comptes aux inspecteurs et aux préfets, et non au pouvoir communal et
ecclésiastique. Certes, les frontières entre pouvoir local et
pouvoir national sont plus poreuses qu'on veut bien l'admettre,
Jean-François Chanet remarque très justement que «
Tiraillé entre les pouvoirs nationaux et locaux, l'instituteur n'est
protégé ni administrativement ni financièrement contre les
risques du militantisme, les pièges des politicailleries locales. Pour
peu qu'il ait [...] imprudemment fait campagne pour un maire battu, il
est menacé de perdre le secrétariat de la mairie
»360 . D'ailleurs, les mutations ou rapports d'incidents
sont souvent signalés par les maires, parfois aussi par les parents
d'élèves. C'est le cas en 1887 lorsque l'instituteur Peccoux, en
exercice à Chamonix, est dénoncé par une lettre de la
mairie puis révoqué par le conseil départemental de
l'instruction primaire pour ses « habitudes d'ivrognerie ».
L'instituteur a pourtant déjà été
déplacé 13 fois mais « Il a continué, pour se
livrer à la boisson, à ne faire la classe que d'une façon
tout à fait irrégulière »361. Deux
ans plus tard, L'instituteur Cottin est dénoncé par les parents
d'élèves de Chamonix, puis se fait réprimander pour
« moralité douteuse » par ledit conseil, avec
inscription au bulletin départemental : humiliation publique car le
bulletin est accessible à tous les membres de l'instruction
publique362. En bref, instituteurs et institutrices français
ne sont pas immunisés
359 « La rentrée des classes »,
L'école primaire, n°10, Novembre 1910, p. 147.
360 Jean-François CHANET, « Les instituteurs entre
État-pédagogue et État-patron, des lois
républicaines aux lendemains de la Grande Guerre » dans
Marc-Olivier BARUCH, Vincent DUCLERT (dir), Serviteurs de
l'État...op.cit, p. 351-363.
361 ADHS, 1 T 1274, Réunion du conseil
départemental de l'instruction primaire de la Haute-Savoie, 24 Mars
1887.
362 ADHS, 1 T 1274, Réunion du conseil
départemental de l'instruction primaire de la Haute-Savoie, 1 Juin
1889.
107
contre les dénonciations, et les autorités
scolaires sont très vigilantes au moindre écart dans le
comportement moralement contraignant qu'ils doivent adopter363.
Pourtant, la dépendance au pouvoir hiérarchique
de l'instruction publique constitue également un avantage : tout en
favorisant leur surveillance, elle leur permet également de trouver un
juge extérieur au village, un lieu où leur parole peut être
entendue. Les enseignants peuvent eux-mêmes dénoncer des
situations abusives et démentir des faits qui leur sont reprochés
: à ces occasions, les inspecteurs primaires se déplacent dans
les communes pour faire un véritable travail d'enquêteur et
démêler le vrai du faux. Ils peuvent ainsi, même dans une
situation non conflictuelle, demander leur mutation - à condition de la
motiver par une bonne argumentation. Instituteurs et institutrices ne subissent
pas passivement la domination de la hiérarchie scolaire, ils sont
capables de déployer des stratégies, se dégageant ainsi
une marge d'action allant dans le sens de leurs
intérêts364 . Ils ont également, grâce aux
amicales dont beaucoup font partie365 - puis surtout au début
du XXe siècle, grâce aux syndicats enseignants - un
pouvoir et un sentiment d'appartenance corporatif qu'une partie mobilise au
profit des intérêts de la profession366.
Les enseignants valaisans eux, ne disposent d'aucun syndicat.
La Société valaisanne d'éducation leur donne l'occasion de
se retrouver une fois par an ; néanmoins, elle est dirigée par un
chanoine acquis au département de l'instruction publique : la
contestation n'est pas possible, en tout cas, pas publiquement. D'ailleurs, les
affaires concernant les instituteurs, que ce soient des plaintes de leur part
ou des plaintes contre eux, ne remontent jamais jusqu'au département de
l'instruction publique valaisan : elles sont sûrement résolues au
niveau communal et ne laissent aucune trace archivistique. Cette position
contrainte des enseignants valaisans empêche l'historien d'avoir
accès à des documents donnant des indices sur les
représentations qu'ils se font de leurs conditions d'enseignement. C'est
pourquoi, le sous-chapitre suivant se basera exclusivement sur des sources
haut-savoyardes. Toutefois, les
363 Jacques et Mona OZOUF, notaient la position inconfortable
des instituteurs : entre semi-notable méprisés par les bourgeois
et les paysans, devoir de réserve dû à leur statut et
difficultés à se mêler à la vie villageoise, La
République des instituteurs, op.cit, p. 383-391.
364 L'on peut trouver des parallèles avec les analyses
de Lüdkte à propos des ouvriers allemands des années 1930 :
ceux-ci, sans entrer en opposition frontale avec les ordres, jouent sur les
marges pour se dégager des moments « à eux ». Voir
« La domination au quotidien « sens de soi » et
individualité des travailleurs en Allemagne avant et après 1933
», Politix. Revue des sciences sociales du politique, n°13,
1991, p. 68-78.
365 Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., op.cit,
p. 388.
366 Sur cette question, voir l'ouvrage détaillé
de Jacques GIRAULT, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans
la société française (fin. XIXe-XXe
siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996.
108
conditions matérielles et géographiques
similaires - voire souvent pires - laissent à penser que la
généralisation au cas valaisan jouit d'une certaine
efficacité heuristique.
B] Enseigner dans les Alpes
Bien souvent, les postes les plus isolés sont aussi les
plus mal-considérés par les enseignants et les pouvoirs
scolaires. Chaque année, le préfet envoie les listes de
déplacement du personnel enseignant à l'inspecteur
d'académie, ce dernier explique parfois les motifs de ses choix. En
1885, il est décidé que Monsieur Déssouassoux remplacera
Mademoiselle Vigroux dans l'école de montagne de Caconaz, hameau de la
commune des Houches ; Le préfet annote ainsi la marge : «
instituteur incapable : ne peut être placé qu'à la
tête d'une école de hameau »367. Quelques
années plus tard, en 1907, en raison du manque de personnel sur la
commune de Saint-Gervais, le conseil municipal demande à l'inspecteur
d'académie « que les écoles de montagne soient
dirigées par des instituteurs débutants
»368. Les écoles de hameaux sont
marginalisées par l'administration, ce sont déjà les moins
bien pourvues en termes de bâti et de matériel, elles se
retrouvent en plus avec les instituteurs les moins compétents. Cela
montre bien l'intérêt d'étudier l'école dans son
espace, brisant le mythe de l'égalité nationale des conditions et
contenus d'éducation souvent porté par l'historiographie
classique369. Au-delà même du fait que ces postes
soient occupés par des enseignants débutants ou « incapables
», ils servent aussi de « punition » à l'égard des
instituteurs fautifs. Charles Malignoud, répondant au questionnaire de
Jacques Ozouf, indique qu'un collègue ayant déplu au conseil
général s'est vu affecté dans « une petite
commune montagneuse » 370 , symbole d'une relégation scolaire
institutionnalisée.
L'école isolée sert de lieu « d'exil »
pour les instituteurs réfractaires, les conditions hivernales que nous
avons décrites plus haut font comprendre qu'y vivre est souvent
difficile. C'est ce que confirme l'institutrice Jacqueline Delacquis, ayant
exercé à Morzine de 1882 à 1897 - poste de montagne. Elle
estime tout de même que son mari et elle avaient « de la
chance
367 ADHS, 1 T 45, Affaires générales par
communes, les Houches, liste de déplacement du personnel enseignant, 16
Octobre 1885.
368 ADHS, 1 T 87, Délibération du conseil municipal
de Saint-Gervais, 17 Novembre 1907.
369 Même lorsque ce postulat n'est pas affirmé,
il n'en reste pas moins que les études historiques sur l'école
prennent systématiquement comme cadre le référent national
sans interroger le cadre spatial comme biais épistémologique
non-neutre de l'analyse.
370 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n°
9400868 19, Charles Malignoud.
109
par rapport aux pauvres paysans de la montagne »
car ils mangeaient « du pain blanc et quelquefois de la viande
fraîche »371. Dans son témoignage
l'institutrice fait une distinction nette entre les postes de plaine et les
postes de montagne. A la question « quelle a été votre
carrière ? » elle répond « 15 ans de montagne
(Montriond), 18 ans de plaine (Margencel) » en précisant
« pas même de bicyclette, se rendre à Thonon en diligence
(5h) »372. On comprend qu'enseigner en montagne et en
plaine ne représente pas la même expérience pour les
enseignants : relier Thonon et Montriond prend cinq heures de diligence alors
que les deux communes sont éloignées de seulement cinq
kilomètres à vol d'oiseau : cruelle géographie alpine...
D'autant plus que ce qui revient souvent sous la plume des instituteurs et
institutrices, est le fait qu'ils décrivent les montagnards comme
pauvres, simples et réactionnaires, nourris en cela de
stéréotypes ambigus qui leur sont attribués depuis le
XVIIIe siècle. Numa Broc en analysant les discours des
naturalistes se demandait justement si « «bon montagnard» ne
serait-il pas la version européenne du «bon sauvage» ?
»373. Toujours est-il que, vrais ou fantasmés, ces
traits de caractères se retrouvent dans les sources. Pour exemple,
l'instituteur Louis Dépingy écrit que « les instituteurs
de montagnes étaient souvent en butte aux tourments des cléricaux
»374, sa collègue, Marguerite Delacquis confirme
« dans les postes de montagne où l'on débute en
Haute-Savoie, il faut encore être prudente et ferme à
l'égard du curé qui, sous prétexte d'enseigner du
catéchisme, vous cherche des complications »375. On
comprend donc que la plaine, surtout pour les vieux enseignants, constitue un
horizon enviable après quelques années passées dans des
postes de montagne376 . Il s'agit alors de convaincre les
autorités scolaires avec argumentaire adapté afin d'obtenir la
mutation souhaitée.
En 1892, les époux Mauroz, exerçant tous deux
à Chamonix écrivent une lettre à l'inspecteur
d'académie, ils expliquent que « leur santé ne leur
permet pas de rester plus longtemps à Chamonix à cause de la
rigueur du climat. Ils désirent être placés dans la plaine
»
371 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n°
9400868 7, Jacqueline Delacquis.
372 Ibidem.
373 Numa BROC, « Le milieu montagnard : naissance d'un
concept », Revue de Géographie Alpine, t.72, n°2-4,
1984 p. 127-139, p. 131.
374 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n°
9400868 9, Louis Dépigny.
375 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n°
9400868 17, Marguerite Delacquis.
376 Petite aparté : les plaintes axées sur le
conservatisme des populations de montagne n'existent pas dans les communes les
plus ouvertes à l'économie du voyage. La politique et
l'économie libérale ont enrichi les communes et les habitants,
modifié les structures de vie « traditionnelles ». Le contact
prolongé avec les riches touristes étrangers et les
bénéfices qui en découlent ont peut-être
privilégié l'éloignement des montagnards d'avec
l'Église. Hypothèse seulement, reste qu'aucune école
privée n'existe par exemple dans les communes de Chamonix ou de
Vallorcine.
110
ajoutant qu'ils aimeraient, si possible « être
à proximité de la ligne du chemin de fer ou du lac
»377. En plus de donner des raisons valables - et celles
concernant la santé sont souvent entendues - il faut que l'instituteur
soit digne de son déplacement : quitter la montagne se mérite. Se
met en place une véritable enquête dans laquelle Monsieur Perrin -
instituteur titulaire de l'école du bourg - doit écrire un
rapport sur son adjoint - Louis Mauroz. Il s'en charge donc, sans être
tendre pour son collègue, notant qu'il n'a plus aucun zèle,
« ne remplit plus ses fonctions », « ne fait rien
pour mettre son instruction au niveau », « affecte de ne pas
saluer son titulaire », disant enfin qu'il est « très
très bien vu du parti réactionnaire : détesté du
parti républicain »378. Les accusations sont
lourdes mais Perrin se prononce tout de même favorable à son
déplacement car il espère la mutation d'un instituteur plus
capable. L'inspecteur primaire rédige lui aussi un rapport, mais
celui-ci va à l'encontre du premier. Il écrit que Mauroz est un
instituteur capable qui a même obtenu une médaille de bronze
l'année précédente. Finalement, l'instituteur
fatigué obtient gain de cause, il est muté à Messery,
proche du lac Léman, commune desservie par la voie ferrée : les
deux requêtes sont acceptées. Autre exemple, l'instituteur Paul
Vigroux, exerçant au Petit-Bornand, demande sa mutation en 1913. Il
commence par mettre en avant son état de service, écrivant qu'il
a « créé plusieurs sociétés post-scolaires
toutes florissantes (société de tir scolaire,
société de tir d'adulte S.A.G, cantine scolaire,
société scolaire forestière, société
protectrice des animaux, sans compter une caisse locale de Crédit
agricole et une société de pêche) » avant
d'assurer qu'il n'en tire aucune gratification. Il énumère
ensuite les raisons de sa requête : « difficultés de
communication, spécialement en hiver, la cherté des
communications, les difficultés d'approvisionnement, l'absence de
docteur dans un rayon de moins de 12 km me font désirer un poste plus
avantageux »379. Ici encore, les postes de plaines sont
considérés plus commodes. Des raisons géographiques
soutiennent ce jugement, mais l'argumentaire n'est pas fondé sur des
questions de santé : le mérite et le zèle
déployés au service de l'instruction publique y prennent une
grande place.
Du côté des institutrices, des stratégies
différentes se mettent en place. Rappelons que celles-ci étaient
quelquefois écartées des écoles de hameaux, de «
trop hautes altitudes pour être dirigées par une institutrice qui
en hiver rencontre souvent des impossibilités de communication ou
même des moyens d'alimentation » mais aussi jugées trop
difficiles pour qu'une « institutrice souvent jeune et toujours d'un
tempérament délicat puisse suffire à tant de
377 ADHS, 1 T 736, Dossier individuel de l'instituteur Louis
Mauroz, lettre à l'inspecteur d'académie, 9 Aott 1892.
378 Ibidem, Rapport de François-Narcisse Perrin,
directeur de l'école du bourg de Chamonix, 30 Aott 1892.
379 ADHS, 1 T 55, Lettre de l'instituteur Paul Vigroux à
l'inspecteur d'académie, 19 Juillet 1913.
111
fatigue »380. Néanmoins, il
arrive que des institutrices soient tout de même nommées sur des
postes de montagne. Lorsque cela arrive, elles réutilisent les
mêmes arguments sexués381 pour obtenir une place plus
clémente. C'est donc systématiquement sur les problèmes de
santé dû aux conditions climatiques que vont s'appuyer les lettres
des institutrices. Ainsi, en 1911, Madame Balmat - devenue Charlet - va
demander sa mutation pour se rapprocher de ses parents en arguant que
« les hivers sont très rigoureux ici, les communications sont
impossibles pendant la mauvaise saison, ma santé s'en ressent car je
suis sujette aux douleurs »382. Sa mutation sera
acceptée quelques semaines plus tard. La même année, Louise
Bugnet, alors en poste à Chamonix demande sa mutation à
Saint-Roche, en plaine à nouveau en raison de ce que «
l'altitude élevée de l'endroit ne convient pas à
[son] tempérament et Monsieur le docteur Bonnefoy de Sallanches
qui [la] soigne, [lui a] déclaré
qu'[elle] ne pourrait y vivre longtemps »383.
L'inspecteur primaire ne va pas accepter sa requête de suite, mais en
septembre, Bugnet écrira une nouvelle lettre faisant part de l'urgente
nécessité de quitter son poste pour des raisons familiales : sa
tante infirme, auparavant confiée à une soeur à Lyon
maintenant décédée, doit revenir en
Haute-Savoie384. N'ayant personne à qui la confier, Louise
Bugnet demande immédiatement sa mutation qu'elle obtient très
vite au vu de de la situation. Il est intéressant de voir les
justifications différenciées utilisées par les
instituteurs et les institutrices pour justifier de leurs mobilités. On
constate que chez les premiers, la mise en valeur du zèle
déployé dans la mission d'enseignement, l'amélioration de
la vie sociale, culturelle et technique des villages, mettent en avant les
mérites individuels des enseignants. A l'inverse, pour les
institutrices, les raisons de santé sont toujours centrales quand ce ne
sont pas celles d'assistance aux membres de la famille, deux dimensions
étroitement associées aux rôles genrés
féminins (santé fragile, rôle de mère, de soin,
d'attention).
Dans tous les cas et indépendamment des
stratégies différenciées utilisées par les
instituteurs et les institutrices, nous constatons que le corps enseignant tout
autant que les autorités scolaires, font une différence nette
entre les postes de plaine et les postes de montagne, introduisant une nouvelle
hiérarchie d'attractivité entre les deux catégories
classiquement
380 ADHS, 1 T 87, Délibération du Conseil Municipal
de la commune de Saint-Gervais, 8 Mars 1908.
381 Sans dire qu'elles utilisent nécessairement
consciemment ces stéréotypes : il est probable qu'ils soient
intégrés et leurs discours peuvent dans tous les cas contenir des
vérités non manipulées.
382 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina
Balmat, lettre à l'inspecteur d'académie, 5 Juillet 1911.
383 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Louise
Bugnet, lettre à l'inspecteur d'académie, Juillet 1911.
384 Ibidem, Lettre à l'inspecteur
d'académie, 3 Septembre 1911.
112
opposées de la ville et de la campagne - la montagne
prenant la dernière place. Celle-ci, par les conditions de vie
jugées plus difficiles, particulièrement en hiver, fait office de
« punition » ou de passage obligé en début de
carrière. Les enseignants ont un pouvoir d'action pour tenter
d'éviter ces postes dépréciés - ou d'en sortir le
plus tôt possible - mais il reste que les inégalités
spatiales en termes d'éducation sont grandes entre l'élève
du hameau et celui de la plaine. Justement, si ces inégalités
liées à l'espace se font sentir dès l'école
primaire, elles deviennent surtout flagrantes lorsque l'âge de la
communale est révolu : comment poursuivre ses études ? Où
aller et comment ? Les choix sont en général restreints pour les
enfants des Alpes, peut-être même davantage en Valais...
C] Quitter la montagne pour poursuivre ses études
?
Les lieux de montagne ne sont pas les mieux pourvus en
matière d'offres scolaires professionnelles et supérieures.
Là encore, l'isolement et le faible peuplement jouent en défaveur
des enfants qui auraient les capacités scolaires et financières
pour poursuivre leur cursus au-delà de la communale.
A Chamonix, il y avait jusqu'en 1890 deux écoles
primaires supérieures (E.P.S), une de chaque sexe, placée dans le
chef-lieu. Ces deux écoles sont transformées - sur demande de la
mairie - en simples cours complémentaires en raison de la
fréquentation trop basse et des coûts trop élevés
pour la commune385. Cette rétrogradation en cours
complémentaires affecte déjà la qualité de
l'enseignement dispensé dans la commune. Les E.P.S. préparent au
brevet élémentaire en trois années puis au brevet
supérieur - le même que dans les écoles normales
d'instituteurs - au bout de deux années supplémentaires, alors
que les cours complémentaires ne sont censés prolonger la
scolarité que deux années, même si dans les faits, la
durée peut-être plus longue. De plus, ces cours sont
intégrés à l'école primaire et dispensés par
des instituteurs alors que ceux des E.P.S sont enseignés par des
professeurs ayant la même formation que ceux des écoles normales.
Reste que la présence de ces cours est déjà une bonne
chose pour les enfants du bourg, mais pour les enfants du bourg
seulement. Roger Thabault remarquait déjà qu'à
Mazières-en-Gâtine, il existait une différence
marquée entre les enfants du bourg plus à l'aise socialement et
ceux des hameaux, souvent fils de cultivateurs qui ne dépassaient
385 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie, 1887.
113
généralement pas le certificat d'études
primaires386 . Pour les communes de montagne, le problème de
l'hiver, que nous connaissons maintenant bien, renforce le
phénomène, enserrant les populations dans les frontières
étroites des hameaux. Les nombreux enfants de plus de 13 ans peuplent
les petites écoles à classe unique pendant l'hiver car ils ne
peuvent se rendre à l'école du bourg. Le père de Jean
Ducroz s'en rend bien compte lorsqu'il écrit à l'inspecteur
primaire qu'il serait « impossible » et même
« imprudent » de sa part « [d'] envoyer
[ses enfants] à l'école d'Argentière quand pour
s'y rendre il leur faut faire chaque jour deux kilomètres et demi
»387. En Valais, ces communes n'ont bien souvent pas du
tout de cours complémentaires, ni professionnels. Josef Guntern note que
ces enseignements se limitent à quelques cours organisés
localement par les communes sans réel contrôle des
autorités centrales388. Le canton en général a
très peu développé l'enseignement post-primaire, ayant
déjà assez de difficultés à organiser les
écoles communales. Le Chanoine de Cocatrix estime que 4 % des jeunes
gens ayant passé les examens de recrues avaient eu accès à
une école supérieure au primaire en 1887, puis seulement 7 % en
1905 - contre une moyenne de 27 % dans toute la Suisse389. Les
chiffres augmentent un peu ensuite : environ 10 % en 1912 mais restent tout de
même très bas390.
Les écoles professionnelles tendent à se
développer en Haute-Savoie, le département compte l'école
d'horlogerie de Cluses - qu'Antoine Prost classe au même niveau que les
écoles professionnelles nationales391 - l'école
nationale d'industrie laitière à La Roche-sur-Foron et quelques
écoles ménagères destinées aux jeunes
filles392. L'offre reste tout de même limitée et toutes
ces écoles sont en plaine, loin des populations de montagne, surtout
avec les difficultés de circulation que connaissent ces territoires.
Pour que les élèves des hameaux y accèdent, il est
nécessaire qu'ils y soient acceptés dans l'établissement,
que leurs parents puissent subvenir au frais d'internat, qu'ils voient assez
d'utilité dans la poursuite d'étude pour accepter de faire le
sacrifice financier et émotionnel de leur enfant : en somme, beaucoup de
choses peu habituelles dans les trajectoires de vie des paysans de montagne. De
tels parcours sont souvent accessibles à une petite classe aisée
d'habitants ruraux, vivant souvent des bourgs, au premier
386 Roger THABAULT, L'ascension d'un peuple...op.cit, p.
171 et p. 207.
387 ADHS, 1 T 418, Lettre de Monsieur Ducroz à
l'inspecteur primaire de Bonneville, 5 Décembre 1886.
388 Josef GUNTERN, L'école valaisanne..., op. cit,
p. 177.
389 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le
chanoine Cocatrix, 1906, p. 16.
390 « L'examen pédagogique des recrues en 1912
», L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1913, p. 2
(frontispice).
391 Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., op.cit,
p. 310.
392 Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie...op.cit,
chapitre 1, p. 130-256.
114
chef les enfants d'instituteurs393. De l'autre
côté des Alpes, les écoles professionnelles sont encore
plus rares, on sait qu'une partie est en général très
liée à l'industrie, comme la politique valaisanne a longtemps
essayé de ralentir le mouvement d'industrialisation pour
privilégier le travail de la terre, le développement de ces
enseignements s'est trouvé freiné.
Toutefois, même si la poursuite d'études est plus
que compromise pour les garçons, elle reste possible. Concernant les
filles, elle est complètement bloquée. La morale
chrétienne qui imprègne le Valais prône sans cesse le
retour à une vie simple, de cultivateurs heureux. Si la ville constitue
le danger ultime pour le noble peuple paysan, les appels
répétés à la méfiance face aux vices urbains
visent principalement les filles. Les articles sont nombreux pour leur
enjoindre de rester à la campagne ou à la montagne. Un article au
titre sans équivoque « Jeunes filles, restez chez vous ! »
publié en 1916 dans L'école primaire en rend
parfaitement compte. L'auteure commence par déplorer « la
dissolution de l'esprit de famille qui a entraîné tant de
déchéances morales » avant d'affirmer que « le
retour pour la femme aux activités domestiques à son rôle
béni au foyer, même modeste, même sans luxe et sans
éclat, voilà ce qu'il faudrait avoir appris
»394. Même lorsque des observateurs réclament
une éducation post-primaire pour les jeunes filles, c'est parce que
« la petite instruction primaire ne leur sera pas utile dans la vie
pratique » car elle tient « la jeunesse
éloignée des tâches ménagères »,
seules conditions pour que les filles « remplissent ce beau
rôle de mère »395. Est-ce que les choses sont
vraiment différentes en Haute-Savoie ? On peut en douter, à part
l'école normale d'institutrice et, ici aussi, les écoles
ménagères, les jeunes filles n'ont pas beaucoup d'autres
perspectives. Marcel Puthod, instituteur du département, reconnaissait
dans sa réponse au questionnaire de Jacques Ozouf que « les
filles de la campagne demeuraient paysannes à quelques exceptions
près »396.
Les populations de montagne ont donc en général
peu de mobilité scolaire après leur passage à
l'école primaire. Les assez larges possibilités d'emplois
qu'offrent - dans certaines communes - la manne touristique, permettent aux
habitants de s'employer sur place, même si beaucoup vivent encore de
l'agriculture ou de l'élevage. On pourrait dire, un peu
schématiquement, que les territoires de montagne connaissent peu de
mobilité vers l'extérieur
393 Pour exemple, les quatre fils de Monsieur Picandet,
instituteur à Chamonix vont faire des études supérieures,
l'un rentrera à l'Ecole Centrale de Paris en 1912. ADHS, 1 T 800,
Dossier individuel de l'instituteur Joseph Picandet, Lettre de l'inspecteur
primaire à l'inspecteur d'académie, 19 Juillet 1912.
394 « Jeunes filles restez chez vous ! »,
L'école primaire, n°4, supplément, 15 Avril 1916,
p. 71-72, p. 71.
395 Lucie DE COURTEN, « L'école
ménagère », L'école primaire, n°8, 15
Novembre 1913, p. 65-66.
396 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n°
9400868 22, Marcel Puthod.
115
mais qu'au contraire, « l'extérieur » vient
à eux. Nous l'avons vu dans le cas du tourisme, il est maintenant temps
de jeter un oeil par-delà les Alpes françaises et suisses. En
effet, un des points aveugle du mémoire est l'absence des Alpes
italiennes, pourtant collées aux deux autres. L'immigration italienne
est très forte dans les territoires haut-savoyards et valaisans, il est
intéressant d'étudier les écoles primaires
françaises et suisses au contact de personnes étrangères.
Cette fois-ci, ce ne sont plus les riches étrangers venant admirer les
paysages alpins pendant la saison estivale, mais des populations souvent
modestes, venues pour trouver du travail et/ou s'installer dans ces lieux -
phénomène souvent vecteur de tensions, parfois d'acceptation.
D] Enfants étrangers, entre rejet et
acceptation
L'école est le lieu d'apprentissage de la nation, de la
citoyenneté, des droits et devoirs civiques. Pour toute ces raisons,
l'arrivée d'un élément étranger qui ne partage pas
la même culture, le même référentiel patriotique,
parfois même pas la même langue peut, aux yeux des acteurs de
l'institution, faire figure d'un grain de sable qui vient se loger dans les
engrenages de la machine scolaire. L'intégration parfois difficile
d'enfants étrangers au sein de l'école républicaine
française se laisse bien voir au travers de l'exemple de Chamonix.
En 1905 débutent les travaux de percement d'un tunnel
devant relier la commune à la ville valaisanne de Martigny. Le lieu du
percement est situé aux Frasserands, assez proche de l'école du
hameau. La question de sa fermeture pendant les travaux est posée par
les entrepreneurs, mais l'inspecteur primaire s'y refuse arguant qu'il
« est probable que les entrepreneurs aimeraient disposer du local
scolaire pour y installer leurs bureaux ». Il poursuit en affirmant
que l'école est éloignée d'environ 120 à 150
mètres du chantier et qu'ainsi « les travaux bruyants ne
s'exécuteront pas dans [son] voisinage immédiat » avant
de conclure : « on ne dispose d'ailleurs d'aucun autre local pour y
transporter l'école, le mieux est encore de la laisser où elle
est »397. L'affaire semble réglée, la
stratégie d'appropriation du local scolaire par les entrepreneurs a
été déjouée, il est de toute manière
impossible de déplacer l'école pendant plusieurs années,
surtout dans des hameaux isolés où les enfants ne peuvent
être rattachés à une autre : l'école restera
ouverte. Une peur persiste tout de même. Pour réaliser l'ouvrage,
il est
397 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie, 3 Juillet 1905.
116
fait appel à environ 120 ouvriers398, pour
la plupart italiens qui viennent avec femmes et enfants s'installer plusieurs
années sur le chantier. L'inspecteur estime que « la
présence de nombreux ouvriers dans le hameau serait jusqu'à un
certain point, dangereux pour l'institutrice » et propose son
remplacement par un instituteur399. C'est finalement Madame qui est
nommée sur le poste après sa dispute avec les parents
d'élèves de Pellerins. L'inspecteur primaire accepte qu'une
institutrice enseigne là-bas car ses parents habitent le même
hameau, sans cette proximité familiale, l'école serait «
assez dangereuse pour une institutrice isolée »400
. La défiance exprimée n'est pas clairement indexée sur la
nationalité des ouvriers mais sur leur statut social, signe de la
défiance quant à leur moralité, surtout vis-à-vis
des femmes. Les problèmes liés à la nationalité des
nouveaux arrivants interviendront plus tard. Le 5 décembre 1905,
François Lioret, habitant du hameau et employé sur le chantier du
tunnel, envoie une lettre à l'inspecteur d'académie en se
plaignant que sa fille de 13 ans est refusée par l'institutrice en
raison de son âge alors qu'ont été acceptés
« dans cette même école, plusieurs enfants du même
âge et dont une même plus âgée, de nationalité
étrangère » ; Il le prie donc « de faire droit
et justice »401.
Pendant un peu plus d'une année, la présence des
enfants italiens ne semble plus faire d'émules - en tout cas jamais
assez graves pour remonter jusqu'à l'inspecteur d'académie -
avant d'atteindre sa tension maximale en Janvier 1907. Après plusieurs
plaintes des parents français et de l'institutrice, disant que les
parents italiens refusaient de payer l'école et ne cherchaient pas
à faire entrer les enfants dans les normes scolaire
républicaines, l'inspecteur d'académie écrit à
l'inspecteur d'académie en lui demandant : « Ne conviendrait-il
pas de recevoir d'abord les enfants français ? On ne prendrait les
italiens que dans la mesure du possible et on inviterait les refusés
à aller soit à Argentières, soit au Tour où il y a
toujours de la place », l'inspecteur d'académie signale son
accord et transmet la lettre au préfet402 . Néanmoins,
les travaux qui s'effectuent toute l'année et surtout l'hiver - en
raison des infiltrations d'eau à la fonte des neiges - font douter des
possibilités pour les enfants italiens de se rendre aux écoles
d'Argentières ou du Cour. Rappelons que l'hiver « toute
communication
398 ADHS, 2 O 2175, Lettre de Monsieur Convert, responsable
des travaux publics au maire de Chamonix, 7 Juillet 1905.
399 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie, 3 Juillet 1905.
400 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina
Balmat, lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur
d'académie, 19 Aott 1905.
401 ADHS, 1 T 418, Lettre de François Lioret à
l'inspecteur d'académie, 5 Décembre 1905.
402 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie, 2 Janvier 1907.
117
avec les hameaux voisins est devenue impossible »
403 . Les pouvoirs scolaires préfèrent contrevenir à
l'obligation scolaire - sans l'exprimer noir sur blanc - pour désamorcer
les tensions, preuve peut-être que l'école de la nation
française a du mal à composer avec l'altérité dans
une telle situation. Signe aussi - autant de la part des parents, des
enseignants et des inspecteurs - que l'intégration du territoire
savoyard à la nation française 45 ans plus tôt a bien
fonctionné, la frontière est nettement marquée et
revendiquée entre hauts-savoyards et leurs anciens compatriotes devenus
italiens404 - l'école n'y est d'ailleurs pas pour rien.
À l'heure où la frontière chamoniarde entre le Valais et
la Haute-Savoie va s'ouvrir405, la frontière culturelle entre
les enfants français et italiens s'entérine.
De l'autre côté des Alpes, les stratégies
scolaires d'accueil des populations étrangères ne sont pas
semblables. Il faut rappeler que le modèle fédéral et
multi-culturaliste de la nation helvétique autorise plus facilement
l'intégration des étrangers. Tout d'abord, la barrière
linguistique ne joue pas le rôle de ciment national, la Suisse
reconnaît trois langues officielles - l'allemand, le français et
l'italien. Ensuite, les conditions d'immigration sont beaucoup plus
aisées, le territoire étant, au moins depuis le début du
XIXe siècle, une terre d'accueil privilégiée.
En 1915, sur les 3 700 000 âmes que comptait le pays, il y avait 552 000
étrangers, dont 220 000 allemands, 64 000 français, 42 000
autrichiens et 203 000 italiens406. Même si le canton du
Valais est légèrement en dessous de la moyenne suisse, la part
d'étrangers y est tout de même de 11 % en 1910 et ne cesse
d'augmenter407. Parmi eux, une forte part d'italiens, pour la
plupart ouvriers, qui débarquent à l'occasion des grands travaux
de percement des tunnels - à l'instar de la France. Certes, ces
populations italiennes ne sont pas toujours convenablement reçues, les
conditions de travail sont dures et le pouvoir conservateur s'inquiète
parfois de l'effet de leur présence sur la moralité des
valaisans408 . Toutefois, en matière de politique scolaire,
les autorités valaisannes semblent plus conciliantes que leurs voisins
français. Dans le rapport de
403 ADHS, 1 T 169, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie, 26 Septembre 1881.
404 La plupart des ouvriers italiens viennent des proches
territoires anciennement unis dans le Royaume de Sardaigne.
405 En réalité pour des motivations
économiques liées au tourisme beaucoup plus qu'au circulations
des populations locales. Voir Pierre-Louis ROY, LE Mont-Blanc Express,
l'invention du tourisme alpin, Glénat, 2008.
406 « Statistique suisse », L'école
primaire, n°1, supplément, 15 Janvier 1915, p. 24.
407 Gérald et Silvia ARLETTAZ, « Les
étrangers et la nationalisation du Valais, 1845-1945 », dans
Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia
TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers...op.cit, p. 68.
408 Ibidem, p. 81 et p. 87.
118
l'instruction publique valaisanne de l'année 1898, on
peut par exemple lire ceci : « On comprendra sans peine que,
dès le premier jour, le Conseil d'État se soit
préoccupé de l'avenir intellectuel et moral des nombreux enfants
qu'amenaient à Brigues et à Naters l'entreprise du percement du
Simplon. L'ouverture d'une école italienne s'imposait et grâce au
concours des autorités de Naters, nous avons réussi à la
créer. Notre prochain rapport de gestion contiendra certainement
d'intéressants détails sur la marche de ces nouvelles
écoles qui portent à trois le nombre de langues enseignées
dans les classes primaires du canton »409. Le ton est
évidemment grandiloquent, le canton se flatte de sa grandeur d'âme
envers les populations italiennes, laissant de côté les conditions
de vie difficiles et les morts qui ponctuent régulièrement
l'avancée des chantiers. Toutefois, cela montre que l'école
valaisanne - et plus largement suisse - ne se considère pas
menacée par le multiculturalisme de son enseignement. Les
réponses scolaires à l'immigration sont plus souples qu'en France
et la création d'une école de langue italienne publique,
subventionnée par le canton et les communes ne pose, pour ainsi dire,
aucun problème.
Au travers de ces deux cas de figure, on peut aisément
généraliser l'analyse et réfléchir aux logiques
d'intégrations scolaires qui prennent place en France et en Suisse. En
élargissant la focale, ces exemples donnent des indices sur la
manière de concevoir la nation et l'identité nationale dans les
deux pays. On observe une distinction nette entre l'école
française, privilégiant une identité plus stricte,
fondée sur un fort référentiel culturel commun et
l'école suisse, qui accepte la pluralité des cultures en son sein
sans que cela bouleverse l'ordre social410. Ici, le centralisme de
la IIIe République et la fédéralisation de la
Confédération orientent des choix différents dans les
pratiques scolaires. Enfin, ces deux exemples réifient l'importance de
la frontière étatique entre la Haute-Savoie et le Valais ; les
écoles alpines, éloignées de quelques kilomètres
seulement, ne fonctionnent pas de la même manière, ne
véhiculent pas les mêmes représentations et ne donnent pas
lieu aux mêmes pratiques.
409 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction
publique, 1898, p. 29.
410 Sur ce point voir : Didier FROIDEVAUX « Construction de
la nation et pluralisme suisses : idéologie et pratiques »,
Swiss Political Science Review, 1997, n°3/4, p. 1-58.
119
TROISIÈME PARTIE. Les Alpes protègent-
elles de la guerre ?
En adoptant une perspective micro-historique, il apparait que
l'école de montagne n'est pas tout à fait la même
qu'ailleurs : elle est pourtant différente d'un côté et
l'autre des crêtes alpines. En privilégiant cette échelle,
il est possible d'observer des contournements des normes scolaires nationales
et les justifications qui les motivent. L'intérêt est double,
d'une part : cela permet d'aller à rebours d'une historiographie qui
considère bien souvent l'uniformité des systèmes scolaires
nationaux de fait, sans réfléchir aux implications
épistémologiques qu'un tel postulat suppose - nous avons pu comme
cela opérer un jeu de frontières intraétatique. D'autre
part, cela autorise, en prenant les Alpes comme cadre d'analyse, à
repérer les aspects communs et différenciés de deux
systèmes scolaires dans un même espace géographique qui,
cette fois-ci, permet de jouer sur les frontières interétatiques.
La situation des écoles de montagne a pu paraître parfois
isolée et parfois intégrée à des espaces plus
larges, principalement ceux des nations françaises et suisses. En
réalité, les deux dimensions coexistent : elles touchent des
aspects du réel, car les espaces se superposent sans s'annuler : on peut
revendiquer sa territorialité alpine tout en se sentant français
ou suisse, on peut être valaisan tout en se sentant appartenir à
la patrie helvétique. Justement, avec la guerre, un cadre spatial de
référence prend le pas sur les autres, il s'agit
évidemment du cadre national. Dans les écoles, les
références au milieu local sont évincées au profit
de la nation. Les spécificités dû au milieu
géographique - et politique - alpin existent certes toujours, mais elles
ne rentrent plus dans les formes de justifications des acteurs. Les
particularités s'effacent - ou du moins sont reléguées
temporairement.
Quand l'appel sous les drapeaux se fait entendre : il faut
participer à l'effort national. Cette description fonctionne
évidemment pour la France, patrie belligérante, mais -et ce fut
une surprise dans le cadre de cette étude- elle fonctionne aussi pour ce
pays neutre qu'est la Suisse. Certes, les expériences de guerre sont
sans commune mesure, un pays est en guerre, l'autre non, mais l'appareil
étatique helvétique se met en branle et promeut, comme de l'autre
côté des Alpes, l'unité de la nation, la beauté du
sacrifice, la défense de la patrie. Vocabulaire surprenant, nous en
convenons, il faut pourtant se prévenir de toute reconstruction
mythifiée du passé : l'image de la Suisse patrie de la paix,
éternellement neutre, n'est pas tout à fait juste. L'enga-
120
gement de l'armée suisse dans les combats n'est pas
advenu. Pour autant, la sécurité des frontières
n'était pas garantie au déclenchement du conflit : personne ne
pouvait savoir avec certitude si la nation allait combattre, surtout dans
l'émulsion et l'angoisse qui accompagnent le début de la guerre.
Une certaine culture de guerre traverse la forteresse alpine, d'ailleurs, la
mobilisation générale est déclarée et, tout au long
du conflit, des soldats suisses garderont - avec plus ou moins
d'intensité - les frontières montagneuses des crêtes
alpines. Le pays n'est pas non plus étanche aux conséquences
économiques désastreuses qu'entraînent les combats
acharnés déchirants l'Europe. Le système scolaire
valaisan, comme son voisin français, est largement percuté par
l'événement guerrier. Les deux écoles sont très
liées avec les institutions militaires de leur pays respectif, les
mobilisations touchent le personnel enseignant, désorganisant
complètement les ministères de l'Instruction publique.
L'école n'est pas non plus étanche à la crise
économique dans son fonctionnement quotidien : papier, carton, bois de
chauffage, viennent à manquer, travaux, réparations, chantiers,
sont remis à plus tard. Une caractéristique commune aux deux
territoires est leur éloignement des combats : les imbroglios
administratifs liés au traité de Vienne de 1815 et, dans une
certaine mesure, la position d'isolement des communes de montagne,
protègent les populations haut-savoyardes - et par là
l'école - d'une confrontation trop directe avec l'appareil guerrier.
Ici, les expériences scolaires peuvent parfois présenter des
éléments de similitudes entre les enfants valaisans et
hauts-savoyards, à condition toutefois de ne pas oublier les divergences
majeures, dont la principale sans doute : l'expérience du deuil. Enfin
les frontières sont largement impactées par le conflit. Celles
entre États se durcissent, renforçant ainsi l'hermétisme
entre deux nations. Elles se ferment également au tourisme et
reconfigurent les manières de vivre des habitants des montagnes.
Toutefois, d'autres frontières, moins perceptibles parce que plus
symboliques que physiques s'ouvrent. Les importantes tensions politiques qui
traversent la Suisse créent de nouvelles lignes de rivalités
à l'in-térieur même du pays. A l'inverse, le soutien plus
ou moins affiché à l'un ou l'autre des belligérants,
l'entrée dans le conflit en cours de guerre de certaines nations et
l'espoir de paix chrétienne ouvrent des frontières de
solidarité qui transgressent le cadre national tout en traversant
l'école.
121
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